"Nous
avons besoin d’histoire, car il nous faut du repos. Une
halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité
d’une conscience – non pas seulement le siège
d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant
toute latitude d’agir"
Il y a un mois, je suis retourné place de la République.
Comme tant d’autres, avec tant d’autres, incrédules
et tristes. Le soleil de novembre jetait une clarté presque
insolente, scandaleuse dans sa souveraine indifférence
à la peine des hommes. Depuis janvier 2015, comme une houle
battant la falaise, le temps passait sur le socle de pierres blanches
qui fait un piédestal à la statue de Marianne.
Le temps passait, les nuits et les jours, la pluie, le vent, qui
délavait les dessins d’enfants, éparpillait
les objets, effaçait les slogans, estompant leur colère.
Et l’on se disait : c’est cela, un monument, qui brandit
haut dans le ciel une mémoire active, vivante, fragile
; ce n’est que cela, une ville, cette manière de
rendre le passé habitable et de conjoindre sous nos pas
ses fragments épars ; c’est tout cela l’histoire,
pourvu qu’elle sache accueillir du même front les
lenteurs apaisantes de la durée et la brusquerie des événements.
Parmi les fleurs, les bougies et les papiers collés, j’ai
vu une page arrachée à un cahier d’écolier.
Quelqu’un, à l’encre bleue, d’une écriture
sagement appliquée, y avait recopié une citation
de Victor Hugo. Depuis la veille au soir, déjà,
la Toile bruissait de ce nom propre, en plusieurs langues et divers
alphabets.
Au
même moment, un collectif de grapheurs retrouvait dans une
vieille locution latine la rage d’espérer, ramenant
à la noire lumière d’aujourd’hui la
devise parisienne qu’on gravait pour la première
fois sur un jeton en 1581. Et que ceux qui se flattent de leur
désespérance en tenant boutique de nos désarrois,
ceux qui s’agitent et s’enivrent aux vapeurs faciles
de l’idée de déclin, ceux qui méprisent
l’école au nom des illusions qu’ils s’en
font, tous ceux qui, finalement, répugnent à l’existence
même d’une intelligence collective, que ceux-là
se souviennent de ces jours. Car la littérature y fut aussi,
pour beaucoup, une ressource d’énergie, de consolation
et de mobilisation.
« Affronter la puissance injuste »
Je rentrais chez moi et me plongeais dans les grands livres illustrés
à la reliure rouge qui m’accompagnent depuis l’enfance.
A chacun de mes anniversaires, mon grand-père m’offrait
un volume de cette édition ancienne et populaire des œuvres
complètes de Victor Hugo. J’y retrouvais, en entier,
la chose vue place de la République. C’est au troisième
livre des Misérables, au premier chapitre intitulé
« Paris étudié dans son atome », ode
au gamin de la capitale qui raille et qui règne. On y lit
ceci.
« Tenter, braver, persister, persévérer, être
fidèle à soi-même, prendre corps à
corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur
qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste,
tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête
; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et
la lumière qui les électrise. »
L’HISTOIRE PEUT ÊTRE UN ART DES DISCONTINUITÉS.
EN DÉJOUANT L’ORDRE IMPOSÉ DES CHRONOLOGIES,
ELLE SAIT SE FAIRE PROPREMENT DÉCONCERTANTE. ELLE TROUBLE
LES GÉNÉALOGIES, INQUIÈTE LES IDENTITÉS
(…) Que peut l’histoire aujourd’hui ? Que doit-elle
tenter pour persister et rester fidèle à elle-même
? Telle est la question, grave sans doute, que je souhaite poser.
S’y entend peut-être en écho le cri de Spinoza,
cette manière d’ontologie qui se dit dans les termes
de l’éthique : nul ne sait ce que peut un corps.
