IL
existe deux expressions psychiques de la haine : la haine de
l'autre et la haine de soi,
celle-ci n'apparaissant pas en général
comme telle. Mais il faut comprendre que les deux ont une racine
commune, le refus de la monade psychique d'accepter ce qui, pour
elle, est, au même titre, étranger : l'individu socialisé dont
elle a été forcée de revêtir la forme,
les individus sociaux dont elle est obligée d'accepter la
coexistence (toujours, profondément, moins réelle
que son existence propre pour elle- même - donc aussi, beaucoup
plus facilement sacrifiable). Cette structure ontologique de l'être
humain impose des contraintes indépassables à toute
organisation sociale et à tout projet politique. Elle condamne
irrévocablement toute idée d'une société " transparente ",
tout projet politique qui viserait la réconciliation universelle
immédiate en prétendant court-circuiter l'institution.
Pendant
le processus de socialisation, les deux dimensions de la haine
sont domptées à un degré important
; du moins, le sont leurs manifestations les plus dramatiques.
Pour une partie, cela est fait par le moyen d'une diversion permanente
de la tendance destructive vers des fins sociales plus ou moins " constructives " ;
l'exploitation de la nature, la compétition interindividuelle
de différentes formes (potlatch, activités agonistiques " pacifiques " telles
que jeux athlétiques ou autres, compétition économique,
politique, de prestige, luttes intra-bureaucratiques, etc.), ou
bien simplement vers la malveillance intersubjective banale.
Tous
ces débouchés canalisent, dans toutes les sociétés
connues, une part de la haine et de l'énergie destructive " disponible ",
mais jamais sa totalité.
Mais,
jusqu'à maintenant, tout se passe comme si cette
canalisation n'était possible qu'à condition de garder,
pour ainsi dire, la partie restante de la haine et de la destructivité dans
un réservoir, prête à être transformée, à des
intervalles réguliers ou irréguliers, en des activités
destructives formalisées et institutionnalisées contre
d'autres collectivités - c'est-à-dire en guerre.
Cela ne veut pas dire que la haine psychique est la " cause " des
guerres ; ce n'est pas là une question à discuter
ici. Il est clair que l'on trouvera dans l'histoire de nombreuses
guerres - depuis les invasions germaniques ou mongoles jusqu'aux " guerres
en dentelles " du XIIIe siècle, sans parler des guerres
civiles - qui ne trouvent pas leur source première dans
la haine. Mais la haine est sans doute une condition non seulement
nécessaire mais essentielle des guerres. J'appelle condition
essentielle une condition qui entretient un rapport intrinsèque
avec ce qu'elle conditionne.
La
haine conditionne la guerre et s'exprime dans la guerre. La phrase
d'André Malraux, dans Les Noyers d'AItenburg : " Que
la victoire dans cette guerre reste à ceux qui l'auront
faite sans l'aimer ", exprime un souhait contredit par la
réalité de presque toutes les guerres. Autrement,
on ne comprendrait pas comment il aurait été possible
pour des millions et des millions de gens à travers toute
l'histoire connue de l'espèce humaine d'être prêts,
d'une seconde à l'autre, à tuer des personnes inconnues
et à être tuées par elles. Et, lorsque les
ressources de ce réservoir de haine ne sont pas activement
mobilisées, elles se manifestent sourdement sous les formes
du mépris, de la xénophobie et du racisme.
Les
psychanalystes parlent souvent du tabou du meurtre d'une façon
superficielle. En vérité, seul le meurtre intraclanique
est en cause dans le mythe freudien de Totem et tabou, et lui seul
est sanctionné socialement, alors que le meurtre pendant
une guerre ou lors d'une vendetta est titre de gloire.
Il
y a ici une conjonction fatale. Les tendances destructives des
individus s'accordent admirablement à la quasi-nécessité pour
l'institution de la société de se clore, de renforcer
la position de ses propres lois, valeurs, règles, significations
comme uniques dans leur excellence et les seules vraies, par l'affirmation
que les lois, les croyances, les dieux, les normes, les coutumes
des autres sont inférieurs, faux, mauvais, dégoûtants,
abominables, diaboliques.
Et
cela à son tour est en harmonie complète avec
les besoins de l'organisation identificatoire de la psyché de
l'individu. Car, pour celle-ci, tout ce qui se trouve au-delà du
cercle de significations qu'elle a si péniblement investies
le long de son chemin vers la socialisation est faux, mauvais,
a-sensé. Et ces significations sont, pour elle, coextensives à la
collectivité et au réseau de collectivités
auxquelles elle appartient : le clan, la tribu, le village, la
nation, la religion. Des conflits entre ces divers pôles
de référence sont certes possibles ; on sait aussi
qu'ils surgissent beaucoup moins dans des environnements archaïques
que dans des environnements modernes. En tout cas, ce qui doit être
clairement compris, comme base de tout le reste, est que, en première
approximation et en principe, toute menace aux principales collectivités
instituées auxquelles les individus appartiennent est vécue
par eux comme plus sérieuse qu'une menace contre leur propre
vie.
