Tout est parti de ce principe : qu'il ne fallait pas réduire
l'amoureux à un simple sujet symptomal, mais plutôt
faire entendre ce qu'il y a dans sa voix d'inactuel, c'est-à-dire
d'intraitable. De là le choix d'une méthode " dramatique ",
qui renonce aux exemples et repose sur la seule action d'un langage
premier (pas de métalangage). On a donc substitué à la
description du discours amoureux sa simulation, et l'on a rendu à ce
discours sa personne, fondamentale, qui est le je, de façon à mettre
en scène une énonciation, non une analyse. C'est
un portrait, si l'on veut, qui est proposé; mais ce portrait
n'est pas psychologique; il est structural : il donne à lire
une place de parole : la place de quelqu'un qui parle en lui-même,
amoureusement, face à l'autre (l'objet aimé ), qui
ne parle pas.
l. Figures
Dis-cursus, c'est, originellement, l'action de courir çà et
là, ce sont des allées et venues, des " démarches ",
des" intrigues ". L'amoureux ne cesse en effet de courir
dans sa tête, d'entreprendre de nouvelles démarches
et d'intriguer contre lui-même. Son discours n'existe jamais
que par bouffées de langage, qui lui viennent au gré de
circonstances infimes, aléatoires.
On peut appeler ces bris de discours des figures. Le mot ne doit
pas s'entendre au sens rhétorique, mais plutôt au
sens gymnastique ou chorégraphique; bref, au sens grec : ",
ce n'est pas le " schéma "; c'est, d'une façon
bien plus vivante, le geste du corps saisi en action, et non pas
contemplé au repos : le corps des athlètes, des orateurs,
des statues : ce qu'il est possible d'immobiliser du corps tendu.
Ainsi de l'amoureux en proie à ses figures : il se démène
dans un sport un peu fou, il se dépense, comme l'athlète;
il phrase, comme l'orateur; il est saisi, sidéré dans
un rôle, comme une statue. La figure, c'est l'amoureux au
travail.
Les figures se découpent selon qu'on peut reconnaître,
dans le discours qui passe, quelque chose qui a été lu,
entendu, éprouvé. La figure est centrée (comme
un signe) et mémorable (comme une image ou un conte). Une
figure est fondée si au moins quelqu'un peut dire : " Comme
c'est vrai, ça ! Je reconnais cette scène de langage. " Pour
certaines opérations de leur art, les linguistes s'aident
d'une chose vague : le sentiment linguistique; pour constituer
les figures, il ne faut ni plus ni moins que ce guide : le sentiment
amoureux.
Peu importe, au fond, que la dispersion du texte soit riche ici
et pauvre là; il y a des temps morts, bien des figures tournent
court; certaines, étant des hypostases de tout le discours
amoureux, ont la rareté même - la pauvreté -
des essences : que dire de la Langueur, de l'Image, de la Lettre
d'amour, puisque c'est tout le discours amoureux qui est tissé de
désir, d'imaginaire et de déclarations? Mais celui
qui tient ce discours et en découpe les épisodes
ne sait pas qu'on en fera un livre; il ne sait pas encore qu'en
bon sujet culturel il ne doit ni se répéter, ni se
contredire, ni prendre le tout pour la partie; il sait seulement
que ce qui lui passe dans la tête à tel moment est
marqué, comme l'empreinte d'un code (autrefois, c'eût été le
code d'amour courtois, ou la carte du Tendre ).
