Histoire du journal
Le « Journal » d'Hélène Berr se présente
sous la forme de 262 feuillets volants, couverts à l'encre
bleue ou noire et au crayon d'une fine écriture qui se fait
de plus en plus hâtive au fil des pages. C'est Mariette Job,
nièce d'Hélène Berr et ancienne libraire,
qui, connaissant ce texte par des copies circulant dans sa famille,
a retrouvé le manuscrit original : selon le voeu d'Hélène,
il avait été remis après la guerre à Jean
Morawiecki, son fiancé, et était resté entre
ses mains. Aujourd'hui âgé de 86 ans, Jean Morawiecki
a fait carrière dans la diplomatie. Il a institué Mariette
Job légataire du journal. En 2002, le document a fait l'objet
d'une donation au Mémorial de la Shoah, à Paris,
où une vitrine est consacrée au destin tragique de
la jeune femme. Une présentation publique du texte, lu par
une comédienne, sera organisée le 7 février
au Mémorial.
Extraits
Le premier jour où Hélène a porté l'étoile
jaune. Le 29 mai 1942, une ordonnance allemande impose aux juifs
le port de l'étoile jaune. Le lundi 8 juin, Hélène
Berr la porte pour la première fois, fixée à sa
boutonnière par un bouquet tricolore. Le soir elle note
dans son journal :
Lundi soir
Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur.
J'ai eu beaucoup de courage toute la journée. J'ai porté la tête
haute, et j'ai si bien regardé les gens en face qu'ils détournaient
les yeux. Mais c'est dur. D'ailleurs, la majorité des gens
ne regarde pas. Le plus pénible, c'est de rencontrer d'autres
gens qui l'ont. Ce matin, je suis partie avec Maman. Deux gosses
dans la rue nous ont montrées du doigt en disant : « Hein
? T'as vu ? Juif. » Mais le reste s'est passé normalement.
Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon, qui
s'est arrêté et est descendu de bicyclette. J'ai repris
toute seule le métro jusqu'à l'Etoile. A l'Etoile,
je suis allée à l'Artisanat chercher ma blouse, puis
j'ai repris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient,
j'ai vu la jeune fille me montrer à son compagnon. Puis
ils ont parlé.
Instinctivement, j'ai relevé la tête-en plein soleil-,
j'ai entendu : "C'est écoeurant." Dans l'autobus,
il y avait une femme, une maid [domestique] probablement, qui m'avait
déjà souri avant de monter et qui s'est retournée
plusieurs fois pour sourire ; un monsieur chic me fixait : je ne
pouvais pas deviner le sens de ce regard, mais je l'ai regardé fixement.
Je suis repartie pour la Sorbonne ; dans le métro, encore
une femme du peuple m'a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes
yeux, je ne sais pourquoi. Au Quartier latin, il n'y avait pas
grand monde. Je n'ai rien eu à faire à la bibliothèque.
Jusqu'à quatre heures, j'ai traîné, j'ai rêvé,
dans la fraîcheur de la salle, où les stores baissés
laissaient pénétrer une lumière ocrée.
A quatre heures, J. M. [Jean Morawiecki] est entré. C'était
un soulagement de lui parler. Il s'est assis devant le pupitre
et est resté là jusqu'au bout, à bavarder,
et même sans rien dire. Il est parti une demi-heure chercher
des billets pour le concert de mercredi ; Nicole est arrivée
entre-temps.
Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque,
j'ai sorti ma veste et je lui ai montré l'étoile.
Mais je ne pouvais pas le regarder en face, je l'ai ôtée
et j'ai mis le bouquet tricolore qui la fixait à ma boutonnière.
Lorsque j'ai levé les yeux, j'ai vu qu'il avait été frappé en
plein coeur. Je suis sûre qu'il ne se doutait de rien. Je
craignais que toute notre amitié ne fût soudain brisée,
amoindrie par cela. Mais après, nous avons marché jusqu'à Sèvres-Babylone,
il a été très gentil. Je me demande ce qu'il
pensait. [...]
Mardi 9 juin
Aujourd'hui, cela a été encore pire
qu'hier.
Je suis éreintée comme si j'avais fait une promenade
de cinq kilomètres. J'ai la figure tendue par l'effort que
j'ai fait tout le temps pour retenir des larmes qui jaillissaient
je ne sais pourquoi.
Ce matin, j'étais restée à la maison, à travailler
du violon. Dans Mozart, j'avais tout oublié.
Mais cet après-midi tout a recommencé, je devais
aller chercher Vivi Lafon à la sortie de l'agreg [l'agrégation
d'anglais] à deux heures. Je ne voulais pas porter l'étoile,
mais j'ai fini par le faire, trouvant lâche ma résistance.
Il y a eu d'abord deux petites filles avenue de La Bourdonnais
qui m'ont montrée du doigt. Puis, au métro à l'Ecole-Militaire
(quand je suis descendue, une dame m'a dit : « Bonjour, mademoiselle »),
le contrôleur m'a dit : « Dernière voiture. » Alors,
c'était vrai le bruit qui avait couru hier. Cela a été comme
la brusque réalisation d'un mauvais rêve. Le métro
arrivait, je suis montée dans la première voiture.
