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1999-2018

 

VESTIAIRE DE L’ENFANCE

Patrick Modiano

(premières pages)

 

La vie que je mène depuis quelque temps m'a plongé dans un état d'esprit bien particulier. J'ose à peine évoquer ma vie professionnelle, qui se résume maintenant à peu de chose: l'écriture d'un interminable feuilleton radiophonique, Les aventures de Louis XVII. Comme les programmes ne changent guère à Radio-Mundial, je m'imagine au cours des prochaines années, ajoutant encore de nouveaux épisodes aux Aventures de Louis XVII. Voilà pour l'avenir. Mais ce soir-là, à mon retour du café RosaI, j'ai allumé la radio. C'était l'heure, justement, où Carlos Sirvent entamait au micro l'une des multiples aventures de Louis XVII, telles que je les avais imaginées après son évasion du Temple. La tombée du soir, le silence, la voix de Sirvent qui lisait mon feuilleton en langue espagnole pour d'hypothétiques auditeurs égarés du côte de Tétouan, de Gibraltar ou d'Algésiras - un autre speaker aurait pu aussi bien le lire en français, en anglais ou en italien puisque des émissions en toutes ces langues existent à Radio-Mundial -, la voix de plus en plus feutrée de Sirvent qu'étouffaient des parasites, oui tout cela ce soir-là m'a entraîné - chose dont je n'ai pas l'habitude - à la réflexion.
Je continuerai d'écrire Les aventures de Louis XVII, tant qu'ils en voudront, à Radio-MundiaI. Elles me rapportent un peu d'argent et j'ai ainsi le sentiment de n'être pas tout à fait un oisif. D'un point de vue littéraire, cela ne vaut rien et je reconnaîtrais volontiers que la traduction espagnole de mon texte français rend le style encore plus morne, si ma préoccupation présente était le style: le secrétaire de Sirvent, chargé de traduire au fur et à mesure ce Louis XVII, ne m' a-t-il pas avoué qu'il coupe des phrases et change les mots, non par goût de la perfection mais pour en finir au plus vite? Je sais que la chaleur est quelquefois accablante dans les bureaux de Radio-Mundial, surtout quand on tape à la machine, et je lui pardonne de ne pas respecter ma prose. J'ai écrit jadis des livres dont le tissu était moins lâche et d'une meilleure qualité. Mais, ce soir là, en écoutant Carlos Sirvent raconter en espagnol Les aventures de Louis XVII, je ne pouvais m'empêcher de penser combien ce thème que j'ai galvaudé dans un feuilleton me touche plus qu'un autre.
C'est le thème de la survie des personnes disparues, l'espoir de retrouver un jour ceux qu'on a perdus dans le passé. L'irréparable n'a pas eu lieu, tout va recommencer comme avant. « Louis XVII n'est pas mort. Il est planteur à la Jamaïque et nous allons vous raconter son histoire. » Cette phrase, Sirvent la prononce chaque soir, au début du feuilleton, et l'on entend le ressac de la mer en bruit de fond, et quelques soupirs d'harmonica. Il est affalé devant son micro, le col de sa chemise bleue grand ouvert, et il profite des intermèdes pour boire, au goulot, cette eau minérale dont il ne se sépare jamais, aussi lourde et aussi indigeste que du mercure.
On la sert dans de minuscules carafons, au Rosal. Une eau des sources de l'arrière-pays. Tout à l'heure, au début de l'après-midi, j'étais assis sur l'une des banquettes de moleskine du Rosal - moleskine rouge qui contraste avec le bois sombre du bar, des petites tables, et des murs. D'habitude, à cette heure-là il n'y a aucun client. Ils font la sieste. Et les touristes ne fréquentent pas le Rosal. Quand je l'ai aperçue, assise près de la grille en fer ouvragé qui sépare le café de la salle de billard, je n'ai pas tout de suite distingué les traits de son visage. Dehors, la lumière du soleil est si forte qu'en pénétrant au RosaI, vous plongez dans le noir.
