En 1985, vous considériez " la marginalisation de tous les partis
politiques " comme un processus qui allait accompagner et permettre la
renaissance d'une authentique passion politique de chacun pour la vie démocratique.
Une telle marginalisation semble aujourd'hui en cours. Mais l'apathie domine
plutôt que le réveil. Comment l'expliquez-vous ? _ Pour éviter
les malentendus, j'aimerais restituer le contexte de la phrase que vous citez
: " Une véritable libération des énergies... passe
par la marginalisation de tous les partis politiques existants, la création
par le peuple de nouvelles formes d'organisation politique fondées sur
la démocratie, la participation de tous, la responsabilité de
chacun à l'égard des affaires communes _ bref, par la renaissance
d'une véritable pensée et passion politiques, qui serait en même
temps lucide sur les résultats de l'histoire des deux derniers siècles
(1) ". " Le rôle et le pouvoir des partis sont parmi les facteurs
qui creusent l'énorme écart entre les prétentions " démocratiques " de
nos régimes et leur réalité. Ce rôle, connu et analysé depuis
un siècle, reste superbement ignoré par la " philosophie
politique " contemporaine, comme par les Constitutions (sauf une mention
verbale dans la Constitution française). Le pouvoir politique effectif
est détenu par les partis, organismes bureaucratiques dominés
par des appareils autocooptés. Les " représentants du peuple " sont
des représentants des partis, désignés par ceux-ci, imposés
aux électeurs. D'où la plaisanterie de la prétendue séparation
des pouvoirs : le parti majoritaire gouverne, exécute et légifère,
il intervient aussi dans le judiciaire pour les affaires qui lui importent. " Ce
ne sont pas là des vices français, il en est de même partout
(la relative exception des Etats-Unis est due à ce que majorité présidentielle
et majorité au Congrès ne coïncident pas toujours). Cette
structure bureaucratique des partis renvoie au processus général
de bureaucratisation de la société capitaliste contemporaine.
Et toute organisation est obligée par les dispositions du système
de s'y conformer si elle veut exister dans celui-ci (cas des écologistes).
La renaissance d'un mouvement démocratique devra passer par la création
de nouvelles formes d'organisation politique. _ Mais on ne discerne guère
les signes de l'apparition d'un tel mouvement. _ Non. Ce qui domine est l'apathie
_ ce que j'ai appelé depuis trente ans la privatisation. Les partis
y jouent aussi leur rôle : ils renforcent l'apathie, laquelle renforce
les partis. Chacun se replie sur sa sphère privée, laissant ainsi
le champ encore plus libre aux appareils des partis. Le risque est que le découragement
et le dégoût, de plus en plus manifestes, à l'égard
du personnel politicien suscitent un engouement pour un sauveur. Risque réel,
car la société se perçoit comme en crise. " Le sentiment
d'être en crise constitue la crise elle-même " _ Voulez-vous
dire qu'elle se croit en crise alors qu'elle ne l'est pas ? _ Non, elle l'est.
Seulement, il ne faut pas chercher la crise à la manière traditionnelle,
dans des " faits objectifs ". Certes, la situation de nombreux secteurs
est intolérable, mais la situation " objective " de la France,
comme des autres pays riches, n'est pas catastrophique. Mais les gens ont le
sentiment que tout est bloqué et, plus profondément, que tout
est vain. C'est cela qui compte. Le sentiment d'être en crise constitue
la crise elle-même. _ A quoi tient ce sentiment ? _ A une foule de facteurs,
situés à des profondeurs différentes. En France, il y
a l'énorme désillusion devant la politique socialiste, dont on
découvre qu'elle est une gestion orthodoxe du capitalisme libéral.
On a voté pour les socialistes en 1981, puis en 1988, afin que quelques
chose change dans la société. Qu'a-t-on changé ? Rien.
