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Je ne suis jamais parvenu à prendre au sérieux l'idée
d'une fin de la philosophie
Né en 1940, Jacques Bouveresse est entré à l'Ecole
normale supérieure en 1961 et a consacré sa thèse
(1975) à l'oeuvre de Wittgenstein. Il a enseigné la
philosophie à l'université Paris-I (1969-1973), puis à l'université de
Genève (1979-1983), puis de nouveau à Paris-I de
1983 jusqu'à ces derniers jours. Il vient d'être élu
au Collège de France, à une chaire de philosophie
du langage et de la connaissance, qu'il occupera à partir
de l'automne prochain.
Jacques
Bouveresse est probablement le plus « international » des
philosophes français d'aujourd'hui. Ses travaux, appuyés
sur une solide culture scientifique, portent à la fois sur
la philosophie autrichienne des XIXe et XXe siècles et sur
la philosophie anglo-américaine, dite « analytique »,
qu'il a été l'un des premiers avec Jules Vuillemin
et Gilles-Gaston Granger, deux de ses prédécesseurs
au Collège de France à introduire dans notre pays,
dès les années 60. Citons, parmi ses principaux ouvrages,
La Parole malheureuse (Minuit, 1971), Wittgenstein : la rime et
la raison (Minuit, 1973), Le Mythe de l'intériorité (Minuit,
1976), Rationalité et cynisme (Minuit, 1984), L'Homme probable
(L'Eclat, 1993) et, tout dernièrement, La Perception et
le Jugement, premier tome d'une vaste fresque intitulée
Langage, perception et réalité (Jacqueline Chambon,
1995). Sur l'ensemble de ses travaux, on peut consulter le numéro
spécial que la revue Critique (no 567-568, août-septembre
1994) a consacré à sa démarche.
Dans
l'entretien qu'il nous a accordé, Jacques Bouveresse
porte un regard rétrospectif sur l'ensemble de son parcours,
tout en précisant l'idée qu'il se fait de la recherche
philosophique et des voies que celle-ci aurait, selon lui, intérêt à suivre.
Il s'explique, enfin, sur les différends qui l'opposent à nombre
de philosophes français contemporains. « La philosophie,
disaient Wittgenstein et Althusser, n'a pas d'objet propre. Est-ce
aussi votre avis ?
Quand
Althusser dit que la philosophie n'a pas d'objet, il veut dire
qu'elle n'est pas une science, parce qu'on
ne peut pas lui
attribuer comme à une science un objet propre, qui serait
le sien et uniquement le sien. Elle peut, bien entendu, avoir par
ailleurs tous les objets qu'on veut. Je suis bien d'accord avec
Althusser sur le fait que la philosophie n'est pas une science
; mais, à vrai dire, la question n'est pas, pour moi, celle
de l'« objet » de la philosophie. » Il me semble
que la philosophie a, avant tout, des problèmes, qui ne
sont pas ceux des sciences ni d'aucune autre discipline, et qui
ne peuvent être résolus que par elle, c'est-à-dire
philosophiquement : cela est bien suffisant pour lui assurer une
légitimité. C'est d'ailleurs parce que l'idée
de la phisolophie est toujours liée pour moi à celle
de problèmes philosophiques qui continuent à se poser
aujourd'hui comme hier et à exiger une solution que je ne
suis jamais parvenu à prendre au sérieux l'idée
d'une « fin de la philosophie », sous aucune des formes
sous lesquelles elle a pu être annoncée. » Les
membres du Cercle de Vienne avaient conçu, au début
des années 30, un programme d'élimination de la métaphysique.
Mais ils ne songeaient en aucune façon à une fin
de la philosophie, ils étaient au contraire persuadés
que leur travail signifiait pour elle un nouveau commencement.
