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Tout signifie et cependant tout est surprenant. Arcimboldo fait
du fantastique avec du très connu : la somme
est d'un autre effet que l'addition des parties : on dirait qu'elle
en est le reste. Il faut comprendre ces mathématiques bizarres
: ce sont des mathématiques de l'analogie, si l'on veut
bien se rappeler qu'étymologiquement analogiaveut dire proportion
: le sens dépend du niveau auquel vous vous placez. Si vous
regardez l'image de près, vous ne voyez que des fruits et
des légumes ; si vous vous éloignez, vous ne voyez
plus qu'un homme à l'œil terrible, au pourpoint côtelé, à la
fraise hérissée (l'Été) : l'éloignement,
la proximité sont fondateurs de sens. N'est-ce pas là le
grand secret de toute sémantique vivante ? Tout vient d'un échelonnement
des articulations. Le sens naît d'une combinatoire d'éléments
insignifiants (les phonèmes, les lignes) ; mais il ne suffit
pas de combiner ces éléments à un premier
degré pour épuiser la création du sens : ce
qui a été combiné forme des agrégats
qui peuvent de nouveau se combiner entre eux, une seconde, une
troisième fois. J'imagine qu'un artiste ingénieux
pourrait prendre toutes les Têtes Composées d'Arcimboldo,
les disposer, les combiner en vue d'un nouvel effet de sens, et,
de leur arrangement, faire surgir par exemple un paysage, une ville,
une forêt : reculer la perception, c'est engendrer un nouveau
sens : pas d’autre principe, peut-être, au défilé historique
des formes (agrandir 5 cm2de Cézanne, c’est en quelque
sorte "déboucher" sur une toile de Nicolas de
Staël), et à celui des sciences humaines (la science
historique a changé le sens des événements
en les combinant à un autre niveau : les batailles, les
traités et les règnes - niveau auquel s'arrêtait
l'histoire traditionnelle -, soumis à un recul qui en diminuait
le sens, n'ont plus été que les signes d'une nouvelle
langue, d'une nouvelle intelligibilité, d'une nouvelle histoire).
* En somme, la peinture d’Arcimboldo est mobile : elle dicte
au lecteur, par son projet même, l'obligation de s'approcher
ou de s'éloigner, lui assurant que dans ce mouvement il
ne perdra aucun sens et qu'il restera toujours dans un rapport
vivant avec l'image. Pour obtenir des compositions mobiles, Calder
articulait librement des volumes ; Arcimboldo obtient un résultat
analogue en restant à même la toile : ce n’est
pas le support, c’est le sujet humain auquel il est demandé de
se déplacer : Ce choix, pour être "amusant" (dans
le cas d’Arcimboldo), n’en est pas moins audacieux,
ou tout au moins très "moderne", car il implique
une relativisation de l'espace du sens : incluant le regard du
lecteur dans la structure même de la toile, Arcimboldo passe
virtuellement d'une peinture newtonienne, fondée sur la
fixité des objets représentés, à un
art einsteinien, selon lequel le déplacement de l'observateur
fait partie du statut de l'œuvre. * Arcimboldo est animé d'une énergie
de déplacement si grande que, lorsqu'il donne plusieurs
versions d'une même tête, il produit encore là des
changements signifiants : de version en version, la tête
prend des sens différents. Nous sommes ici en pleine musique
: il y a bien un thème de base (l'Été, l’Automne,
Calvin), mais chaque variation est d'un effet différent.