Ces
traits peuvent être observés avec la plus grande
intensité et la plus grande pureté dans les sociétés
pleinement closes : les sociétés archaïques
et traditionnelles, mais aussi, encore plus, les sociétés
totalitaires modernes. La fallace capitale est toujours : nos normes
sont le bien ; le bien, c'est nos normes ; leurs normes ne sont
pas les nôtres ; donc leurs normes ne sont pas le bien. De
même : notre Dieu est vrai ; la vérité est
notre Dieu ; leur Dieu n'est pas notre Dieu ; donc leur Dieu n'est
pas un vrai Dieu.
Il
a toujours semblé presque impossible pour les collectivités
humaines de considérer l'altérité comme précisément
cela : de l'altérité, simplement. De même,
il leur a été presque impossible de considérer
les institutions des autres comme ni inférieures ni supérieures,
mais simplement des institutions autres et en vérité,
pour la plupart, incomparables avec les leurs propres. La rencontre
d'une société avec les autres en général
ouvre trois possibilités d'évaluation : ces autres
sont nos supérieurs, nos égaux, nos inférieurs.
Si nous acceptions qu'ils nous soient supérieurs, nous devrions
renoncer à nos propres institutions et adopter les leurs.
S'ils étaient égaux, il serait tout simplement indifférent
d'être un Yankee plutôt qu'un Indien Crow, un chrétien
plutôt qu'un païen. Les deux possibilités sont
intolérables. Car les deux impliquent, ou paraissent impliquer,
que l'individu devrait abandonner ses propres repères identificatoires
- qu'il devrait abandonner, ou du moins mettre en question, sa
propre identité si chèrement acquise le long du processus
de socialisation.
Ne
reste donc que la troisième possibilité : les
autres sont inférieurs. Certes, cela écarte l'éventualité que
les autres puissent être nos égaux au sens que leurs
institutions et les nôtres seraient, à première
vue et globalement, incomparables. Il n'est pas difficile de voir
pourquoi l'émergence d'une telle vue est historiquement
improbable. Elle conduirait à accepter chez les autres ce
qui est pour nous abominable, ce qui est en principe impossible
pour toute culture religieuse.
Même dans le cas des cultures " non religieuses ",
cela soulèverait parfois des questions insolubles au niveau
purement théorique : que faites-vous face à des sociétés
qui ne reconnaissent pas les droits humains, infligent à leurs
sujets des peines cruelles ou pratiquent des coutumes horrifiantes
(l'excision et l'infibulation des femmes, par exemple) ? Accéder à l'idée
d'une possible incomparabilité des cultures n'est possible
que dans une société pour laquelle, quelle que soit
l'intensité de son adhésion à ses institutions,
une première déhiscence interne s'est déjà produite,
rendant possible une prise de distance à l'égard
de l'institué.
C'est
pourquoi le mouvement vers la reconnaissance de cette altérité essentielle
commence en même temps et avec les mêmes motivations
profondes que le mouvement vers la rupture de la clôture
de la signification, c'est-à-dire vers la mise en question
de l'institution donnée de la société, la
fin de l'hétéronomie pleine, la libération
des pensées et des actes, en somme la naissance de la démocratie
et de la philosophie.
Dès lors, l'idée que les autres ne sont ni pervers
ni inférieurs commence à se frayer sa voie : Homère,
Hérodote, Montaigne, Swift, Montesquieu... Il serait tentant,
et encourageant, de pouvoir dire que l'ouverture de la pensée
et la démocratisation partielle et relative des régimes
politiques en Occident ont marché au même rythme que
le déclin du chauvinisme, de la xénophobie et du
racisme. Mais, même en laissant de côté les
explosions terrifiantes de la barbarie xénophobe et raciste
pendant le XXe siècle, on ne pourrait accepter cette idée
qu'au prix de plusieurs restrictions très fortes. Il y a
lieu, en particulier, de réfléchir sur l'extrême
virulence de la résurgence du nationalisme, de la xénophobie
et du racisme pendant le XXe siècle, dans des pays " civilisés " et " démocratiques ".
Quant au monde non occidental, l'effrayante situation actuelle
se passe de commentaires.
Il
faut ajouter qu'ici encore l'insondable multiplicité et
hétérogénéité des formes historiques
d'institutions défie tout schéma simple de compréhension.
