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Roland BARTHES

Quelques paroles de M. Poujade , Poujade et les intellectuels

Mythologies, 1957, ed du Seuil

 

 

Quelques paroles de M. Poujade


Ce que la petite bourgeoisie respecte le plus au monde, c’est l’immanence : tout phénomène qui a son propre terme en lui-même par un simple mécanisme de retour, c’est-à-dire, à la lettre, tout phénomène payé, lui est agréable. Le langage est chargé d'accréditer, dans ses figures, sa syntaxe même, cette morale de la riposte. Par exemple, M. Poujade dit à M. Edgar Faure : «Vous prenez la responsabilité de la rupture, vous en subirez les conséquences », et l'infini du monde est conjuré, tout est ramené dans un ordre court, mais plein, sans fuite, celui du paiement. Au-delà du contenu même de la phrase, le balancement de la syntaxe, l'affirmation d'une loi selon laquelle rien ne s'accomplit sans une conséquence égale, où tout acte humain est rigoureusement contré, récupéré, bref toute une mathématique de l'équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce.
Cette rhétorique du talion a ses figures propres, qui sont toutes d'égalité. Non seulement toute offense doit être conjurée par une menace, mais même tout acte doit être prévenu. L'orgueil de «ne pas se faire rouler» n'est rien d'autre que le respect rituel d'un ordre numératif où déjouer, c'est annuler. (« Ils ont dû vous dire aussi que pour me jouer le coup de Marcellin Albert il ne fallait pas y compter.») Ainsi la réduction du monde à une pure égalité, l'observance de rapports quantitatifs entre les actes humains sont des états triomphants. Faire payer, contrer, accoucher l'événement de sa réciproque, soit en rétorquant, soit en déjouant, tout cela ferme le monde sur lui-même et produit un bonheur ; il est donc normal que l'on tire vanité de cette comptabilité morale : le panache petit-bourgeois consiste à éluder les valeurs qualitatives, à opposer aux procès de transformation la statique même des égalités (œil pour œil, effet contre cause, marchandise contre argent, sou pour sou, etc.).
M. Poujade est bien conscient que l'ennemi capital de ce système tautologique, c'est la dialectique, qu'il confond d'ailleurs plus ou moins avec la sophistique : on ne triomphe de la dialectique que par un retour incessant au calcul, à la computation des conduites humaines, à ce que M. Poujade, en accord avec l'étymologie, appelle la Raison. (« La rue de Rivoli sera-t-elle plus forte que le Parlement ? La dialectique plus valable que la Raison ? ») La dialectique risque en effet d'ouvrir ce monde que l'on prend bien soin de fermer sur ses égalités ; dans la mesure où elle est une technique de transformation, elle contredit à la structure numérative de la propriété, elle est fuite hors des bornes petite-bourgeoises, et donc d'abord anathémisée, puis décrétée pure illusion : une fois de plus dégradant un vieux thème romantique (qui alors était bourgeois), M. Poujade verse au néant toutes les techniques de l'intelligence, il oppose à la «raison » petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. (« La France est atteinte d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel. »)
Nous savons maintenant ce qu'est le réel petit-bourgeois : ce n'est même pas ce qui se voit, c'est ce qui se compte ; or ce réel, le plus étroit qu'aucune société ait pu définir, a tout de même sa philosophie : c'est le «bon sens», le fameux bon sens des «petites gens», dit M. Poujade. La petite-bourgeoisie, du moins celle de M. Poujade (Alimentation, Boucherie), possède en propre le bon sens, à la manière d'un appendice physique glorieux, d'un organe particulier de perception : organe curieux, d'ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s'aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l'argent comptant les propositions du «réel », et décréter néant tout ce qui risque de substituer l'explication à la riposte. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est, et d'assurer un monde sans relais, sans transition et sans progression. Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l'on est chez soi, à l'abri des troubles et des fuites du «rêve» (entendez d'une vision non comptable des choses). Les conduites humaines étant et ne devant être que pur talion, le bon sens est cette réaction sélective de l'esprit, qui réduit le monde idéal à des mécanismes directs de riposte.
Ainsi, le langage de M. Poujade montre, une fois de plus, que toute la mythologie petite-bourgeoise implique le refus de l'altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l'exaltation du semblable. En général, cette réduction équationnelle du monde prépare une phase expansionniste où «l'identité» des phénomènes humains fonde bien vite une «nature» et, partant, une «universalité ». M. Poujade n'en est pas encore à définir le bon sens comme la philosophie générale de l'humanité ; c'est encore à ses yeux une vertu de classe, donnée déjà, il est vrai, comme un revigorant universel. Et c'est précisément ce qui est sinistre dans le poujadisme : qu'il ait d'emblée prétendu à une vérité mythologique, et posé la culture comme une maladie, ce qui est le symptôme spécifique des fascismes.


