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1999-2018

 

C'est en hiver que les jours rallongent»

Joseph BIALOT

Éditions du Seuil, 2002.

 

«Un soir, il y a quelques années de cela, je feuilletais un bouquin en attendant l'heure des infos à la télévision.

Son coupé, je jetais par intermittence un coup d' œil sur le téléviseur.

Sans préavis, une image capte mon attention. Une photo de barbelés encadrant un ensemble de bâtisses en briques, d'arbres, de miradors. Pas de doute, le décor incrusté sur l'écran est celui d'un Lager, d'un camp. Plus précisément: Auschwitz. Le camp central, Auschwitz I. Mon lieu de séjour en 1944.

J'ignorais que, ce soir-là, FR3 passait La mort est mon métier, le film tiré de l'ouvrage de Robert Merle.

Mais un détail m'impressionne, m'intrigue, les arbres!

_ Où ont-ils donc tourné? Ces arbres n'existaient pas à Auschwitz I.

Éclair. Mémoire idiote. Il y avait des arbres au camp. Ils venaient d'être plantés, de jeunes
arbustes encore soutenus par leurs tuteurs. Et, plus de quarante après, ils étaient montés à l'assaut du ciel.

Le lendemain, encore étonné de ma découverte, j'en fais part au téléphone à une amie, une ancienne de Bergen-Belsen, Isa C. Sa réponse arrive d'un jet.

- Que veux-tu, les arbres ont poussé après notre mort.

On ne compte plus les récits sur la déportation. Ils se sont accumulés.

En vain. Tout le monde écoute, personne n'entend. Peut-être l'horreur ne peut-elle s'écrire qu'avec des hiéroglyphes non encore décryptés à ce jour.

Malgré tout leur talent, les quatre auteurs qui ont le plus fidèlement rendu compte de ce magma infernal, David Rousset, Robert Antelme, Primo Levi, et André Lacaze sous une forme plus légère, n'ont fait que décrire la partie visible de l'iceberg. Il semble impossible d'aller au-delà, sauf à prendre le risque de délirer.

Il y a, dans l'histoire des camps, «quelque chose», présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut pas se raconter, pas plus qu'on ne peut regarder le soleil en face ou rester indéfiniment sous l'eau. Auschwitz ne peut pas être «mis en mots», ni en images, ni en sons.

La Dernière Étape, film polonais, première tentative de raconter le Lager, n'était qu'un salmigondis propagandiste issu du stalinisme.

La Liste de Schindler ne montrait que de la déportation mélo à la Hollywood et ne valait que par l'extraordinaire séquence de l'arrivée du train à Auschwitz. Encore que rien ne puisse rendre compte de l'effroyable odeur de l'angoisse sécrétée par des humains vivants en voie de décomposition. Un «objectif» n'est pas fait pour ça.

Dans La vie est belle, Roberto Benigni ne s'en sortait que grâce à l'artifice du conte substitué au réel.

Art Spiegelman, lui, a utilisé la technique de la BD dans Maus. Quant à Claude Lanzmann, dans son remarquable Shoah, il a été obligé de passer par la périphérie, en faisant parler des témoins. Il a réalisé en quelque sorte un film sans images.

Alain Resnais, dans Nuit et Brouillard, ne dévoilait que les conséquences physiques de l'extermination, jamais le quotidien qui a conduit à «Ça». Idem pour ce correspondant de guerre auprès des Alliés, réalisateur d'un étonnant document sur la libération de Bergen-Belsen, entièrement tourné dans un plan-séquence bouleversant.

La caméra voit, elle ne ressent pas. Elle ne peut pas montrer le gouffre qui s'ouvre en chaque individu lorsque, lucide, il commence à vivre son propre deuil. Ce n'est pas la peur de la mon qui est en cause, mais la «chose» indescriptible, l'instant indicible où s'effondrent toutes les structures morales, religieuses ou autres que chacun a construites durant son existence. C'est l'écroulement de son vécu qu'il est impossible de traduire, ce moment où chaque déporté plonge dans... QUOI?

Malgré tout, comme d'autres, j'ai tenté de l'évoquer partiellement, en le romançant, dans La Gare sans nom (1) ou La Nuit du souvenir (2). Hélas, l'imaginaire est déformant. C'est brut, au premier degré, au niveau du coup de poing dans la gueule, sans chercher d'explications, qu'il faut essayer de rendre présent ce qui ne peut être regardé, de montrer ce qui est impossible à dire.»

(1) Paris, Éd. du Seuil, 1998.
(2) Paris, Gallimard, «Série noire», 1990.

 

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