Histoire
de la vitesse
Vitesse de
l’acte graphique = un vrai problème de civilisation.
Pourquoi ? Parce que écrire plus vite (à une époque
où l’écriture professionnelle est manuelle),
c’est gagner du temps, donc de l’argent ? Beaucoup
d’écritures nouvelles sont donc nées du besoin
d’écrire plus vite :
a) Le démotique
égyptien = du hiéroglyphe simplifié et accéléré
par l’usage de ligatures (car, nous allons le redire à
l’instant, discontinuer le tracé prend plus de temps
que le continuer).
b) Les Sumériens,
pour écrire plus vite, ont bouleversé leur premier
système graphique : ont passé du pictogramme au
cunéiforme, du poinçon au roseau taillé en
biseau, évitant les courbes et changeant l’orientation
des tablettes.
+ gagner de
l’espace (car le support coûte cher) : notes tironiennes
(Tiron, affranchi de Cicéron) ; beaucoup, du IXè
au XVè siècle : ff = filii ? Parfois, vaut mieux
gagner de l’espace que du temps : au Moyen Âge, on
raccourcit des mots mais on enjolive, ce qui ne prend pas de place,
les accents. Pour gagner du temps, il faut savoir ce qui prend
du temps à écrire à écrire = lever
la plume ; le point coûte cher ? La ligature est donc une
opération économique et non esthétique. Nous
croyons volontiers que l’état normal de la lettre,
c’est la minuscule (que, de temps en temps, on agrandirait
et schématiserait en majuscules) ; historiquement, c’est
tout le contraire (Grecs et Latins) : d’abord capitales,
puis, à force d’accélérer, on lia les
lettres, on accepta de les irrégulariser, de les pourvoir
de hastes et de jambages, marques du lâcher de la main ?
Minuscules, produit de l’acte essentiel de l’écriture
fonctionnelle, la cursivité : que l’écriture
courre ! Après quoi ? le temps, la parole, l’argent,
la pensée, l’éblouissement, l’affect,
etc. Que ma main aille aussi vite que ma langue, mes yeux, ma
mémoire vivante : rêve démiurgique ; toute
la littérature, toute la culture, toute la « psychologie
» seraient différentes si la main n’était
pas plus lente que l’intérieur de la tête.
Il y a donc,
relativement à la littérature, tout un dossier à
établir sur la vitesse de composition graphique des Œuvres
; un dossier historique, car, semble-t-il, variations : a) D’abord,
témoignages difficiles à établir, car au
XVIIè siècle par exemple, on ne conservait pas les
brouillons, les notes préparatoires, les esquisses ; le
manuscrit n’était pas sacré ? d’où
le caractère exceptionnel des Pensées de Pascal,
où l’écriture (la graphie) se lit (difficilement)
dans son lâcher, sa vitesse, sa « roue libre ».
b) Pour beaucoup d’écrivains, la forme venait du
premier coup, et donc l’œuvre (après une préparation
qui, elle, pouvait être longue) était écrite
à une vitesse qui semble presque inconcevable e nos jours,
car il faut ajouter à cette impression de rapidité
le caractère incroyablement rapide des opérations
d’édition. Michelet faisait imprimer au fur et à
mesure qu’il écrivait (audace folle) ; par exemple,
Histoire du Moyen Âge (dernier tome sur Louis XI) : 6 novembre
1843 : commence le dernier chapitre – 4 décembre
: finit l’ouvrage – 6 décembre : l’impression
est achevée – 4 janvier : mise en vente ? Peut-être
d’autres corps d’écrivain ? Musset, à
plusieurs reprises, aurait écrit une pièce (par
exemple Les Caprices) en une nuit, aidé par l’alcool
(l’absinthe) et une prostituée nue dans la pièce.
Stendhal dicte pendant 52 jours les 500 pages de La Chartreuse
de Parme : nous avons la sténographie d’un secrétaire.
Ce problème
de la vitesse graphique – en rivalité avec la vitalité
mentale – a préoccupé explicitement certains
« intellectuels » : Quintilien, les Surréalistes
; Allemagne, fin du XIXè siècle : des intellectuels
tentent de provoquer un mouvement en faveur de l’écriture
sténographique – Husserl avait sa propre sténographie.
Types de «
main »
L’essentiel
de ce « dossier » = arriver à préciser
s’il existe deux types de « main » et, partant,
peut-être, deux types de « style » : 1) Toute
l’œuvre de Proust, sa prolixité, le caractère
quasi infini de ses phrases, l’abondance de sa correspondance,
l’aspect de sa graphie, tout cela implique que Proust écrivait
manuellement très vite, et que toute son œuvre a dépendu
de cette facilité musculaire. Proust reconnaissait (lettre
à Robert Dreyfus, 1888) qu’il écrivait au
galop ? Le « galop » suppose une sorte d’approche
asymptotique du manuel (du muscle) et du mental (de l’affectif)
: la main semble directement branchée sur le mental, elle
n’est plus un outil démultiplicatif. 2) ? L’écriture
lente : a) celle qui sans cesse a besoin de lever la plume, soit
par sur-moi de réflexion, soit par aphasie, impuissance
à trouver tout de suite le mot ; b) celle qui, par homologie
avec une certaine attitude mentale, a besoin d’appuyer,
de faire pression sur le papier (ce qui prend du temps) : inscrire
/ peindre ? Donc vouloir passer (même fantasmatiquement)
d’une œuvre qui pèse à une œuvre
qui court (par exemple de l’Essai au Roman) implique qu’on
va apprendre à écrire vite.
D’une
façon générale, on pourrait risquer de définir
l’œuvre comme un rapport cinétique entre la
tête et la main ? Ecrire consiste peut-être à
ne pas penser plus vite que la main ne peut aller, à maîtriser
le rapport, à le rendre optimal ? De là peut-on
comprendre le soin maniaque (tel il apparaît aux autres)
apporté au choix des plumes, du papier, etc., « manie
» dont se gaussent bêtement ceux qui n’y voient
qu’une fantaisie dingue, propre aux écrivains, race
à part comme on sait.
Liens
brisés
©
éditions du Seuil-IMEC
|