Roland BARTHES, Mythologies, 1957

 

 

Poujade et les intellectuels

Qui sont les intellectuels, pour Poujade? Essentiellement les "professeurs" ("sorbonnards, vaillants pédagogues, intellectuels de chef-lieu-de-canton") et les techniciens (" technocrates, polytechniciens, polyvalents ou polyvoleurs"). Il se peut qu'à l'origine la sévérité de Poujade à l'égard des intellectuels soit fondée sur une simple rancoeur fiscale: le "professeur" est un profiteur d'abord parce que c'est un salarié ("Mon pauvre Pierrot, tu ne connaissais pas ton bonheur quand tu étais salarié») et puis parce qu'il ne déclare pas ses leçons particulières. Quant au technicien, c'est un sadique: sous la forme haïe du contrôleur, il torture le contribuable. Mais comme le poujadisme a cherché tout de suite à construire ses grands archétypes, l'intellectuel a bien vite été transporté de la catégorie fiscale dans celle des mythes.
Comme tout être mythique, l'intellectuel participe d'un thème général, d'une substance, l'air, c'est-à-dire (bien que ce soit là une identité peu scientifique, le vide. Supérieur, l'intellectuel plane, il ne "colle" pas à la réalité (la réalité, c'est évidemment la terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l'obscur innombrable, etc.). Un restaurateur, qui reçoit régulièrement des intellectuels, les appelle des "hélicoptères", image dépréciative qui retire au survol la puissance virile de l'avion: l'intellectuel se détache du réel, mais reste en l'air, sur place, à tourner en rond: son ascension est pusillanime, également éloignée du grand ciel religieux et de la terre solide du sens commun. Ce qui lui manque, ce sont des "racines" au coeur de la nation. Les intellectuels ne sont ni des idéalistes, ni des réalistes, ce sont des êtres embrumés, "abrutis". Leur altitude exacte est celle de la nuée, vieille rengaine aristophanesque (l'intellectuel, alors, c'était Socrate). Suspendus dans le vide supérieur, les intellectuels en sont tout emplis, ils sont "le tambour qui résonne avec du vent": on voit ici apparaître le fondement inévitable de tout anti-intellectualisme: la suspicion du langage, la réduction de toute parole adverse à un bruit, conformément au procédé constant des polémiques petites-bourgeoises, qui consiste à démasquer chez autrui une infirmité complémentaire à celle que l'on ne voit pas en soi, à charger l'adversaire des effets de ses propres fautes, à appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité.
L'altitude des esprits "supérieurs" est ici une fois de plus assimilée à l'abstraction, sans doute par l'intermédiaire d'un état commun à la hauteur et au concept et qui est la raréfaction. Il s'agit d'une abstraction mécanique, les intellectuels n'étant que des machines à penser (ce qui leur manque, ce n'est pas le "cœur", comme diraient les philosophies sentimentalistes, c'est la "roublardise", sorte de tactique alimentée par l'intuition). Ce thème de la pensée machinale est naturellement pourvu d'attributs pittoresques qui en renforcent le maléfice: d'abord le ricanement (les intellectuels sont sceptiques devant Poujade), ensuite la malignité, car la machine, dans son abstraction, est sadique: les fonctionnaires de la rue de Rivoli sont des "vicieux" qui prennent plaisir à faire souffrir le contribuable: suppôts du Système, ils en ont la froide complication, cette sorte d'invention stérile, de prolifération négative, qui déjà, à propos des jésuites, faisait pousser les hauts cris à Michelet. Les polytechniciens ont d'ailleurs, chez Poujade, à peu près le même rôle que les jésuites pour les libéraux d'autrefois: source de tous les maux fiscaux (par l'intermédiaire de la rue de Rivoli, désignation euphémique de l'Enfer), édificateurs du Système auquel ensuite ils obéissent comme des cadavres, perinde ac cadaver, selon le mot jésuite.
C'est que la science, chez Poujade, est curieusement capable d'excès. Tout fait humain, même mental, n'existant qu'à titre de quantité, il suffit de comparer son volume à la capacité du poujadiste moyen pour le décréter excessif: il est probable que les excès de la science sont précisément ses vertus, et qu'elle commence très exactement là où Poujade la trouve inutile. Mais cette quantification est précieuse à la rhétorique poujadiste, puisqu'elle engendre des monstres, ces polytechniciens, tenants d'une science pure, abstraite, qui ne s'applique au réel que sous une forme punitive.
