Littérature
Philosophie
Psychanalyse
Sciences humaines
Arts
Histoire
Langue
Presse et revues
Éditions
Autres domaines
Banques de données
Blogs
Éthique, Valeurs
Informatique, Média
Inclassables
Pays, Civilisations
Politique, Associatif
Sciences & techniques
Mélanges
Textes en ligne
Compagnie de la Lettre

Au Temps, Dictionnaire
Patrick Modiano


Quitter le Temps Blog

Quitter le Temps 2

Décoller du Temps

re présentations

Ressources universitaires

Plan du site
Presentation in english
Abonnement à la Lettre

Rechercher

© LittératureS & CompagnieS
1999-2018

 

Milena

Margaret BUBER-NEUMANN

Traduit de l'allemand par Alain Brossat
É ditions du Seuil, 1986.

 

«Rencontre au Mur des Lamentations

C'est le 21 octobre 1940 que je reçus la première lettre de Milena ; il s'agissait d'un morceau de papier qui me fut subrepticement glissé dans la main alors que je me trouvais dans l'allée (1) qui traverse le camp. Cela ne faisait que quelques jours que nous nous connaissions. Mais quel sens cela a-t-il de parler de jours quand le temps ne se décompose plus en heures et en minutes mais en battements de cœur ?

C'est au camp de concentration de femmes de Ravensbrück que nous nous sommes rencontrées. Milena avait entendu parler de mes mésaventures (2) par une Allemande arrivée au camp par le même transport qu'elle. La journaliste Milena Jeseriská voulait donc me parler, elle voulait savoir s'il était vrai que l'Union soviétique avait livré à Hitler des militants antifascistes qui avaient émigré en URSS. C'est pendant la promenade des «nouvelles arrivantes» que Milena vint à moi. Cette promenade s'effectuait sur un chemin étroit, entre l'arrière des baraques et le mur du camp, ce mur immense, surmonté de barbelés où passait un courant à haute tension et qui nous séparait de la liberté. Elle se présenta en disant: «Milena de Prague.» Sa ville natale était plus importante pour elle que son nom de famille. Je n'oublierai jamais le geste qu'elle fit pour me saluer, cette première fois, la force et la grâce qui accompagnaient ce geste. Lorsque sa main fut dans la mienne, elle dit d'un ton légèrement ironique: «Je vous en prie, ne la serrez pas, ne la secouez pas comme vous autres Allemands avez l'habitude de le faire. J'ai les doigts malades...» Son visage était marqué par les grandes souffrances qu'elle avait connues, il était gris et pâle comme le sont ceux des prisonnières. Mais l'impression de maladie qui se dégageait d'elle disparut aussitôt, tant étaient vifs ses mouvements, tant était grande la force qui émanait de son regard. Milena était grande, elle avait des épaules larges et droites et une tête gracile. Ses yeux comme son menton trahissaient un grand esprit d'initiative, et sa belle bouche énergique l'excès de sentiments qui l'habitait. Son nez délicatement féminin donnait une apparence plutôt fragile à son visage et le sérieux de son front quelque peu bombé se trouvait atténué par les petites boucles qui l'encadraient.

Nous nous tenions sur l'étroit chemin et empêchions les autres d'avancer, bloquions le va-et-vient de la masse compacte des détenues. Gagnées par la colère, celles-ci essayaient de nous pousser en avant avec des gestes rageurs; je n'avais donc qu'une idée en tête: mettre un terme le plus rapidement possible à ces salutations et reprendre ma place dans la ronde au rythme prescrit. J'avais en effet appris au fil des années passées en détention à m'adapter aux lois qui régissent les mouvements de ces troupeaux de détenues. Mais Milena était totalement dépourvue d'une telle faculté. Elle se comportait sur l'allée du camp de concentration exactement de la même façon que si l'on nous avait présentées l'une à l'autre sur le boulevard de quelque ville paisible. Elle faisait traîner en longueur les salutations. Elle était tout à la joie de faire une nouvelle connaissance, empoignée peut-être aussi par la passion du reporter, par la perspective de sonder un destin étrange. Sans se laisser le moins du monde troubler par les récriminations de la masse qui nous entourait, elle savourait l'événement en toute quiétude. Pendant les premiers instants, son insouciance m'avait mise hors de moi; puis elle avait commencé à me fasciner. J'avais en face de moi une personnalité que l'on n'avait pas brisée, un être libre parmi les humiliées.

Nous avons alors repris notre place dans la masse des détenues qui allaient et venaient le long du «Mur des Lamentations» (c'est ainsi que l'avait baptisé Milena) parmi les tourbillons de poussière soulevés par les galoches de bois. Lorsqu'on rencontre quelqu'un en temps normal, la façon dont il est vêtu nous apprend quelque chose sur son compte, nous indique très souvent sa position sociale, même s'il s'agit d'un inconnu. «Milena de Prague» portait la même robe rayée, flottante et pendante que moi, le tablier bleu et le fichu réglementaire. Tout ce que je savais d'elle, c'est qu'elle était une détenue tchèque, une journaliste. Elle parlait avec un léger accent, mais pas comme une étrangère, sa maîtrise de l'allemand était parfaite et la richesse de son vocabulaire, sa capacité d'expression m'enthousiasmèrent dès ces brèves dix minutes au cours desquelles nous fîmes connaissance.

Nous échangeâmes encore quelques paroles pour prendre congé, nous dîmes au revoir et je courus vers ma baraque, ne sachant trop ce qui m'était arrivé. Je demeurai pour le restant de la journée sourde et aveugle à tout ce qui se déroulait autour de moi. Le nom «Milena» m'envahissait totalement, je me grisais de son harmonie.

Ne peut comprendre la violence de mes sentiments que celui qui, un jour, s'est senti absolument seul parmi une foule - et de surcroît dans un camp de concentration. C'est au début du mois d'août 1940 que j'avais été déportée à Ravensbrück. J'avais derrière moi les années de terreur vécues en Union soviétique: arrêtée par le NKVD à Moscou, condamnée à cinq ans de travaux forcés, j'avais été déportée au camp de concentration de Karaganda, au Kazakhstan, puis livrée par la police politique soviétique aux Allemands en 1940. Interrogée Qendant des mois par la Gestapo à Berlin, je m'étais finalement retrouvée dans un camp de concentration allemand. Dès le troisième jour de mon arrivée à Ravensbrück, les détenues communistes me firent subir un interrogatoire; elles savaient que j'étais la compagne de Heinz Neumann * et que je ne faisais pas mystère des expériences amères que nous avions faites en Union soviétique. Après l'interrogatoire, elles me collèrent l'étiquette de «traître», affirmant que je répandais des mensonges sur l'Union soviétique.
Les communistes exerçant une influence déterminante parmi les détenues de Ravensbrück, l'ostracisme dont elles me frappèrent eut l'effet escompté: les politiques en compagnie desquelles je me trouvais m'évitaient comme si j'étais porteuse de quelque maladie contagieuse.

Ce fut donc une Tchèque, Milena Jesenská, qui, la première, brisa cet ostracisme: non seulement elle me parla, mais elle m'accorda sa confiance, elle crut en moi. Je remercie le sort de m'avoir conduite à Ravensbrück car j'y ai rencontré Milena.»

(1) La Lagerstrasse.
(2) Cf. Margarete Buber-Neumann, Als Gefangene bei Stalin und Hitler, nouvelle édition, Stuttgart, Seewald Verlag, 1985 (NdE).

 

Liens brisés

 © Éditions du Seuil, 1986, pour la traduction française, coll. Points, 1997.