Pouvoir, qu’est-ce à dire ici ? Il ne s’agira
pas de réclamer de manière solennelle et martiale
quelque chose pour l’histoire : rétive à sa
puissance, elle ne se rend maîtresse de rien. Pas davantage
on ne revendiquera quoi que ce soit pour les historiens –
qu’ils se chagrinent parfois de s’éloigner
de l’oreille des puissants ne nous importe guère.
Il faudra plutôt se demander ce que peut l’histoire,
ce qu’elle peut encore, ce qu’elle peut vraiment,
entendez à la fois ce qui lui est possible et ce qu’elle
est en puissance.
(…) Car l’histoire peut aussi être un art des
discontinuités. En déjouant l’ordre imposé
des chronologies, elle sait se faire proprement déconcertante.
Elle trouble les généalogies, inquiète les
identités et ouvre un espacement du temps où le
devenir historique retrouve ses droits à l’incertitude,
devenant accueillant à l’intelligibilité du
présent. « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale,
XIIIe- XVIe siècle » : entendez-bien que rien ne
commence vraiment au XIIIe ni ne s’achève au XVIe
siècle. Une période est un temps que l’on
se donne. On peut l’occuper à sa guise, le déborder,
le déplacer. (…)
Sinistres idéologies de la séparation
Renonçant au pouvoir de la nommer, au moins peut-on s’attacher
à la décrire. Elle se situe au-delà de ce
que les historiens médiévistes appellent désormais
la coupure grégorienne. A la décrire, leur style
se fait moins acéré que lorsqu’il s’agissait
de trancher l’histoire de part et d’autre de l’an
mil : cette coupure ne prend plus l’allure d’une incise
nette, mais d’un trait épais, si épais qu’il
s’élargit à la dimension d’un siècle
– le XIIe. Comprenons bien : ce que l’historiographie
traditionnelle appelait « Réforme grégorienne
» n’est pas seulement un fait d’histoire religieuse
concernant la défense des biens matériels et des
prérogatives spirituelles de l’Eglise. Mais un réagencement
global de tous les pouvoirs, un ordonnancement du monde autour
du dominium ecclésiastique.
L’ensemble repose sur une nouvelle doctrine sacramentelle,
qui solde la querelle eucharistique dans un sens réaliste
: c’est bien désormais l’efficace du sacrement
(sa mise en œuvre par les clercs, sa réception par
les laïcs) qui fonde l’appartenance à l’ecclesia.
Cette institution suppose donc un acte de séparation :
exclusion des juifs, des infidèles, des hérétiques
– de tous ceux que le discours ecclésial confond
dans une même réprobation parce qu’ils ne prêtent
pas foi à la validité des sacrements de l’Eglise,
donc du statut des prêtres. Car telle est l’autre
séparation, faisant de l’opposition entre clercs
et laïcs non plus seulement une distinction fonctionnelle
d’ordo, mais une différence essentielle de genus,
définie par deux formes de vie, l’une terrestre et
l’autre céleste. Elles renvoient à l’essentiel,
soit au sexe et à l’argent – autrement dit
à ce que peut le corps. « Selon ces deux façons
de vivre, écrit Hugues de Saint-Victor, il existe deux
peuples, et dans ces peuples, deux pouvoirs. »
(…) Qui ne voit aujourd’hui combien sont sinistres
les idéologies de la séparation ? Qui ne saisit
désormais les effets désastreux d’une vision
religieuse du monde où chacun est assigné à
une identité définie par essence ? En mettant à
jour cette généalogie du regimen, l’art de
gouverner les hommes, les historiens ont jeté une lumière
sombre et crue sur ce qui constitue encore aujourd’hui notre
modernité. S’y devine son noyau insécable,
qu’on pourrait volontiers appeler l’énigme
du théologico-politique. Elle est le propre de l’histoire
occidentale, son reste inassimilable, car nous sommes encore redevables
(qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou pas) de
cette longue histoire qui fit du sacrement eucharistique la métaphore
active de toute organisation sociale.
Le troisième pouvoir du « Studium »
(…) Pourtant, le programme grégorien a échoué.
