Il
y a soixante-cinq ans, dans l'Europe presque entièrement
asservie, la barbarie nazie décide l'exécution
de la solution finale. Une idéologie effroyable fait régner
la terreur : une idéologie raciste, fondée sur
cette croyance criminelle et folle selon laquelle certains hommes
seraient
par nature « supérieurs » à d'autres.
Et cela, au coeur d'un continent qui se considère comme
l'aboutissement de la civilisation...
Innombrables sont celles et ceux que les nazis condamnent à mort
a priori, à cause de leur origine, comme les Tsiganes, à cause
de leurs convictions religieuses ou politiques, de leurs préférences
sexuelles, de leur handicap. Mais c'est contre les juifs que se
déchaîne avec le plus de cruauté et de violence
systématique la folie nazie. Ce sont eux qui payent le tribut
le plus effrayant : six millions d'êtres humains assassinés
dans des conditions inexprimables. La quasi-disparition des juifs
d'Europe. La Shoah.
Comme dans un cauchemar, l'Occident se trouve renvoyé aux
temps les plus noirs de la barbarie. A travers la destruction des
juifs, c'est au fond toute la civilisation judéo-chrétienne,
toute la civilisation européenne, vieille de plusieurs millénaires,
qu'Hitler veut abattre : l'invention à Athènes de
la démocratie, l'éclosion à Rome d'une civilisation
fondée sur le droit, le message humaniste des Lumières
au XVIIIe siècle.
En France même, le pays des Lumières et des droits
de l'homme, le pays où tant de grands hommes se sont levés
pour l'honneur du capitaine Dreyfus, le pays qui a porté Léon
Blum à la tête du gouvernement, en France, un sombre
linceul de résignation, de lâcheté, de compromissions
recouvre les couleurs de la liberté, de l'égalité et
de la fraternité. Le pouvoir de Vichy se déshonore, édictant
de sa propre initiative, dès le 3 octobre 1940, le sinistre « statut
des juifs », qui les exclut de presque toutes les fonctions.
Les juifs de France sont d'autant plus stupéfaits de cet
antisémitisme d'Etat que leur pays est celui qui, le premier
en Europe, dès 1791, leur a accordé les droits des
citoyens. Ils aiment leur patrie avec passion. Ils se sont battus
pour elle, comme Marc Bloch et tant d'autres, en 1914 et en 1939
: soudain, devant leurs yeux incrédules, la République
abdique, rend les armes à Pétain et à Laval,
cède la place à une clique revancharde et haineuse.
Voilà soixante-cinq ans, en France, il y a la honte du premier
convoi de déportation, le 27 mars 1942. Il y a l'ordonnance
allemande du 7 juin et l'ignominie de l'étoile jaune. Il
y a le crime irréparable du Vel d'Hiv', les 16 et 17 juillet.
Il y a, du 26 au 28 août, la rafle de milliers de juifs étrangers
en zone libre.
Mesdames et Messieurs,
Il y a les ténèbres. Mais il y a aussi la lumière.
La France affamée, terrorisée, coupée en deux
par la ligne de démarcation, est étourdie par l'ampleur
de la défaite. Mais très vite, des voix s'élèvent.
Dès le 11 novembre 1940, de Gaulle écrit de Libreville
au Congrès juif mondial que le statut des juifs n'aura aucune
validité dans la France libre. Il fustige la violation,
par Vichy, « des principes de liberté et de justice égale,
sur lesquels la République française était
fondée ». Puis, dans le pire effondrement de notre
histoire, alors même que la Wehrmacht semble encore invincible,
des Françaises et des Français en très grand
nombre vont montrer que les valeurs de l'humanisme sont enracinées
dans leurs âmes. Partout, ils accueillent, cachent, sauvent
au péril de leur vie des enfants, des femmes, des hommes,
persécutés parce qu'ils sont juifs. Dans ce cauchemar éveillé que
les juifs vivent depuis 1940, la France, leur France, à laquelle
ils ont cru si intensément, n'a pas disparu. Dans les profondeurs
du pays, une lueur d'espoir se fait jour. Elle est fragile, vacillante.
Mais elle existe.
Il y a cette secrétaire de mairie qui fournit des papiers à des
familles juives, et convainc les habitants du village de partager
leurs tickets d'alimentation : le courage d'une seule personne
a cristallisé la générosité de tous.
Il y a ce couple d'hôteliers qui trouve sur le pas de sa
porte un homme échappé d'une rafle, affamé et épuisé :
ils l'hébergent pendant deux de ces années terribles.