Cela est officiellement reconnu. Les dirigeants socialistes se frappent la
poitrine (voir les livres de MM. Fabius, Jospin, etc.) en criant : si on ne
nous aime plus, c'est notre faute. Nous devons inventer autre chose. Et, comme
dans les opéras italiens, on chante interminablement : partons, partons,
en restant sur scène. " Il s'agit de mettre en cause tout un mode
de vie, et d'en concevoir un autre " " Les socialistes répètent
en choeur : inventons, inventons _ et n'inventent rien. En Angleterre et aux
Etats-Unis, reaganisme et thatchérisme ont enrichi les riches, maintenu
les pauvres dans la pauvreté, accéléré le délitage
de la société. Le capitalisme d'après-guerre avait tant
bien que mal fonctionné comme capitalisme interventionniste (" keynésien ").
Avec son tournant libéral, il s'est replongé dans des déséquilibres
qui rendent derechef une grande dépression possible. " Mais, à un
niveau plus profond, d'autres facteurs beaucoup plus lourds sont à l'oeuvre.
D'après son idéologie explicite, cette société n'a
aucun projet collectif, et elle ne doit pas en avoir. Les individus sont censés
forger un sens à leur vie indépendamment de tout cadre et de
tout projet collectif _ ce qui est une absurdité totale. Chaque nouveau-né devra-t-il
inventer sa langue ? Et la langue est-elle simple " moyen de communication ",
code informatique ou bien porte-t-elle toutes les significations moyennant
lesquelles un monde existe pour la société et la société existe
pour elle-même ? " En fait, évidemment, dans la société contemporaine
les individus ne forgent rien du tout, ils sont complètement imbibés
par les significations imaginaires qui les socialisent. S'adonner aux joies
du " narcissisme individualiste ", c'est simplement singer ce que
cinquante ou cinq cents millions d'autres font au même moment. Le contenu
concret de l' " individualisme " contemporain est strictement social.
Il est la face individuelle du projet capitaliste : augmenter sans limites
la production et la consommation. Il y a donc bel et bien, malgré les
racontars du discours ambiant, un projet social, qui n'est ni simple résultante
des projets individuels ni délibérément choisi par les
individus, mais qui prédétermine les choix et les projets individuels
aussi fortement, quoique d'une autre manière, que dans n'importe quelle
société hétéronome. " Or ce projet est à la
fois absurde et indigne, et je crois que son emprise commence à s'user.
Les gens s'aperçoivent que l'objectif central de la vie humaine ne peut
pas être de changer de voiture tous les trois ans plutôt que tous
les six. Mais ils ne peuvent pas, jusqu'ici, trouver en eux-mêmes la
ressource pour aller au-delà. Les significations imaginaires du capitalisme
s'érodent, sans que la société puisse en faire émerger
d'autres. En un sens il n'y a pas là de quoi s'étonner outre
mesure. Car il ne s'agit pas seulement de créer une nouvelleconception
politique, il s'agit de mettre en cause tout un mode de vie et d'en concevoir
un autre, puisque dans la société de consommation, règne
des partis bureaucratiques, pouvoir de l'argent et des médias, superficialisation
de la culture sont intimement liés et solidaires. _ La politique des
socialistes français n'est sans doute pas seule en cause. Ne pensez-vous
pas que l'effondrement du communisme contribue aussi de façon importante à créer
ce sentiment d'absence de projet ? _ Nous vivons une époque qui subit
de façon cumulée et condensée les résultats de
l'effondrement, rampant ou éclatant, des deux formes qu'a revêtues
dans les temps modernes le projet d'émancipation, le projet d'autonomie
sociale et individuelle : le grand libéralisme, qui se trouve finalement
incarné dans la République capitaliste, et le socialisme, monstrueusement
défiguré par le totalitarisme communiste ou affadi et vidé de
sa substance dans la social-démocratie. " Les " créateurs " sont
devenus des rouages de cet énorme mécanisme où les oeuvres
sont diffusées sans critique, vendues à un public de plus en
plus incapable de discernement " " Le premier " désenchantement
du monde ", résultant du retrait de la religion, avait été conditionné,
mais aussi compensé par ces projets, lesquels gardaient un côté " religieux " puisqu'ils
invoquaient explicitement un sens global, immanent à l'histoire humaine
et indépendant de l'action des hommes (ou résultat automatique
de celle-ci) : le progrès. La société traverse à présent
un deuxième désenchantement, constatant que le " progrès " libéral
(capitaliste) est vide de sens et que le " progrès " communiste