Ce n'est pas que le jugement de Poujade sur les polytechniciens (et les intellectuels) soit désespérant: il sera possible, sans doute, de "redresser" "l'intellectuel de France". Ce dont il souffre, c'est une hypertrophie (on pourra donc l'opérer), c'est d'avoir apposé à la quantité normale d'intelligence du petit commerçant, un appendice d'une lourdeur excessive: cet appendice est curieusement constitué par la science même, à la fois objectivée et conceptualisée, sorte de matière pondéreuse qui s'accole à l'homme ou s'enlève de lui exactement comme la pomme mobile ou la parcelle de beurre que l'épicier ajoute ou retire pour obtenir une pesée juste. Que le polytechnicien soit abruti par les mathématiques, cela veut dire que, passé un certain taux de science, on aborde au monde qualitatif des poisons. Sortie des limites saines de la quantification, la science est discréditée dans la mesure où l'on ne peut plus
la définir comme un travail. Les intellectuels, polytechniciens, professeurs, sorbonnards et fonctionnaires, ne font rien: ce sont des esthètes, ils fréquentent, non le bon bistrot de province, mais les bars chic de la rive gauche. Ici apparaît un thème cher à tous les régimes forts: l'assimilation de l'intellectualité à l'oisiveté; l'intellectuel est par définition un paresseux, il faudrait le mettre une bonne fois au boulot, convertir une activité qui ne se laisse mesurer que dans son excès nocif en un travail concret, c'est-à-dire qui soit accessible à la mensuration poujadiste. On sait qu'à la limite il ne peut y avoir de travail plus quantifié - et donc plus bénéfique - que de creuser des trous ou d'entasser des pierres: cela, c'est le travail à l'état pur, et c'est d'ailleurs celui que tous les régimes post-poujadistes finissent logiquement par réserver à l'intellectuel oisif.
Cette quantification du travail entraîne naturellement une promotion de la force physique, celle des muscles, de la poitrine, des bras; inversement la tête est un lieu suspect dans la mesure même où ses produits sont qualitatifs, non quantitatifs. On retrouve ici l'ordinaire discrédit jeté sur le cerveau (le poisson pourrit par la tête, dit-on souvent chez Poujade), dont la disgrâce fatale est évidemment l'excentricité même de sa position, tout en haut du corps, près de la nue, loin des racines. On exploite à fond l'ambiguïté même de la supériorité; toute une cosmogonie se construit, qui joue sans cesse sur de vagues similitudes entre le physique, le moral et le social: que le corps lutte contre la tête, c'est toute la lutte des petits, de l'obscur vital contre l'en-haut.
Poujade lui-même a très vite développé la légende de sa force physique: pourvu d'un diplôme de moniteur, ancien de la R.A.F., rugbyman, ces antécédents répondent de sa valeur: le chef livre à ses troupes, en échange de leur adhésion, une force essentiellement mesurable, puisque c'est celle du corps. Aussi le premier prestige de Poujade (entendez le fondement de la confiance marchande que l'on peut avoir en lui), c'est sa résistance ("Poujade, c'est le diable en personne, il est increvable"). Ses premières campagnes ont été avant tout des performances physiques qui touchaient à la surhumanité ("C’est le diable en personne"). Cette force d'acier produit l'ubiquité (Poujade est partout à la fois), elle plie la matière même (Poujade crève toutes les voitures dont il se sert). Pourtant il y a en Poujade une autre valeur que la résistance, une sorte de charme physique, prodigué en sus de la force-marchandise, comme l'un de ces objets superfétatoires par lequel, dans des droits très anciens, l'acquéreur enchaînait le vendeur d'un bien immobilier; ce "pourboire", qui fonde le chef et apparaît comme le génie de Poujade, la part réservée de la qualité dans cette économie de la pure computation, c'est sa voix. Sans doute est-elle issue