Il y a ce boulanger qui reconnaît un adolescent arrêté et
avertit le directeur de son école : prévenu, un officier
de gendarmerie, membre de la Résistance, libère le
jeune homme. Grâce à cette chaîne humaine de
solidarité et de courage, une vie est sauvée. Il
y a ce professeur de latin qui, jusqu'au bout, tente de protéger
l'élève qu'il a présenté au concours
général. Il y a cette concierge qui entend le crissement
des freins des camions allemands, fait le tour des occupants juifs
de son immeuble pour leur dire de rester silencieux derrière
leurs portes closes, et les sauve ainsi de la déportation.
Il y a le pasteur Trocmé, qui entraîne avec lui, dans
l'accueil de centaines de juifs en fuite, tout un village, tout
un plateau de Haute-Loire : Le Chambon-sur-Lignon, dont le nom
résonne aujourd'hui dans nos coeurs. Il y a ces soeurs qui
abritent, dans leurs couvents, dans leurs pensionnats, des enfants
juifs. Il y a ces curés savoyards, devenus par la force
des choses passeurs professionnels, qui emmènent les réfugiés
de l'autre côté de la frontière. Il y a ce
général commandant une région militaire qui
refuse de prêter sa troupe pour surveiller l'embarquement
de déportés, ce qui lui vaut une révocation
immédiate. Il y a tous ces paysans, que nous a montrés
avec tant d'émotion Agnès Varda, qui accueillent,
aiment et protègent de si nombreux enfants.
Il y en a tant et tant d'autres, dans toutes les classes sociales,
dans toutes les professions, de toutes les convictions. Des milliers
de Françaises et de Français, qui sans s'interroger,
font le choix du bien. Quel courage, quelle grandeur d'âme
il leur a fallu ! Tous connaissaient les risques encourus : l'irruption
brutale de la Gestapo. L'interrogatoire. La torture. Parfois même,
la déportation et la mort.
Certains furent reconnus Justes parmi les nations. D'autres resteront
anonymes, soit qu'ils aient laissé leur vie en aidant l'autre,
soit que, dans leur modestie, ils n'aient même pas songé à faire
valoir leurs actes. Certains sont ici aujourd'hui, ainsi que ceux
qu'ils ont sauvés. Je les salue tous, avec un infini respect.
En France, grâce à cette solidarité agissante,
selon le beau mot de Serge Klarsfeld, les Justes ont contribué à protéger
les trois quarts de la population juive d'avant-guerre de la déportation,
c'est-à-dire d'une mort presque certaine : sur plus de 75
000 déportés, seuls revinrent quelque 2 500 survivants.
Et après quelles souffrances indicibles : vous pouvez en
témoigner, chère Simone Veil, vous dont le courage,
en toute occasion, est un exemple. La majorité des juifs
assassinés ont été livrés aux Allemands
par Vichy et par les collaborateurs. Mais la plupart des juifs
sauvés le furent par des Français.
Aujourd'hui, pour cet hommage de la nation aux Justes de France,
reconnus ou anonymes, nous sommes rassemblés pour évoquer
notre passé, mais aussi pour enrichir notre présent
et notre avenir. « Quiconque sauve une vie sauve l'univers
tout entier », dit le Talmud, devise qui orne la médaille
des Justes. Il faut en comprendre toute la force : en sauvant une
personne, chaque Juste a en quelque sorte sauvé l'humanité.
Cette mémoire, soyez-en certains, soyez-en fiers, perdurera
de génération en génération.
Par ce geste, vous nous incitez aussi à interroger notre
conscience. Qu'est-ce qui fait que, confronté à un
choix crucial, quelqu'un agit selon son devoir, c'est-à-dire
en considérant l'autre pour ce qu'il est, une personne humaine
avant tout ? Pour certains Justes, c'est une question de conviction
religieuse, et ceux-là, n'en doutons pas, entendent le message
de l'Eglise dans sa vérité. D'autres, parfois les
mêmes, appartiennent à des groupes longtemps opprimés,
comme les protestants, ou sont viscéralement hostiles à la
politique de Vichy. Mais, pour tous, c'est une réaction
venue du plus profond du coeur, expression la plus haute de ce
que l'on nomme la charité.