Le pape se voulait doctor veritatis ? Mais son Eglise n’est
pas une, traversée qu’elle est de tensions et de
rapports de force, et la vérité qu’elle produit
court le monde – le vaste monde de l’unité
des savoirs arabo-latins. La scientia et la ratio des docteurs
s’emparent de cette exigence déchue de vérité,
la relèvent, la ressaisissent par le débat et la
dispute, la rendant ainsi profuse et diverse, inventive, ouverte
– la raison scolastique étant le contraire en somme
de cette foi nue et obtuse que fantasment aujourd’hui les
fondamentalismes. Et voici que s’immisce entre Sacerdotium
et Regnum le troisième pouvoir du Studium.
Or ce qui s’observe dans le champ intellectuel vaut aussi
partout où s’insinue le pouvoir. L’Europe occidentale
entre donc au XIIIe siècle dans une nouvelle période
de son histoire, que certains appellent désormais “second
Moyen Age” et qui, dans tous les cas, constitue un “petit
long Moyen Age” mordant assez largement sur le XVIe siècle.
Un autre Moyen Age, sans doute, au sens de Jacques Le Goff, maître
joyeux de la dépériodisation, parce qu’il
est le temps de la croissance urbaine, de l’expérience
communale et du défi laïc.
Il s’ouvre généreusement avec le Banquet de
Dante, qui ne réserve pas aux seuls clercs le festin du
« pain des anges », mais tient table ouverte pour
tous ceux qui ont faim de savoir dans « ce monde qui va
mal ». Bref, il est le temps des expérimentations
politiques, qui ne se laissent assurément pas réduire
à la généalogie sagement ordonnée
des souverainetés, des formations territoriales et des
constructions étatiques.
Un temps politique donc, à la retombée des mirages
théocratiques, où s’ouvre l’entre-temps
des expériences possibles. (…) En poursuivre l’histoire
de la Tempête de Giorgione jusqu’à celle de
Shakespeare, la mener des Essais de Montaigne jusqu’au temps
du Quichotte, et prendre ainsi en charge tous ceux que Lucien
Febvre appelait les « tristes hommes d’après
1560 », est une manière de comprendre pourquoi, depuis
lors, nous naissons fêlés, ébranlés,
intranquilles.
Lire, c’est s’exercer à la gratitude
Je cherche à saisir pourquoi cette faille très intime
est en même temps une blessure si ancienne : c’est
la cicatrice qu’a laissée en nous l’histoire,
et en particulier l’histoire de l’élargissement
du monde au XVe siècle. Car c’est bien cela qui anime
l’admirable description que Montaigne fait de l’anthropophagie
des Indiens du Brésil. Il y mobilise tout ce qu’il
peut de compréhension ethnographique, pour se déprendre
de ces préjugés, comparer, relativiser – ce
qui revient à admettre que l’on est toujours l’autre
de quelqu’un. Mais il ne renonce pas pour autant au pari
de l’universel. Alors il peut dire : oui ce sont des barbares,
mais ils le sont eu égard aux règles de la raison,
et non pas « eu égard à nous qui les surpassons
en toute sorte de barbarie ».
Qui est-ce nous ? En lui ne vibre nulle émotion d’appartenance.
S’il est aujourd’hui meurtri, et au total fragilisé,
par la déplorable régression identitaire qui poisse
notre contemporanéité, c’est parce qu’on
l’éloigne ainsi de ce qui constitue le legs le plus
précieux de son histoire : quelque chose comme le mal d’Europe.
Soit, le sentiment vif d’une inquiétude d’être
au monde qui fait le ressort puissant de sa grandeur et de son
insatisfaction. Il n’y a lieu ni d’en être fier
ni d’en avoir honte.