Bien que cela puisse sembler surprenant, je dois dire que, lorsque
j'ai commencé à m'intéresser à la philosophie
analytique dans les années 60, je l'ai fait précisément
parce qu'elle me semblait être la seule tradition qui continuait à prendre
au sérieux les problèmes philosophiques traditionnels, à estimer
qu'on pouvait les traiter aujourd'hui avec des instruments améliorés
et avec de meilleures chances de succès. Comme vous le voyez,
ma conception des tâches et des objectifs de la philosophie
n'a rien de très révolutionnaire... » Puisque
vous avez rapproché Wittgenstein et Althusser, permettez-moi
de rappeler qu'Althusser conçoit la philosophie comme une
forme de théorisation particulière, alors que Wittgenstein
s'en fait une tout autre idée : pour lui, la philosophie
n'est pas une discipline explicative et théorique, elle
ne produit pas de propositions ni de vérités qu'on
puisse appeler « philosophiques », mais clarifie simplement
des confusions conceptuelles. Je ne vous dirai certainement pas
que je trouve cette idée inattaquable ; mais je suis encore
moins convaincu par toutes les autres caractérisations qui
ont pu être données de la philosophie. Je vois assez
bien ce que celle-ci n'est certainement pas. Mais cela ne signifie
pas que je sache plus précisément que d'autres ce
qu'elle est au juste. Je ne suis pas sûr, d'ailleurs, que
cette question, à laquelle tant de réponses contradictoires
ont été données, ait réellement l'importance
qu'on lui attribue.
De
Wittgenstein et de Carnap aux travaux anglo-américains
les plus récents, vous avez constamment essayé d'ouvrir
la philosophie française sur son environnement international.
Pensez-vous y être parvenu ?
Ce
qui m'a toujours profondément scandalisé, c'est
le fait que, dans un pays comme la France, où l'on accorde
une importance extraordinaire à l'histoire de la philosophie,
au point de la confondre souvent avec la philosophie tout court,
on puisse être à ce point ignorant de l'histoire réelle
de la philosophie des XIXe et XXe siècles, et entretenir
sur ce sujet des idées aussi simplistes. Cela n'est pas
moins vrai, d'ailleurs, pour la philosophie de langue allemande
que pour la philosophie anglo-saxonne. J'ai trouvé très
amusant, par exemple, d'être qualifié de « héraut
de l'hégémonie anglo-saxonne », alors que les
trois quarts des auteurs sur lesquels j'ai travaillé sont
d'origine allemande ou autrichienne. » Il est exact, cependant,
que nous avons longtemps eu un problème spécial avec
la philosophie anglo-saxonne. On l'identifie souvent avec l'empirisme,
et l'on considère toujours plus ou moins ses représentants
comme constitutivement inaptes à la philosophie « profonde » en
général, et à la métaphysique en particulier.
C'est aussi une chose que l'on ne peut pas ne pas trouver amusante
lorsqu'on se donne la peine de lire des auteurs comme Peirce, William
James, Bradley ou Whitehead. Dans la seconde moitié du XIXe
siècle, l'Angleterre et l'Amérique philosophiques étaient
incomparablement plus hégéliennes que l'Allemagne.
C'est contre l'influence des disciples britanniques de Hegel que
Russell et Moore ont effectué leur conversion au réalisme.
Et lorsqu'en 1932 Quine, qui avait alors vingt-quatre ans, est
venu en Europe, c'était pour travailler sous la direction
de Carnap. A cette époque-là, les choses importantes
en logique et en philosophie des mathématiques se passaient
plutôt à Vienne, Prague, Varsovie, Göttingen... » Nous
n'avons donc pas seulement commis l'erreur d'ignorer ce qui se
faisait en Angleterre ou en Amérique, mais aussi celle de
nous désintéresser complètement d'un aspect
essentiel de la philosophie européenne. On commence à peine à s'apercevoir
qu'il y a eu, à côté de la tradition allemande,
une autre tradition que l'on peut appeler la tradition autrichienne
ou, plus exactement, la tradition d'Europe centrale. Pour donner
une idée de ce qu'elle a représenté, on peut
citer des noms comme ceux de Bolzano, le plus grand philosophe
autrichien, Brentano, Meinong, Husserl, Mach, Boltzmann, Carnap,
Schlick, Neurath, Wittgenstein, Popper, Lesniexski, Lukasiewicz,
Tarski, Gödel, etc. » Vous me demandiez si j'avais l'impression
d'être parvenu au but que je poursuivais. En gros, oui, bien
qu'il reste manifestement beaucoup de travail à faire. Alors
que la communauté philosophique devrait être par essence
supranationale, j'observe toujours avec fascination la manière
dont le nationalisme philosophique, qui est une (triste) réalité,
est capable de s'exprimer (pas seulement du côté français,
bien entendu), même chez les philosophes les meilleurs et
les plus conscients. Mais je crois que le comportement des jeunes
générations, qui constitue la chose importante pour
l'avenir, a d'ores et déjà changé considérablement.
