La
vie que je mène depuis quelque temps m'a plongé dans
un état d'esprit bien particulier. J'ose à peine évoquer
ma vie professionnelle, qui se résume maintenant à peu
de chose: l'écriture d'un interminable feuilleton radiophonique,
Les aventures de Louis XVII. Comme les programmes ne changent guère à Radio-Mundial,
je m'imagine au cours des prochaines années, ajoutant encore
de nouveaux épisodes aux Aventures de Louis XVII. Voilà pour
l'avenir. Mais ce soir-là, à mon retour du café RosaI,
j'ai allumé la radio. C'était l'heure, justement,
où Carlos Sirvent entamait au micro l'une des multiples
aventures de Louis XVII, telles que je les avais imaginées
après son évasion du Temple. La tombée du
soir, le silence, la voix de Sirvent qui lisait mon feuilleton
en langue espagnole pour d'hypothétiques auditeurs égarés
du côte de Tétouan, de Gibraltar ou d'Algésiras
- un autre speaker aurait pu aussi bien le lire en français,
en anglais ou en italien puisque des émissions en toutes
ces langues existent à Radio-Mundial -, la voix de plus
en plus feutrée de Sirvent qu'étouffaient des parasites,
oui tout cela ce soir-là m'a entraîné - chose
dont je n'ai pas l'habitude - à la réflexion.
Je continuerai d'écrire Les aventures de Louis XVII, tant
qu'ils en voudront, à Radio-MundiaI. Elles me rapportent
un peu d'argent et j'ai ainsi le sentiment de n'être pas
tout à fait un oisif. D'un point de vue littéraire,
cela ne vaut rien et je reconnaîtrais volontiers que la traduction
espagnole de mon texte français rend le style encore plus
morne, si ma préoccupation présente était
le style: le secrétaire de Sirvent, chargé de traduire
au fur et à mesure ce Louis XVII, ne m' a-t-il pas avoué qu'il
coupe des phrases et change les mots, non par goût de la
perfection mais pour en finir au plus vite? Je sais que la chaleur
est quelquefois accablante dans les bureaux de Radio-Mundial, surtout
quand on tape à la machine, et je lui pardonne de ne pas
respecter ma prose. J'ai écrit jadis des livres dont le
tissu était moins lâche et d'une meilleure qualité.
Mais, ce soir là, en écoutant Carlos Sirvent raconter
en espagnol Les aventures de Louis XVII, je ne pouvais m'empêcher
de penser combien ce thème que j'ai galvaudé dans
un feuilleton me touche plus qu'un autre.
C'est le thème de la survie des personnes disparues, l'espoir
de retrouver un jour ceux qu'on a perdus dans le passé.
L'irréparable n'a pas eu lieu, tout va recommencer comme
avant. « Louis XVII n'est pas mort. Il est planteur à la
Jamaïque et nous allons vous raconter son histoire. » Cette
phrase, Sirvent la prononce chaque soir, au début du feuilleton,
et l'on entend le ressac de la mer en bruit de fond, et quelques
soupirs d'harmonica. Il est affalé devant son micro, le
col de sa chemise bleue grand ouvert, et il profite des intermèdes
pour boire, au goulot, cette eau minérale dont il ne se
sépare jamais, aussi lourde et aussi indigeste que du mercure.
On la sert dans de minuscules carafons, au Rosal. Une eau des sources
de l'arrière-pays. Tout à l'heure, au début
de l'après-midi, j'étais assis sur l'une des banquettes
de moleskine du Rosal - moleskine rouge qui contraste avec le bois
sombre du bar, des petites tables, et des murs. D'habitude, à cette
heure-là il n'y a aucun client. Ils font la sieste. Et les
touristes ne fréquentent pas le Rosal. Quand je l'ai aperçue,
assise près de la grille en fer ouvragé qui sépare
le café de la salle de billard, je n'ai pas tout de suite
distingué les traits de son visage. Dehors, la lumière
du soleil est si forte qu'en pénétrant au RosaI,
vous plongez dans le noir.
