«Un soir, il y a quelques années de cela, je feuilletais
un bouquin en attendant l'heure des infos à la télévision.
Son
coupé, je jetais par intermittence un coup d' œil
sur le téléviseur.
Sans
préavis, une image capte mon attention. Une photo
de barbelés encadrant un ensemble de bâtisses en briques,
d'arbres, de miradors. Pas de doute, le décor incrusté sur
l'écran est celui d'un Lager, d'un camp. Plus précisément:
Auschwitz. Le camp central, Auschwitz I. Mon lieu de séjour
en 1944.
J'ignorais
que, ce soir-là, FR3 passait La mort est mon
métier, le film tiré de l'ouvrage de Robert Merle.
Mais
un détail m'impressionne, m'intrigue,
les arbres!
_
Où ont-ils donc tourné? Ces arbres n'existaient
pas à Auschwitz I.
Éclair. Mémoire idiote. Il y avait des arbres au
camp. Ils venaient d'être plantés, de jeunes
arbustes encore soutenus par leurs tuteurs. Et, plus de quarante
après, ils étaient montés à l'assaut
du ciel.
Le
lendemain, encore étonné de ma découverte,
j'en fais part au téléphone à une amie, une
ancienne de Bergen-Belsen, Isa C. Sa réponse arrive d'un
jet.
-
Que veux-tu, les arbres ont poussé après
notre mort.
On
ne compte plus les récits sur la déportation.
Ils se sont accumulés.
En
vain. Tout le monde écoute, personne n'entend. Peut-être
l'horreur ne peut-elle s'écrire qu'avec des hiéroglyphes
non encore décryptés à ce jour.
Malgré tout leur talent, les quatre auteurs qui ont le
plus fidèlement rendu compte de ce magma infernal, David
Rousset, Robert Antelme, Primo Levi, et André Lacaze sous
une forme plus légère, n'ont fait que décrire
la partie visible de l'iceberg. Il semble impossible d'aller au-delà,
sauf à prendre le risque de délirer.
Il
y a, dans l'histoire des camps, «quelque chose»,
présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini
ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut
pas se raconter, pas plus qu'on ne peut regarder le soleil en face
ou rester indéfiniment sous l'eau. Auschwitz ne peut pas être «mis
en mots», ni en images, ni en sons.
La
Dernière Étape, film polonais, première
tentative de raconter le Lager, n'était qu'un salmigondis
propagandiste issu du stalinisme.
La
Liste de Schindler ne montrait que de la déportation
mélo à la Hollywood et ne valait que par l'extraordinaire
séquence de l'arrivée du train à Auschwitz.
Encore que rien ne puisse rendre compte de l'effroyable odeur de
l'angoisse sécrétée par des humains vivants
en voie de décomposition. Un «objectif» n'est
pas fait pour ça.
Dans
La vie est belle, Roberto Benigni ne s'en sortait que grâce à l'artifice
du conte substitué au réel.
Art
Spiegelman, lui, a utilisé la technique de la BD dans
Maus. Quant à Claude Lanzmann, dans son remarquable Shoah,
il a été obligé de passer par la périphérie,
en faisant parler des témoins. Il a réalisé en
quelque sorte un film sans images.
Alain
Resnais, dans Nuit et Brouillard, ne dévoilait que
les conséquences physiques de l'extermination, jamais le
quotidien qui a conduit à «Ça». Idem
pour ce correspondant de guerre auprès des Alliés,
réalisateur d'un étonnant document sur la libération
de Bergen-Belsen, entièrement tourné dans un plan-séquence
bouleversant.
La
caméra voit, elle ne ressent pas. Elle ne peut pas montrer
le gouffre qui s'ouvre en chaque individu lorsque, lucide, il commence à vivre
son propre deuil. Ce n'est pas la peur de la mon qui est en cause,
mais la «chose» indescriptible, l'instant indicible
où s'effondrent toutes les structures morales, religieuses
ou autres que chacun a construites durant son existence. C'est
l'écroulement de son vécu qu'il est impossible de
traduire, ce moment où chaque déporté plonge
dans... QUOI?
Malgré tout, comme d'autres, j'ai tenté de l'évoquer
partiellement, en le romançant, dans La Gare sans nom (1)
ou La Nuit du souvenir (2). Hélas, l'imaginaire est déformant.
C'est brut, au premier degré, au niveau du coup de poing
dans la gueule, sans chercher d'explications, qu'il faut essayer
de rendre présent ce qui ne peut être regardé,
de montrer ce qui est impossible à dire.»
(1)
Paris, Éd. du Seuil, 1998.
(2) Paris, Gallimard, «Série noire», 1990.
Liens
brisés
© ed
du Seuil
|