Ici l'Homme saisonnier vient de mourir, l'hiver est encore roux
d'un automne tout proche ; il est déjà exsangue,
mais les paupières, encore gonflées, viennent de
se fermer ; là (et si cette seconde version a précédé la
première, peu importe), l'Homme-Hiver n'est plus qu'un cadavre
avancé, en voie de décomposition ; le visage est
crevassé, gris ; à la place de l’œil,
même fermé, il n’y a plus qu'une cavité sombre
; la langue est blafarde. De la même façon, il y a
deux Printemps (l’un est
encore timide, décoloré ; l'autre, plus sanguin,
affirme l'été proche) et deux Calvin : le Calvin
de Bergame est arrogant, celui de Suède est hideux : on
dirait que de Bergame à Stockholm (peu importe s'il s'agit
de l'ordre réel de composition), l'horrible figure s'est
délabrée, affaissée, engrisaillée ;
les yeux, d'abord méchants, deviennent morts, stupides ;
le rictus de la bouche s’accentue ; les liasses qui servent
de collerette passent du parchemin jauni au papier livide ; l'impression
est d’autant plus dégoûtante que cette tête
est formée de substances comestibles : elle devient alors, à la
lettre, immangeable : le poulet et le poisson tournent au déchet
de poubelle, ou pire : ce sont les rebuts d'un mauvais restaurant.
Tout se passe comme si, à chaque fois, la tête tremblait
entre la vie merveilleuse et la mort horrible. Ces têtes
composées sont des têtes qui se décomposent.
* Reprenons une fois de plus le procès du sens- car après
tout, c'est bien là ce qui intéresse, fascine et
inquiète chez Arcimboldo. Les "unités" d'une
langue sont là sur la toile ; contrairement aux phonèmes
du langage articulé, elles ont déjà un sens
: ce sont des choses nommables : des fruits, des fleurs, des branches,
des poissons, des gerbes, des livres, des enfants, etc. ; combinées,
ces unités produisent un sens unitaire ; mais ce sens second,
en fait, se dédouble : d'une part, je lis une tête
humaine (lecture suffisante puisque je peux nommer la forme que
je perçois, lui faire rejoindre le lexique de ma propre
langue, où existe le mot "tête"), mais d’autre
part, je lis aussi et en même temps un tout autre sens, qui
vient d'une région différente du lexique : "Été", "Hiver", "Automne", "Printemps", "Cuisinier", "Calvin", "Eau", "Feu" ;
or, ce sens proprement allégorique, je ne puis le concevoir
qu'en me référant au sens des premières unités
: ce sont les fruits qui font l'Été, les souches
de bois mort qui font l’Hiver, les poissons qui font l'Eau.
Voilà donc déjà trois sens dans une même
image ; les deux premiers sont, si l'on peut dire, dénotés,
car, pour se produire, ils n'impliquent rien d'autre que le travail
de ma perception, en tant qu’elle s'articule immédiatement
sur un lexique (le sens dénoté d'un mot est le sens
donné par le dictionnaire, et le dictionnaire suffit à me
faire lire, selon le niveau de ma perception, ici des poissons,
là une tête). Tout autre est le troisième sens,
le sens allégorique : pour lire ici la tête de l'Été ou
de Calvin, il me faut une autre culture que celle du dictionnaire
; il me faut une culture métonymique, qui me fait associer
certains fruits (et non d’autres) à l’Eté,
ou, plus subtilement encore, la hideur austère d'un visage
au puritanisme calviniste ; et dès lors que l’on quitte
le dictionnaire des mots pour une table des sens culturels, des
associations d'idées, bref pour une encyclopédie
des idées reçues, on entre dans le champ infini des
connotations. Les connotations d’Arcimboldo sont simples,
ce sont des stéréotypes. La connotation, cependant,
ouvre un procès du sens ; à partir du sens allégorique,
d’autres sens sont possibles, non plus "culturels",
ceux-là, mais surgissant des mouvements (attractifs ou répulsifs)
du corps. Au-delà de la perception et de la signification
(elle-même lexicale ou culturelle), se développe tout
un monde de la valeur : devant une tête composée d’Arcimboldo,
j'en viens à dire, non seulement : je lis, je devine, je
trouve, je comprends, mais aussi : j'aime, je n'aime pas. Le malaise,
l'effroi, le rire, le désir entrent dans la fête.
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Roland Barthes
Liens
brisés
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