La tache claire de son sac de paille. Et ses bras nus. Son visage est sorti de l'ombre. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Elle ne me prêtait aucune attention. Elle fouillait dans le sac posé à côté d'elle sur la banquette, et de temps en temps, les bracelets de ses poignets cliquetaient dans le silence. Le barman s'est dirigé vers elle, tenant des deux mains le plateau de cuivre avec une carafe d'eau et un verre.
Elle a rempli le verre presque jusqu'à ras bord. Je ne sais pas pourquoi, j'ai voulu la mettre en garde contre le goût très particulier de cette eau minérale et la sensation désagréable que l'on éprouve quand on l'avale pour la première fois comme l'enfant qui aspire sa première bouffée de cigarette. Mais elle n'aurait peut-être pas aimé qu'un inconnu se mêle de ce qui ne le regardait pas et lui donne la leçon. Elle a porté le verre à ses lèvres et l'a bu, d'un seul trait, avec le plus grand naturel et elle n'a pas eu le moindre froncement de sourcils.
Il me semblait avoir déjà vu son visage. Mais où? Je m'apprêtais à lui adresser la parole quand une sorte de pudeur m'a retenu: j'avais presque l'âge d'être son père. Jusqu'à cet après-midi-là, ce genre de pensée ne m'était jamais venue à l'esprit mais il fallait bien admettre que depuis quelques années, les enfants avaient grandi...
Elle a éparpillé sur la table des pièces de monnaie et, d'une démarche souple, sans avoir remarqué ma présence, elle est sortie dans un cliquetis de bracelets, me laissant seul au fond de la salle déserte. Peut-être l'avais-je déjà rencontrée dans le tramway qui gravit la pente du Vellado ou qui longe la Corniche? A la plage? Dans le hall de RadioMundial? Ou bien avais-je repéré ce visage parmi les touristes qui se promènent dans les petites rues, autour du Fort?
J'ai pris le tramway car je ne me sentais pas le courage de monter a pied jusque chez moi, sous le soleil de plomb.
A l'arrêt du Vellado, le chauffeur m'attendait, assis sur un banc, bien que nous fussions au début de l'après-midi. Je lui ai fait un signe du bras auquel il a répondu, et le long de l'avenue Villadeval, jusqu'à l'immeuble où j'habite, il m'a suivi, à une dizaine de mètres de distance.
J'ai beau ralentir mon allure pour que nous marchions côte à côte, il reste en arrière par fidélité aux consignes qu'il a reçues. Il était le chauffeur d'une Américaine que j'avais connue dès mon arrivée dans cette ville et qui avait de l'affection pour moi. Au terme d'une vie sentimentale mouvementée, elle s'était retirée dans une villa, du côté de la Corniche. Elle est morte depuis, mais elle a exigé, sur son testament, que son chauffeur, en échange d'une pension, surveille mon emploi du temps et, chaque semaine, le transmette en détail au secrétariat de la fondation qu'elle a laissée dans cette ville. Je tiens à lui faciliter la tâche et je lui indique moi-même, au fur et à mesure, mes faits et gestes, souvent plusieurs jours à l'avance. Cet emploi du temps ne varie pas : quelques heures de travail à Radio-Mundial, un après-midi à la plage...
Il considère comme son devoir de m'attendre chaque soir à l'arrêt du tramway, et de me suivre jusqu'à mon immeuble. Ainsi, sa conscience est-elle tranquille. Parfois, nous buvons un verre ensemble, à la terrasse d'un petit café de l'avenue Villadeval. Nous parlons de tout et de rien.
J'ai pris. l'habitude de cette silhouette qui m'attend, chaque soir, au bout de la montée du Vellado. Mais cela ne peut pas durer éternellement. Un jour, il ne sera plus là pour me surveiller. Il n'y aura plus personne. Quelques années passeront encore, quelques mois, et ce sera la fin du vingtième siècle.

© Gallimard, 1989

 

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