représentait une chute aux enfers. " La longue série des
chocs _ procès de Moscou, pacte germano-soviétique, asservissement
de l'Europe de l'Est, nouveaux procès, répression des révoltes
en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, etc. _ sourdement perçus
même par les militants communistes (individus depuis longtemps psychiquement
clivés et ventriloques) culmine maintenant avec la pulvérisation
des régimes communistes et les révélations irréfutables
de leur monstruosité. Et cela est, naturellement, exploité par
les porte-parole de la société établie. On serine aux
gens, à longueur de journée, que la preuve de l'excellence du
capitalisme est faite, qu'ils ne doivent pas imaginer autre chose que ce qui
existe : capitalisme et consommation, l'humanité a atteint sa destination
finale. Si vous proposez autre chose, vous êtes au mieux un doux utopiste
inoffensif, au pis un Pot-Pol en herbe. Pas d'avenir véritable, huis
clos historique. Contrainte qui paralyse l'imagination et l'activité politiques
; renforcement de l'apathie et du repli sur la sphère privée,
qui consolident à leur tour le blocage. Conditions qui rendent à nouveau
possibles des issues régressives _ comme le repli sur le nationalisme.
_ L'écologie ne pourrait-elle permettre de retrouver un projet ? _ A
condition que le mouvement écologique se défasse de sa cécité politique. " Un
changement d'attitude envers la nature est indispensable. Nous devons nous
défaire des fantasmes de la maîtrise et de l'expansion illimitées,
arrêter l'exploitation sans bornes de notre planète, cohabiter
avec elle amoureusement, comme un jardinier avec un jardin anglais. Mais cela
exige et implique aussi une autre attitude quant à l'orientation globale
de la vie sociale, quant aux êtres humains dans la société ;
la responsabilité de tous à l'égard de l'environnement
est inséparable de la responsabilité de tous face aux affaires
publiques. Ecologie et radicalisation de la démocratie sont, dans les
conditions contemporaines, indissociables. Cela, les écologistes ne
le voient pas, parce qu'ils ne veulent pas " faire de la politique " _
ce qui ne les empêche pas de faire de la micropolitique politicienne
de l'espèce la plus traditionnelle. _ Comment cette perte d'horizon
de la société contemporaine se manifeste-t-elle dans la culture
? _ Elle y trouve sa traduction exacte dans une foule de phénomènes.
Public qui, de plus en plus, ne s'intéresse qu'à la consommation
instantanée des " produits culturels " : l'émission
du soir est oubliée le lendemain, expulsée par la suivante. Rien
ne se trace, ne se creuse, ne se construit. Mémoire éminemment
friable, et régression idéologique sans précédent
: les économistes contemporains ont " oublié " à la
fois les classiques et les grands économistes des années 30,
comme les penseurs de la démocratie ont " oublié " les
critiques de la représentation ou la dimension socio-économique
et anthropologique de tout régime politique. Les " créateurs " sont
devenus des rouages de cet énorme mécanisme où les oeuvres
sont diffusées sans critique, vendues à un public de plus en
plus incapable de tri et de discernement. Compétition souvent malhonnête
entre scientifiques (" affaire Gallo "). Avachissement général
des critères. _ Quelle devrait être aujourd'hui la tâche
de la philosophie ? _ Autre symptôme de la décomposition contemporaine
: on proclame la fin de la philosophie, la clôture de la métaphysique,
les vertus d'une " pensée faible " _ alors que les tâches
de la philosophie sont plus importantes et plus difficiles que jamais pour
cette raison simple : le " matériel ", ce qui est à penser,
se multiplie et se complexifie constamment, en même temps que les structures
héritées de la pensée sont par terre. " La psychanalyse
vise à aider le sujet à parvenir à son autonomie " " La
philosophie doit penser tout le pensable _ autrement dit, tout ce qui se donne
dans notre expérience ; non seulement le fait qu'il se donne, mais le
comment il se donne. Quatre domaines de cette expérience : l'univers
logico-mathématique, le monde physique, la vie et le domaine humain,
psychique et social-historique, constitué par l'émergence de
l'imaginaire social et de l'imagination psychique. Il y a multiplicité des
niveaux d'être et multiplicité de sens du terme être : un
espace hilbertien, une particule quantique, un système immunitaire,
une structure névrotique et une religion ne sont pas de la même
façon et ne peuvent être pensés selon les mêmes catégories.