L'hostilité à l'égard des étrangers
parcourt pratiquement tout le spectre des possibles, depuis le
meurtre immédiat jusqu'à l'hospitalité la
plus généreuse. La xenia [NDLR : qualité d'étranger était
commune à tous les Grecs, cependant que les Lacédémoniens
avaient institué la xenèlasia [NDLR : bannissement
des étrangers , expulsant après un séjour
minimal. Mais il faut noter que cette variété instituée
et la bienveillance qu'elle peut parfois comporter concernent exclusivement
les individus étrangers, jamais les institutions comme telles,
et les étrangers " de passage ", presque jamais
leur installation. (Les empires multi- ethniques forment une classe à part,
pour des raisons évidentes : ici, l'autorité centrale
impose la tolérance des allogènes, ce qui, comme
on sait, n'a pas empêché les pogroms des juifs et
les massacres des Arméniens.)
Tout
ce qui a été dit jusqu'ici rend compte de l'exclusion
de l'extérieur. Il ne suffit pas à " expliquer " pourquoi
cette exclusion devient discrimination, mépris, confinement
et finalement haine, rage et folie meurtrière. Considérant
les formes très variées, mais aussi extrêmes,
que ces comportements peuvent revêtir, et leurs explosions
aiguës à des moments spécifiques dans l'histoire,
je ne crois pas qu'il puisse y en avoir une " explication " générale
; seules les enquêtes historiques peuvent rendre en partie
compréhensibles les faits correspondants dans leur diversité extraordinaire.
Mais cette compréhension requiert en premier lieu que nous
soyons capables de reconnaître et d'estimer correctement
l'extraordinaire quantité de haine contenue dans le réservoir
psychique, que l'institution sociale n'a pas pu, ou n'a pas voulu,
canaliser vers d'autres objets.
Un
facteur peut cependant être mentionné concernant
les explosions massives de haine nationale et raciale dans l'époque
moderne. La dissolution, dans les sociétés capitalistes,
de presque toutes les instances de collectivités intermédiaires
signifiantes, et, par là, des possibilités d'identification
alternative pour les individus, a certainement eu pour effet une
crispation identificatoire sur les entités " religion ", " nation " ou " race " et
exacerbé immensément la misoxénie au sens
le plus vaste du terme. La situation n'est pas essentiellement
différente dans les sociétés non européennes
qui subissent de plein fouet le choc de l'invasion de la modernité et
donc de la pulvérisation de leurs repères identificatoires
traditionnels, et réagissent par un surcroît de fanatisme
religieux et/ou national.
Une
remarque finale concernant le racisme. Je trouve étonnant
que, pour autant que je sache, la caractéristique principale
et déterminante du racisme, visible immédiatement à l'oeil
nu, n'ait pas été remarquée par les écrivains
qui s'en sont occupés. Cette caractéristique est
l' inconvertibilité essentielle de l'autre. Tout fanatique
religieux accepterait avec joie la conversion des infidèles
; tout nationaliste " rationnel " devrait se réjouir
lorsque des territoires étrangers sont annexés et
leurs habitants " assimilés ". Mais tel n'est
pas le cas du raciste. Les juifs allemands auraient été contents
de rester des citoyens du Troisième Reich ; la plupart d'entre
eux l'auraient demandé et accepté. Mais les nazis
n'en voulaient rien savoir.
C'est
précisément parce que, dans le cas du racisme,
l'objet de la haine doit demeurer inconvertible que l'imaginaire
raciste doit invoquer ou inventer des caractéristiques prétendument
physiques (biologiques), donc irréversibles, chez les objets
de sa haine ; la couleur de la peau, les traits du visage, sont
l'étayage le plus approprié de cette haine à la
fois parce qu'ils signeraient l'étrangeté irréductible
de l'objet et élimineraient tout risque de confusion entre
lui et le sujet. D'où, aussi, la répulsion particulièrement
forte à l'égard du métissage, qui brouille
les frontières entre les purs et les impurs et montre au
raciste qu'il s'en faudrait de peu pour qu'il se trouve lui-même
de l'autre côté de la barrière de la haine.
Enfin, il serait certainement justifié de lier cette forme
extrême de la haine de l'autre à la forme la plus
obscure, la plus sombre et la plus refoulée de la haine
: la haine de soi.
L'hétéronomie et la haine de l'autre ont une racine
commune : le quasi-" besoin ", la quasi-" nécessité " de
la clôture du sens, qui dérivent des tendances intrinsèques à l'institution
et de la quête de certitudes ultimes de la part de la psyché singulière
qui conduit à des identifications extrêmement fortes à des
corps de croyances étanches partagées et soutenues
par des collectivités réelles.
L'autonomie,
c'est-à-dire la pleine démocratie,
et l'acceptation de l'autre ne forment pas la pente naturelle de
l'humanité. Elles rencontrent toutes les deux des obstacles énormes.
Nous savons par l'histoire que la lutte pour la démocratie
a rencontré jusqu'ici, marginalement, plus de succès
que la lutte contre le chauvinisme, la xénophobie et le
racisme. Mais pour ceux qui sont engagés dans le seul projet
politique défendable, le projet de la liberté universelle,
la seule voie ouverte est la continuation de la lutte à contre-pente.
Cornélius CASTORIADIS
Liens
brisés
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