d'un lieu privilégié du corps, lieu à la fois médian et musclé, le thorax, qui est dans toute cette mythologie corporelle l'antitête par excellence; mais la voix, véhicule du verbe redresseur, échappe à la dure loi des quantités: au devenir de l'usure, sort des objets communs, elle substitue sa fragilité, risque glorieux des objets de luxe; pour elle, ce n'est pas le mépris héroïque de la fatigue, l'implacable endurance, qui convient: c'est la délicate caresse du vaporisateur, l'aide moelleuse du micro: la voix de Poujade reçoit en transfert l'impondérable et prestigieuse valeur dévolue, dans d'autres mythologies, au cerveau de l'intellectuel.
Il va de soi que le lieutenant de Poujade doit participer de la même prestance, plus grossière, moins diabolique toutefois, c'est le "costaud": "le viril Launay, ancien joueur de rugby... avec ses avant-bras velus et puissants... n'a pas l'air d'un enfant de Marie", Cantalou, "grand, costaud, taillé dans la masse, a le regard droit, la poignée de main virile et franche". Car, selon une crase bien connue, la plénitude physique fonde une clarté morale: seul l'être fort peut être franc. On se doute que l'essence commune à tous ces prestiges, c'est la virilité, dont le substitut moral est le "caractère", rival de l'intelligence, qui, elle, n'est pas admise au ciel poujadiste: on l'y remplace par une vertu intellectuelle particulière, la roublardise; le héros, chez Poujade, c'est un être doué à la fois d'agressivité et de malice ("C'est un gars futé"). Cette astuce, pour intellective qu'elle soit, ne réintroduit pas la raison abhorrée dans le panthéon poujadiste: les dieux petits-bourgeois la donnent ou la retirent à leur gré, selon un ordre pur de la chance: c'est d'ailleurs, tout compte fait, un don à peu près physique, comparable au flair animal; elle n'est qu'une fleur rare de la force, un pouvoir tout nerveux de capter le vent ("Moi, je marche au radar").
Inversement, c'est à travers sa disgrâce corporelle que l'intellectuel est condamné: Mendès est fichu comme l'as de pique, il a l'air d'une bouteille de Vichy (double mépris adressé à l'eau et à la dyspepsie). Réfugié dans l'hypertrophie d'une tête fragile et inutile, tout l'être intellectuel est atteint par la plus lourde des tares physiques, la fatigue (substitut corporel de la décadence: bien qu'oisif, il est congénitalement fatigué, tout comme le poujadiste, quoique laborieux, est toujours dispos. On touche ici à l'idée profonde de toute moralité du corps humain: l'idée de race. Les intellectuels sont une race, les poujadistes en sont une autre.
Pourtant Poujade a une conception de la race, à première vue, paradoxale. Constatant que le Français moyen est le produit de mélanges multiples (air connu: la France, creuset des races), c'est cette variété d'origines que Poujade oppose superbement à la secte étroite de ceux qui ne se sont jamais croisés qu'entre eux (entendez, bien sûr, les Juifs). Il s'écrie en désignant Mendès-France: "C'est toi le raciste !" puis il commente: "De nous deux, c'est lui qui peut être raciste, car il a, lui, une race." Poujade pratique à fond ce que l'on pourrait appeler le racisme du mélange, sans risque d'ailleurs, puisque le "mélange" tant vanté n'a jamais brassé, selon Poujade lui-même, que des Dupont, des Durand et des Poujade, c'est-à-dire le même et le même. Evidemment, l'idée d'une "race" synthétique est précieuse, car elle permet de jouer tantôt sur le syncrétisme, tantôt sur la race. Dans le premier cas, Poujade dispose de la vieille idée, autrefois révolutionnaire, de nation, qui a alimenté tous les libéralismes français (Michelet contre Augustin Thierry, Gide contre Barrès, etc.): "Mes aïeux, les Celtes, les Arvernes, tous se sont mélangés. Je suis le fruit du creuset des invasions et des exodes ». Dans le second cas, il retrouve sans peine l'objet raciste fondamental, le Sang (ici, c'est surtout le sang celte, celui de Le Pen, Breton solide séparé par un abîme racial des esthètes de la Nouvelle Gauche, ou le sang gaulois, dont est privé Mendès). Comme pour l'intelligence, on a affaire ici à une distribution arbitraire des valeurs: l'addition de certains sangs (celui des Dupont, des Durand et des Poujade) ne produit que du sang pur, et l'on peut rester dans l'ordre rassurant d'une sommation de quantités homogènes; mais d'autres sangs (celui, notamment, des technocrates apatrides) sont des phénomènes purement qualificatifs, par là même discrédités dans l'univers poujadiste; ils ne peuvent se mélanger, accéder au salut de la grosse quantité française, à ce "vulgaire", dont le triomphe numérique est opposé à la fatigue des intellectuels "distingués".