La tache claire de son sac de paille. Et ses bras nus. Son visage
est sorti de l'ombre. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans.
Elle ne me prêtait aucune attention. Elle fouillait dans
le sac posé à côté d'elle sur la banquette,
et de temps en temps, les bracelets de ses poignets cliquetaient
dans le silence. Le barman s'est dirigé vers elle, tenant
des deux mains le plateau de cuivre avec une carafe d'eau et un
verre.
Elle a rempli le verre presque jusqu'à ras bord. Je ne sais
pas pourquoi, j'ai voulu la mettre en garde contre le goût
très particulier de cette eau minérale et la sensation
désagréable que l'on éprouve quand on l'avale
pour la première fois comme l'enfant qui aspire sa première
bouffée de cigarette. Mais elle n'aurait peut-être
pas aimé qu'un inconnu se mêle de ce qui ne le regardait
pas et lui donne la leçon. Elle a porté le verre à ses
lèvres et l'a bu, d'un seul trait, avec le plus grand naturel
et elle n'a pas eu le moindre froncement de sourcils.
Il me semblait avoir déjà vu son visage. Mais où?
Je m'apprêtais à lui adresser la parole quand une
sorte de pudeur m'a retenu: j'avais presque l'âge d'être
son père. Jusqu'à cet après-midi-là,
ce genre de pensée ne m'était jamais venue à l'esprit
mais il fallait bien admettre que depuis quelques années,
les enfants avaient grandi...
Elle a éparpillé sur la table des pièces de
monnaie et, d'une démarche souple, sans avoir remarqué ma
présence, elle est sortie dans un cliquetis de bracelets,
me laissant seul au fond de la salle déserte. Peut-être
l'avais-je déjà rencontrée dans le tramway
qui gravit la pente du Vellado ou qui longe la Corniche? A la plage?
Dans le hall de RadioMundial? Ou bien avais-je repéré ce
visage parmi les touristes qui se promènent dans les petites
rues, autour du Fort?
J'ai pris le tramway car je ne me sentais pas le courage de monter
a pied jusque chez moi, sous le soleil de plomb.
A l'arrêt du Vellado, le chauffeur m'attendait, assis sur
un banc, bien que nous fussions au début de l'après-midi.
Je lui ai fait un signe du bras auquel il a répondu, et
le long de l'avenue Villadeval, jusqu'à l'immeuble où j'habite,
il m'a suivi, à une dizaine de mètres de distance.
J'ai beau ralentir mon allure pour que nous marchions côte à côte,
il reste en arrière par fidélité aux consignes
qu'il a reçues. Il était le chauffeur d'une Américaine
que j'avais connue dès mon arrivée dans cette ville
et qui avait de l'affection pour moi. Au terme d'une vie sentimentale
mouvementée, elle s'était retirée dans une
villa, du côté de la Corniche. Elle est morte depuis,
mais elle a exigé, sur son testament, que son chauffeur,
en échange d'une pension, surveille mon emploi du temps
et, chaque semaine, le transmette en détail au secrétariat
de la fondation qu'elle a laissée dans cette ville. Je tiens à lui
faciliter la tâche et je lui indique moi-même, au fur
et à mesure, mes faits et gestes, souvent plusieurs jours à l'avance.
Cet emploi du temps ne varie pas : quelques heures de travail à Radio-Mundial,
un après-midi à la plage...
Il considère comme son devoir de m'attendre chaque soir à l'arrêt
du tramway, et de me suivre jusqu'à mon immeuble. Ainsi,
sa conscience est-elle tranquille. Parfois, nous buvons un verre
ensemble, à la terrasse d'un petit café de l'avenue
Villadeval. Nous parlons de tout et de rien.
J'ai pris. l'habitude de cette silhouette qui m'attend, chaque
soir, au bout de la montée du Vellado. Mais cela ne peut
pas durer éternellement. Un jour, il ne sera plus là pour
me surveiller. Il n'y aura plus personne. Quelques années
passeront encore, quelques mois, et ce sera la fin du vingtième
siècle.
© Gallimard,
1989
Liens
brisés
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