Au changement, j'ai pris la dernière. Il n'y avait pas d'insignes.
Mais rétrospectivement, des larmes de douleur et de révolte
ont jailli à mes yeux, j'étais obligée de
fixer quelque chose pour qu'elles rentrent.
Je suis arrivée dans la grande cour de la Sorbonne à deux
heures tapantes, j'ai cru apercevoir Molinié au milieu,
mais, n'étant pas sûre, je me suis dirigée
vers le hall au bas de la bibliothèque. C'était lui,
car il est venu me rejoindre. Il m'a parlé très gentiment,
mais son regard se détournait de mon étoile. Quand
il me regardait, c'était au-dessus de ce niveau, et nos
yeux semblaient dire : « N'y faites pas attention. » Il
venait de passer sa seconde épreuve de philo.
Puis il m'a quittée et je suis allée au bas de l'escalier.
Les étudiants flânaient, attendaient, quelques-uns
me regardaient. Bientôt, Vivi Lafon est descendue, une de
ses amies est arrivée et nous sommes sorties au soleil.
Nous parlions de l'examen, mais je sentais que toutes les pensées
roulaient sur cet insigne. Lorsqu'elle a pu me parler seule, elle
m'a demandé si je ne craignais pas qu'on m'arrache mon bouquet
tricolore, et ensuite elle m'a dit : « Je ne peux pas voir
les gens avec ça. » Je sais bien ; cela blesse les
autres. Mais s'ils savaient, eux, quelle crucifixion c'est pour
moi. J'ai souffert, là, dans cette cour ensoleillée
de la Sorbonne, au milieu de tous les camarades. Il me semblait
brusquement que je n'étais plus moi-même, que tout était
changé, que j'étais devenue étrangère,
comme si j'étais en plein dans un cauchemar. Je voyais autour
de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leur
stupeur à tous. C'était comme si j'avais eu une marque
au fer rouge sur le front. [...]
Visite au père d'Hélène, en
partance pour Drancy
Vice-président de l'entreprise Kuhlmann, Raymond Berr,
père d'Hélène, a été arrêté le
23 juin 1942 sous prétexte que son étoile jaune était
agrafée et non cousue. Sa famille obtient de le voir à la
préfecture de police avant son départ pour Drancy
:
A partir du moment où Papa est entré, il m'a semblé brusquement
que l'après-midi se raccrochait automatiquement à ce
passé si récent où nous étions tous
ensemble, et que tout le reste n'était qu'un cauchemar.
Cela a été en quelque sorte une accalmie, une éclaircie
avant l'orage. Quand j'y réfléchis maintenant, je
m'aperçois que cela a été une bénédiction.
Nous avons revu Papa après la première phase de la
tragédie, après l'arrestation. Il nous l'a racontée.
Nous avons vu son sourire.
Nous l'avons vu partir avec le sourire. Nous savons
tout et j'ai l'impression qu'ainsi nous sommes encore plus unis,
qu'il est parti
pour Drancy lié encore plus étroitement à nous.
Il est entré avec son sourire radieux, prenant la situation
au comique : il était sans cravate, et au début cela
m'a donné un choc, on l'avait déjà dénudé en
deux heures. Papa sans cravate ; il avait l'air d'un « détenu »,
déjà. Mais cela a été fugitif. L'un
des employés, avec des excuses, lui a dit qu'il allait lui
rendre sa cravate, ses bretelles et ses lacets. Tous riaient. L'agent
nous expliquait pour nous rassurer que c'était un ordre
car hier un détenu avait essayé de se pendre. [...]
Il y avait quelque chose de comique dans cette
scène, où le
détenu était Papa, où les autorités étaient
pleines de respect et de sympathie. On se demandait ce que nous
faisions tous là.
Mais c'est parce qu'il n'y avait pas d'Allemands.
Le sens plein, le sens sinistre de tout cela ne nous apparaissait
pas, parce que
nous étions entre Français.
J'oublie de noter les détails donnés par Papa sur
son arrestation, c'est tout ce que j'ai su et je n'en saurai pas
plus avant de le revoir. Il est en effet allé rue de Greffulhe,
et ensuite avenue Foch, où un officier (moi, j'ai compris
un soldat) boche s'est jeté sur lui en l'accablant d'injures
( schwein [sale porc], etc.) et lui a arraché son étoile,
en disant : « Drancy, Drancy ». C'est tout ce que j'ai
entendu. Papa parlait d'une façon assez entrecoupée, à cause
de toutes les questions que nous lui posions.
A un moment, j'ai remarqué une plus grande animation. [...]
La porte s'est ouverte, et trois femmes sont entrées, la
mère, une grosse blonde vulgaire, la fiancée et une
autre qui devait être la soeur, on a introduit le détenu,
un jeune homme très brun, qui avait une beauté un
peu sauvage, c'était un juif italien, inculpé pour
hausse illicite [marché noir], je crois. Ils se sont tous
assis sur le banc de bois. A partir de ce moment, il y a eu du
tragique dans l'atmosphère. En même temps, nous étions,
tous les quatre ensemble, tellement éloignés de ces
pauvres gens, que je n'arrivais plus à concevoir que Papa
fût arrêté aussi. »
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