Cette opposition raciale entre les forts et les fatigués, les Gaulois et les apatrides, le vulgaire et le distingué, c'est d'ailleurs tout simplement l'opposition de la province et de Paris. Paris résume tout le vice français: le Système, le sadisme, l'intellectualité, la fatigue: "Paris est un monstre, car la vie est désaxée c'est la vie trépidante, étourdissante, abrutissante, du matin au soir, etc.". Paris participe de ce même poison, substance essentiellement qualitative (ce que Poujade appelle ailleurs, ne croyant pas si bien dire: la dialectique), dont on a vu qu'elle s'opposait au monde quantitatif du bon sens. Affronter la "qualité" a été pour Poujade l'épreuve décisive, son Rubicon: monter sur Paris, y récupérer les députés modérés de province corrompus par la capitale, véritables renégats de leur race, attendus au village avec des fourches, ce saut a défini une grande migration raciale, plus encore qu'une extension politique.
Face à une suspicion aussi constante, Poujade pouvait-il sauver quelque forme de l'intellectuel, donner de lui une image idéale, en un mot postuler un intellectuel poujadiste? Poujade nous dit seulement que seuls entreront dans son Olympe "les intellectuels dignes de ce nom". Nous voici donc revenus, une fois de plus, à l'une de ces fameuses définitions par identité (A = A), que j'ai appelées ici même et à plusieurs reprises des tautologies, c'est-à-dire au néant. Tout anti-intellectualisme finit ainsi dans la mort du langage, c'est-à-dire dans la destruction de la sociabilité.
La plupart de ces thèmes poujadistes, si paradoxal que cela puisse paraître, sont des thèmes romantiques dégradés. Lorsque Poujade veut définir le Peuple, c'est la préface de Ruy Blas qu'il cite longuement: et l'intellectuel vu par Poujade, c'est, à peu de chose près, le légiste et le jésuite de Michelet, l'homme sec, vain, stérile et ricaneur. C'est que la petite-bourgeoisie recueille aujourd'hui l'héritage idéologique de la bourgeoisie libérale d'hier, celle précisément qui a aidé à sa promotion sociale: le sentimentalisme de Michelet contenait bien des germes réactionnaires. Barrès le savait. N'était toute la distance du talent, Poujade pourrait encore signer certaines pages du Peuple, de Michelet (1846).
C'est pourquoi, sur ce problème précis des intellectuels, le poujadisme déborde de beaucoup Poujade; l'idéologie anti-intellectualiste saisit des milieux politiques variés, et il n'est pas nécessaire d'être poujadiste pour avoir la haine de l'idée. Car ce qui est ici visé, c'est toute forme de culture explicative, engagée, et ce qui est sauvé, c'est la culture "innocente", celle dont la naïveté laisse les mains libres au tyran. C'est pourquoi les écrivains, au sens propre, ne sont pas exclus de la famille poujadiste (certains, fort connus, ont envoyé à Poujade leurs œuvres munies de dédicaces flatteuses). Ce qui est condamné, c'est l'intellectuel, c'est-à-dire une conscience, ou mieux encore: un Regard (Poujade rappelle quelque part combien, jeune lycéen, il souffrait d'être regardé par ses condisciples). Que personne ne nous regarde, tel est le principe de l'anti intellectualisme poujadiste. Seulement, du point de vue de l'ethnologue, les conduites d'intégration et d'exclusion sont évidemment complémentaires, et, en un sens, qui n'est pas celui qu'il croit, Poujade a besoin des intellectuels, car s'il les condamne, c'est au titre de mal magique: dans la société poujadiste, l'intellectuel a Ia part maudite et nécessaire d'un sorcier dégradé.


Roland BARTHES, Mythologies, 1957

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