Je ne désespère pas de voir la philosophie française
devenir enfin un peu moins dépendante du modèle allemand,
au sens étroit, et ce qui serait déjà un grand
progrès un peu plus européenne. Du point de vue institutionnel,
il faudra évidemment plus de temps pour que les choses changent
réellement.
La
philosophie anglo-américaine elle-même a beaucoup évolué depuis
vingt ans. A côté du courant analytique, d'autres
tendances se sont fait jour. Comment voyez-vous ces dernières
?
Grâce à des gens comme Stanley Cavell et Richard
Rorty, on a pris conscience de l'existence d'une tradition philosophique
spécifiquement américaine. Je trouve excellent que
l'on reparle d'Emerson ou de Thoreau et surtout de la grande tradition
pragmatiste (Peirce, James, Dewey), trop ignorée en France.
Ce que certains appellent le néo-pragmatisme (Quine, Goodman,
Davidson, Putnam) apparaît aujourd'hui comme étant
une sorte de synthèse entre une tradition proprement américaine
et un apport analytique qui, au départ, est largement européen.
Mais je ne crois pas que l'on puisse dire que les Anglo-Saxons
sont entrés (notamment parce qu'ils se sont mis à lire,
en plus de Wittgenstein, des penseurs comme Heidegger, Foucault
et Derrida) dans l'ère de la philosophie postanalytique. » Je
ne pense pas du tout, personnellement, que la tradition analytique
soit en voie d'épuisement. On pourrait remarquer, par exemple,
qu'il s'écrit actuellement beaucoup plus d'ouvrages de métaphysique,
au sens le plus classique du terme, dans le contexte de la philosophie
analytique que dans celui de la philosophie continentale. Tant
que la tradition analytique sera capable de produire des philosophes
de la stature de Michaël Dummett par exemple, je pense qu'il
n'y aura pas de souci à se faire pour elle.
Qu'en
est-il aujourd'hui de la confrontation entre les héritages
respectifs de Frege et de Husserl ?
D'après Dummett, ce qui est caractéristique de la
philosophie analytique, c'est le fait de considérer la philosophie
du langage comme la partie fondamentale de la philosophie. Si on
pense cela, on est plutôt du côté de Frege.
Si l'on croit, au contraire, que ce qui est fondamental est la
philosophie de l'esprit, et qu'il peut y avoir une analyse directe
des contenus mentaux qui ne passe pas par l'analyse de leurs expressions
linguistiques, on se retrouve fatalement sur le terrain de Husserl.
Si celui-ci est devenu aussi important, y compris pour des gens
qui n'avaient rien à voir avec la tradition phénoménologique,
c'est parce que la balance penche aujourd'hui nettement du côté de
la philosophie de l'esprit. Cela dit, je ne crois pas que la version
husserlienne du « mentalisme » puisse demeurer intacte
après une lecture sérieuse de Wittgenstein.
La
philosophie doit-elle rester une discipline « technique »,
ou bien a-t-elle aussi des implications d'ordre politique ?