C’EST À UNE RÉASSURANCE SCIENTIFIQUE DU RÉGIME
DE VÉRITÉ DE LA DISCIPLINE HISTORIQUE QUE NOUS DEVONS
COLLECTIVEMENT TRAVAILLER, RÉCONCILIANT L’ÉRUDITION
ET L’IMAGINATION
Sachons au moins y reconnaître ce qu’il porte en lui
de désir de connaissance. Comparer, se comparer. Cela permet
à Montaigne d’abjurer ses propres croyances, et en
particulier celle qui demeure toujours la plus tenace, car tapie
dans l’angle mort de la représentation – soit
l’évidence de notre propre point de vue. En le déplaçant,
en faisant de l’écriture le lieu de l’autre,
on accomplit le geste humaniste par excellence. Et l’on
se souvient, du même mouvement, que lire, c’est s’exercer
à la gratitude.
(…) Car ce que peut l’histoire, c’est aussi
faire droit aux futurs non advenus, à ses potentialités
inabouties. Voici ce que signifie dépayser l’Europe.
Elle n’a cessé de décrire le monde en faisant
l’inventaire de ce qui lui manque. Mais quel est le manque
de l’Europe dans un monde d’empires ? Où se
trouve le cours aberrant de son devenir ? En inversant la charge
de la familiarité et de l’étrangeté,
on contribue donc à désorienter les certitudes les
plus innocemment inaperçues. (…) L’Orient est
toujours une direction, tandis que l’Occident est une butée.
Il a fallu renoncer à cette direction et se tourner vers
l’Atlantique pour que les « tristes hommes »
du XVIe siècle donnent un sens à l’idée
d’Europe occidentale. Elle n’en avait guère
avant eux, sinon le sens commun de Maghreb, qui est pour les géographes
arabes le côté du couchant et des mauvais augures.
Demeurer redevable à la jeunesse
Cette fascination de la fatalité porte en elle le risque
d’une détestation de soi infestée de rancœur.
Devenant invivable, elle se soulage facilement dans la désignation
de peuples cibles, chargés de porter le fardeau de notre
propre rejet. L’effroi de la pensée des modernes
vient de là. Hamlet, le prince des derniers jours, roi
d’un Moyen Age attardé aux bords de l’extrême
Occident, obsédé par ce temps si mal en point qu’il
est sorti de ses gonds, finit par s’exclamer : « J’aimais
Ophélie ». Mais c’est devant la tombe de l’aimée.
Yves Bonnefoy l’a dit : le « Trop tard » d’Hamlet
est le « Trop tard » de l’Occident. Il y a toujours
un pléonasme un peu comique à parler du déclin
de l’Occident puisque son nom ne recouvre rien d’autre
que les pays de la nuit qui vient.
(…) Est-il vraiment trop tard ? Non sans doute, si l’on
sait se donner les moyens, tous les moyens, y compris les moyens
littéraires, de réorienter les sciences sociales
vers la cité, en abandonnant d’un cœur léger
la langue morte dans laquelle elles s’empâtent. C’est
à une réassurance scientifique du régime
de vérité de la discipline historique que nous devons
collectivement travailler, réconciliant l’érudition
et l’imagination. L’érudition, car elle est
cette forme de prévenance dans le savoir qui permet de
faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir
injuste, consistant à liquider le réel au nom des
réalités. L’imagination, car elle est une
forme de l’hospitalité, et nous permet d’accueillir
ce qui, dans le sentiment du présent, aiguise un appétit
d’altérité.
Si c’est cela l’histoire, si elle peut cela, alors
il n’est pas tout à fait trop tard. Et pourquoi se
donner la peine d’enseigner sinon, précisément,
pour convaincre les plus jeunes qu’ils n’arrivent
jamais trop tard ? Ainsi travaille-t-on à demeurer redevable
à la jeunesse.
(…) Nous avons besoin d’histoire, car il nous faut
du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure
la possibilité d’une conscience – non pas seulement
le siège d’une pensée, mais d’une raison
pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé,
sauver le temps de la frénésie du présent
: les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut
pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer,
à rendre inopérante cette mise en péril de
la temporalité qui saccage l’expérience et
méprise l’enfance. Etonner la catastrophe, disait
Victor Hugo, ou avec Walter Benjamin, se mettre à corps
perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui
est de continuation davantage que de soudaine rupture.