Toutes et tous, ils ont eu, vous avez eu le courage de voir et
de comprendre la détresse avec les yeux du coeur. Ce courage
anime Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse,
qui a été pour beaucoup dans la prise de conscience
des catholiques de France. Infirme, reclus dans son palais épiscopal,
il sait pourtant rendre concrètes, dans son admirable lettre
pastorale, les souffrances injustifiables endurées par ces êtres
coupables du seul crime d'être nés. Ce courage de
voir et de comprendre avec les yeux du coeur, on le trouve partout
: chez ce voisin d'immeuble, que l'on connaît à peine
et qui, sans poser de question, accueille votre famille alors que
la milice frappe aux portes.
Vous, Justes de France, vous avez transmis à la nation un
message essentiel, pour aujourd'hui et pour demain : le refus de
l'indifférence, de l'aveuglement. L'affirmation dans les
faits que les valeurs ne sont pas des principes désincarnés,
mais qu'elles s'imposent quand une situation concrète se
présente et que l'on sait ouvrir les yeux.
Plus que jamais, nous devons écouter votre message : le
combat pour la tolérance et la fraternité, contre
l'antisémitisme, les discriminations, le racisme, tous les
racismes, est un combat toujours recommencé. Si l'antisémitisme
s'est déchaîné dans les années 1930
et 1940, c'est faute d'avoir été condamné avec
la fermeté nécessaire. C'est parce qu'il a été en
quelque sorte toléré comme une opinion parmi d'autres.
Telle est la leçon de ces années noires : si l'on
transige avec l'extrémisme, il faut bien le mesurer, on
lui offre un terreau pour prospérer, et tôt ou tard
on en paye le prix. Face à l'extrémisme, il n'y a
qu'une attitude : le refus, l'intransigeance. Et c'est sans merci
qu'il faut lutter contre le négationnisme, crime contre
la vérité, perversion absolue de l'âme et de
l'esprit, forme la plus ignoble, la plus abjecte de l'antisémitisme.
Mesdames et Messieurs,
Les Justes ont fait le choix de la fraternité et de la solidarité.
Ils incarnent l'essence même de l'homme : le libre arbitre.
La liberté de choisir entre le bien et le mal, selon sa
conscience. A tous, en ce lieu où elle honore ses grands
hommes, la nation rend aujourd'hui le témoignage de son
respect et de son estime. Vous incarnez aussi la France dans ce
qu'elle a de plus universel, dans la fidélité aux
principes qui la constituent. Grâce à vous, grâce à d'autres
héros à travers les siècles, nous pouvons
regarder la France au fond des yeux, et notre histoire en face
: parfois, on y voit des moments profondément obscurs. Mais
on y voit aussi et surtout le meilleur et le plus glorieux. Notre
histoire, il faut la prendre comme un bloc. Elle est notre héritage,
elle est notre identité. C'est à partir d'elle, et
en traçant de nouveaux chemins, que nous pouvons nous engager
tête haute dans les voies de l'avenir. Oui, nous pouvons être
fiers de notre histoire ! Oui, nous pouvons être fiers d'être
français !
Ce que nous enseignent aussi l'effondrement de la République
en juin 1940, l'illusion tragique du recours à Pétain
et le déshonneur de Vichy, c'est à quel point une
nation est fragile. Dans le confort de nos certitudes d'aujourd'hui,
beaucoup ont le sentiment que la France est éternelle, que
la démocratie est naturelle, que la solidarité et
la fraternité peuvent se résumer au système
de sécurité sociale. Dans une société qui,
malgré ses difficultés, est prospère et stable,
l'idée du bonheur semble trop souvent se ramener à la
satisfaction de besoins matériels. Nous devons entendre
votre message. Une nation, c'est une communauté de femmes
et d'hommes solidaires, liés par des valeurs et un destin
communs. Chacun est dépositaire d'une parcelle de la communauté nationale,
et celle-ci n'existe que si chacun s'en sent pleinement responsable.
A un moment où montent l'individualisme et la tentation
des antagonismes, ce que nous devons voir, dans le miroir que nous
tend le visage de chaque être humain, ce n'est pas sa différence,
mais ce qu'il y a d'universel en lui. A ceux qui s'interrogent
sur ce que c'est d'être français, à ceux qui
s'interrogent sur ce que sont les valeurs universelles de la France,
vous, les Justes, avez apporté la plus magnifique des réponses,
au moment le plus noir de notre histoire.
Au nom de la France, au nom de la nation tout entière, je
m'incline aujourd'hui devant vous avec respect et reconnaissance.
Jacques Chirac
Liens
brisés
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