Ce code, chacun peut le remplir au gré de sa propre histoire;
maigre ou pas, il faut donc que la figure soit là, que la
place (la case ) en soit réservée. C'est comme s'il
y avait une Topique amoureuse, dont la figure fût un lieu
(topos). Or, le propre
d'une Topique, c'est d'être un peu vide : une Topique est
par statut à moitié codée, à moitié prqjective
(ou projective, parce que codée ). Ce qu'on a pu dire ici
de l'attente, de l'angoisse, du souvenir, n'est jamais qu'un supplément
modeste, offert au lecteur pour qu'il s'en saisisse, y ajoute,
en retranche et le passe à d'autres : autour de la figure,
les joueurs font courir le furet; parfois, par une dernière
parenthèse, on retient l'anneau une seconde encore avant
de le transmettre. (Le livre, idéalement, serait une coopérative
: " Aux Lecteurs aux Amoureux - Réunis. ") Ce
qui est lu en tête de chaque figure n'est pas sa définition,
c'est son argument. Argumentum : " exposition, récit,
sommaire, petit drame, histoire inventée "; j'ajoute
: instrument de distanciation, pancarte, à la Brecht. Cet
argument ne réfère pas à ce qu'est le sujet
amoureux (personne d'extérieur à ce sujet, pas de
discours sur l'amour), mais à ce qu'il dit. S'il y a une
figure " Angoisse ", c'est parce que le sujet s'écrie
parfois (sans se soucier du sens clinique du mot) : " Je suis
angoissé! " " Angoscia! ", chante quelque
part la Callas. La figure est en quelque sorte un air d'opéra;
de même que cet air est identifié, remémoré et
manié à travers son incipit (" Je veux vivre
ce rêve ", " Pleurez, mes yeux ", " Lucevan
le stelle >), " Piangerô la mia sorte "), de
même la figure part d'un pli de langage (sorte de verset,
de refrain, de cantilation) qui l'articule dans l'ombre.
On dit que seuls les mots ont des emplois, non les phrases; mais
au fond de chaque figure gît une phrase, souvent inconnue
(inconsciente ?), qui a son emploi dans l'économie signifiante
du sujet amoureux. Cette phrase mère (ici seulement postulée)
n'est pas une phrase pleine, ce n'est pas un message achevé.
Son principe actif n'est pas ce qu'elle dit, mais ce qu'elle articule
: elle n'est, à tout prendre, qu'un " air syntaxique ",
un " mode de construction ". Par exemple, si le sujet
attend l'objet aimé à un rendez-vous, un air de phrase
vient à ressassement dans sa tête : " Tout de
même, ce n'est pas chic... "; " il/elle aurait
bien pu... "; "il/elle sait bien pourtant... " ;
pouvoir, savoir quoi ? Peu importe, la figure " Attente " est
déjà formée.
Ces phrases sont des matrices de figures, précisément
parce qu'elles restent suspendues : elles disent l'affect, puis
s'arrêtent, leur rôle est rempli. Les mots ne sont
jamais fous (tout au plus pervers ), c'est la syntaxe qui est folle
: n'est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place
- et ne la trouve pas - ou trouve une place fausse qui lui est
imposée par la langue ? Au fond de la figure, il y a quelque
chose de 1'" hallucination verbale " (Freud, Lacan) :
phrase tronquée qui se limite le plus souvent à sa
partie syntaxique (" Bien que tu sois... ", " Si
tu devais encore... "). Ainsi naît l'émoi de
toute figure : même la plus douce porte en elle la frayeur
d'un suspense : j'entends en elle le quos ego... neptunien, orageux.
2. Ordre
Tout le long de la vie amoureuse, les figures surgissent dans la
tête du sujet amoureux sans aucun ordre, car elles dépendent
chaque fois d'un hasard (intérieur ou extérieur).
A chacun de ces incidents (ce qui lui " tombe " dessus),
l'amoureux puise dans la réserve (le trésor?) des
figures, selon les besoins, les injonctions ou les plaisirs de
son imaginaire. Chaque figure éclate, vibre seule comme
un son coupé de toute mélodie ou se répète, à satiété,
comme le motif d'une musique planante.
Aucune logique ne lie les figures, ne détermine leur contiguïté :
les figures sont hors syntagme, hors récit; ce sont des Érinyes;
elles s'agitent, se heurtent, s'apaisent, reviennent, s'éloignent,
sans plus d'ordre qu'un vol de moustiques. Le dis-cursus amoureux
n'est pas dialectique; il tourne comme un calendrier perpétuel,
une encyclopédie de la culture affective (dans l'amoureux,
quelque chose de Bouvard et Pécuchet).