Revendiquer une histoire sans fin
Voici pourquoi cette histoire n’a, par définition,
ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir
opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent
des historiens qu’ils les rassurent sur leurs certitudes,
cultivant sagement le petit lopin des continuités. L’accomplissement
du rêve des origines est la fin de l’histoire –
elle rejoindrait ainsi ce qu’elle était, ou devait
être, depuis ces commencements qui n’ont jamais eu
lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d’en
stopper le cours.
Car la fin de l’histoire, on le sait bien, a fait long feu.
Aussi devons-nous du même élan revendiquer une histoire
sans fin – parce que toujours ouverte à ce qui la
déborde et la transporte – et sans finalités.
Une histoire que l’on pourrait traverser de part en part,
librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer,
comme un corps offert aux caresses, pour ainsi demeurer en mouvement.
Patrick Boucheron
Patrick Boucheron, né en 1965, est historien, professeur
au Collège de France où il est titulaire de la chaire
« Histoire des pouvoirs en Europe occidentale XIIIe-XVIesiècle
». Médiéviste, auteur d’une thèse
de doctorat d’histoire consacrée à l’urbanisme
et à la politique édilitaire à Milan aux
XIVe et XVe siècle (Le Pouvoir de bâtir, 1998), il
a mené de nombreuses recherches sur l’histoire urbaine
de l’Italie médiévale, la sociologie historique
de la création artistique à la Renaissance et l’anthropologie
politique du pouvoir au Moyen Age.
Ancien professeur à l’université Paris-I,
il est l’auteur de Léonard et Machiavel (Verdier,
2008), de Conjurer la peur : Sienne, 1338. Essai sur la force
politique des images (Seuil, 2013) et de Pour une histoire-monde
(avec Nicolas Delalande, PUF, 2013).
Il a aussi publié, avec l’écrivain Mathieu
Riboulet, Prendre dates (Verdier, 2015), une correspondance échangée
lors des événements de janvier 2015. La revue Critique
vient de consacrer un numéro à son travail, «
Patrick Boucheron, l’histoire, l’écriture »
(n° 823, décembre 2015, 11,50 €).
En février 1967, Michel Foucault partait pour Tunis afin
de fuir le bruit médiatique qui avait suivi la parution
des Mots et les choses. Il s’installait à Sidi Bou
Saïd, face à la mer. Il écrivait sa conférence
sur « des espaces autres », cherchait une nouvelle
stylisation de son existence, tentait de rejoindre son devenir
grec. Il était face à la mer. Il lisait La Révolution
permanente de Léon Trotski, mais il lisait aussi La Méditerranée
de Fernand Braudel, et de plus en plus de livres d’historiens.
Alors, dans une lettre, il s’exclame : « L’histoire,
c’est tout de même prodigieusement amusant. On est
moins solitaire et tout aussi libre. » Je me souviens pourquoi
j’ai choisi d’enseigner l’histoire : parce que
j’avais d’un coup compris que c’était
prodigieusement amusant.
Je me souviens combien il me fut en revanche long et difficile
de comprendre qu’elle pouvait aussi se déployer comme
un art de la pensée. Je me souviens de la solitude, et
de la manière de lui fausser compagnie, du désir
de s’assembler et de se disperser. Je me souviens qu’il
y a des temps heureux où la mer Méditerranée
se traverse de part en part, et d’autres, plus sombres,
où elle se transforme en tombeau.
Et alors, à se tenir face à la mer, on ne voit plus
la même chose. « Tenter, braver, persister »
: nous en sommes là. Il y a certainement quelque chose
à tenter. Comment se résoudre à un devenir
sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut
survenir à l’horizon, sinon la menace de la continuation
? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu’il
faudra, pour le percevoir et l’accueillir, être calme,
divers et exagérément libre.
Patrick Boucheron
Prononcée le 17 décembre 2017,
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