Cela déjà montre dans l'être une puissance de formation
de niveaux autres, autodéploiement qui s'opère comme déhiscence,
séparation, morcellement, à travers quoi subsiste quand même
une énigmatique unité. Dans chacun de ces domaines, nous voyons
l'être comme chaos, abîme sans fond _ création interminable,
inexhaustible, insondable ; et en même temps comme cosmos, ordre relatif
et multiplicité tant bien que mal organisée, sans quoi nous ne
pourrions ni parler ni exister. " Et la relation entre le chaos et le
cosmos physique n'est visiblement pas la même que celle entre le chaos
et le cosmos social-historique. Elucider tout cela exige la création
de nouvelles significations (non pas " concepts ") philosophiques
_ évidemment impossible si l'on cantonne la philosophie à une
herméneutique ou " déconstruction " des philosophes
du passé, accompagnée d'une ignorance crasse de l'état
de l'expérience et du savoir contemporains. _ Vous pratiquez la psychanalyse.
Comment la situez-vous par rapport aux sciences ? _ La psychanalyse n'est pas " science
positive ", puisque quantification, expérimentation, observation
reproductible à volonté n'y ont pas de sens. Cela n'ôte
rien à son importance majeure. Nous sommes des êtres psychiques,
notre socialisation implique refoulement, notre psychisme est donc, pour l'essentiel,
inconscient. Le sens (et le a-sens) inconscient conditionne lourdement nos
actes et nos pensées. Par son élucidation, la psychanalyse vise à aider
le sujet à parvenir à son autonomie, à devenir une subjectivité à la
fois ouverte à son inconscient et capable de réflexion et de
délibération. _ Quel est pour vous le lien entre cette autonomie
individuelle et l'autonomie sociale, ou, plus exactement, entre psychanalyse
et démocratie ? _ Il n'y a pas de lien direct, encore moins opérationnel,
mais il existe une relation étroite dans l'esprit et les objectifs.
Les deux visent la libération de l'imaginaire créateur de l'être
humain, imaginaire social ou imagination de l'être singulier. L'imaginaire
est la source de la création humaine _ mais ses oeuvres n'ont pas nécessairement
par elles-mêmes valeur positive : poèmes et délires, cathédrales
et camps de concentration en procèdent également. L'autonomie
_ la liberté _ n'est pas seulement l'abolition des contraintes externes
ou des compulsions psychiques ; elle est aussi l'établissement d'un
autre type de rapport entre nos poussées profondes, individuelles ou
collectives, et des instances capables d'en faire le tri, de leur donner forme
ou de les empêcher de se manifester dans la réalité. C'est
le rôle de la subjectivité réfléchissante et délibérante
au plan individuel, des institutions démocratiques au plan collectif.
Car la démocratie est le régime de la réflexivité collective
et de la liberté autolimitée. Sur ce plan, projet psychanalytique
et projet politique démocratique se rejoignent. "
Roger Pol Droit
Liens
brisés
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