En termes linguistiques, on dirait que les figures sont distributionnelles,
mais qu'elles ne sont pas intégratives; elles restent toujours
au même niveau : l'amoureux parle par paquets de phrases,
mais il n'intègre pas ces phrases à un niveau supérieur, à une
oeuvre; c'est un discours horizontal : aucune transcendance, aucun
salut, aucun roman (mais beaucoup de romanesque). Tout épisode
amoureux peut être, certes, doté d'un sens : il naît,
se développe et meurt, il suit un chemin qu'il est toujours
possible d'interpréter selon une causalité ou une
finalité, au besoin, même, de moraliser (" J'étais
fou, je suis guéri ", " L'amour est un leurre
dont il faudra désormais se méfier ", etc. )
: c'est là l'histoire d'amour, asservie au grand Autre narratif à l'opinion
générale qui déprécie toute force excessive
et veut que le sujet réduise lui-même le grand ruissellement
imaginaire dont il est traversé sans ordre et sans fin, à une
crise douloureuse, morbide, dont il faut guérir (" Ça
naît, ça monte, ça fait souffrir, ça
passe ", tout comme une maladie hippocratique) : l'histoire
d'amour (l' " aventure ") est le tribut que l'amoureux
doit payer au monde pour se réconcilier avec lui.
Tout autre est le discours, le soliloque, l'a parte, qui accompagne
cette histoire, sans jamais la connaître. C'est le principe
même de ce discours (et du texte qui le représente)
que ses figures ne peuvent se ranger : s'ordonner, cheminer, concourir à une
fin (à un établissement ) : il n'y en a pas de premières
ni de dernières. Pour faire entendre qu'il ne s'agissait
pas ici d'une histoire d'amour (ou de l'histoire d'un amour), pour
décourager la tentation du sens, il était nécessaire
de choisir un ordre absolument insignifiant. On a donc soumis la
suite des figures (inévitable puisque le livre est astreint,
par statut, au cheminement) à deux arbitraires conjugués
: celui de la nomination et celui de l'alphabet. Chacun de ces
arbitraires est cependant tempéré : l'un par la raison
sémantique (parmi tous les noms du dictionnaire, une figure
ne peut en recevoir que deux ou trois ), l'autre par la convention
millénaire qui règle l'ordre de notre alphabet. On
a évité ainsi les ruses du hasard pur, qui aurait
bien pu produire des séquences logiques; car il ne faut
pas, dit un mathématicien, " sous-estimer la puissance
du hasard à engendrer des monstres "; le monstre, en
l'occurrence, eût été, sortant d'un certain
ordre des figures, une "philosophie de l'amour", là où il
ne faut attendre que son affirmation.
3.
Références
Pour composer ce sqjet amoureux, on a " monté " des
morceaux d'origine diverse. Il y a ce qui vient d'une lecture régulière,
celle du Werther de Goethe, Il y a ce qui vient de lectures insistantes
(le Banquet de Platon, le Zen, la psychanalyse, certains Mystiques,
Nietzsche, les lieder allemands ). Il y a ce qui vient de lectures
occasionnelles. Il y a ce qui vient de conversations d'amis. Il
y a enfin ce qui vient de ma propre vie.
Ce qui vient des livres et des amis fait parfois apparition dans
la marge du texte, sous forme de noms pour les livres et d'initiales
pour les amis. Les références qui sont ainsi données
ne sont pas d'autorité, mais d'amitié : je n'invoque
pas des garanties; je rappelle seulement, par une sorte de salut
donné en passant, ce qui a séduit, convaincu, ce
qui a donné un instant la jouissance de comprendre (d'être
compris ?). On a donc laissé ces rappels de lecture, d'écoute,
dans l'état souvent incertain, inachevé, qui convient à un
discours dont l'instance n'est rien d'autre que la mémoire
des lieux (livres, rencontres) où telle chose a été lue,
dite, écoutée. Car, si l'auteur prête ici au
sujet amoureux sa "culture", en échange, le sujet
amoureux lui passe l'innocence de son imaginaire, indifférent
aux bons usages du savoir.
Liens
brisés
© Ed
d u Seuil
|