Personne
ne se sent gêné de ne pas comprendre ce
que font un mathématicien, un physicien ou un biologiste
qui travaillent dans des secteurs de pointe. Mais comme la philosophie
s'occupe de problèmes qui sont en principe ceux de tout
le monde et sont, en outre, supposés être les plus
importants, on pense souvent qu'elle devrait pouvoir être
comprise par tout le monde, et qu'elle l'était d'ailleurs
beaucoup plus autrefois qu'aujourd'hui ce qui est certainement
une illusion complète. En fait, les données du problème
n'ont probablement guère changé sur ce point. Je
ne suis nullement scandalisé, quant à moi, que la
philosophie demande à être pratiquée avec un
certain professionnalisme et utilise des instruments qui sont parfois
très techniques. Cela ne serait gênant que si l'on
considérait que ce qui est important en philosophie est
uniquement ce qui réussit à atteindre le grand public à travers
les médias, ce qui serait tout simplement ridicule. » En
ce qui concerne la question des implications politiques que peut
avoir une philosophie, c'est une tout autre affaire. Sauf dans
quelques cas extrêmes, il n'y a aucune relation simple et
directe entre le contenu d'une philosophie et les implications
politiques que l'on peut être amené à en tirer à un
moment ou à un autre. C'est une trivialité de constater
que des philosophes peuvent avoir des idées politiques très
proches et en même temps des positions philosophiques complètement
opposées, et inversement. Si l'on regarde ce qu'a produit
la période durant laquelle on a pensé que la philosophie était
de la « lutte de classes dans la théorie »,
ou quelque chose de ce genre, il n'y a pas de quoi être fier
: cela a produit essentiellement de la pseudo-science, de la mauvaise
philosophie et de la politique imaginaire. Aujourd'hui, on revient
plutôt, si je comprends bien, à l'idée d'une
autonomie complète de l'activité philosophique par
rapport aux déterminations politiques et sociales qui la
conditionnent. C'est tout aussi absurde. » J'ai toujours été convaincu,
pour ma part, qu'il y a bien un certain rapport entre la philosophie
de Heidegger et son adhésion au parti nazi, tout comme il
y en a un entre les positions philosophiques du Cercle de Vienne
et le fait que ses membres aient été des opposants
et des victimes du nazisme. Il est vrai que l'on est souvent plus
préoccupé, aujourd'hui, d'essayer de comprendre ou
de disculper les complices comme Heidegger que de rendre justice
aux victimes. » Cela étant, dire, comme certains l'ont
fait au moment de l'« affaire » Heidegger, que la philosophie
de celui-ci ne méritait plus, désormais, d'être
prise en considération, est une pure stupidité. Il
se peut, naturellement, que l'importance quelque peu démesurée
que la philosophie française a accordée à Heidegger
demande à être sérieusement réévaluée.
Je n'ai jamais compris, par exemple, ce qui a pu valoir à la
réflexion heideggérienne sur la technique la réputation
de profondeur inégalable qu'elle possède généralement
chez les philosophes français. Mais c'est une question bien
différente.
Comment
définiriez-vous la place du philosophe dans la
cité ?
Voilà bien la chose dont je ne me risquerais pas à donner
une définition. La philosophie rassemble sous une dénomination
commune des choses beaucoup trop différentes pour cela.
Le seul point qui soit tout à fait clair pour moi est que
la place du philosophe dans la cité ne doit pas être
celle dont Platon rêvait pour lui. Je cite souvent, à ce
propos, une déclaration de Russell que j'aime beaucoup : « Je
ne crois pas que les tâches de la philosophie à notre époque
diffèrent en quoi que ce soit des tâches qu'elle a
eues à d'autres époques. La philosophie a, à mon
avis, une certaine valeur perpétuelle, qui ne change pas,
si ce n'est à un égard : certaines époques
s'écartent plus largement de la sagesse que d'autres, et
ont par conséquent un besoin plus grand de philosophie combiné avec
une moindre disposition à l'accepter. Notre époque
est à bien des égards une époque qui n'a pas
beaucoup de sagesse et qui profiterait par conséquent grandement
de ce que la philosophie a à enseigner. » » Je
ne suis certainement pas beaucoup enthousiasmé par notre époque, étant
donné la tournure que prennent en ce moment les choses,
que ne l'étaient Wittgenstein ou Heidegger, et je pense
qu'elle aurait besoin, en effet, avant tout de plus de sagesse,
mais pas nécessairement de plus de philosophie et de philosophes.
La philosophie, qui est censée être l'amour de la
sagesse, est en réalité souvent l'amour de bien d'autres
choses : de soi, de la facilité, de la rhétorique,
de la célébrité, du pouvoir, etc. Et la philosophie
française, dans la période que j'ai connue depuis
les années 60, a dans l'ensemble, selon moi, manqué remarquablement
non pas bien sûr d'intelligence et de créativité,
mais bel et bien de sagesse. »
Propos
recueillis par Christian Delacampagne
Liens
brisés
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