Je
ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire, ce soir-là, à la
terrasse d'un café. J'attendais que la pluie s'arrêtât,
une averse qui avait commencé de tomber au moment où Hutte
me quittait.
Quelques heures auparavant, nous nous étions retrouvés
pour la dernière fois dans les locaux de l'Agence. Hutte
se tenait derrière le bureau massif, comme d'habitude, mais
gardait son manteau, de sorte qu'on avait vraiment l'impression
d'un départ. J'étais assis en face de lui, sur le
fauteuil en cuir réservé aux clients. La lampe d'opaline
répandait une lumière vive qui m'éblouissait.
- Eh bien voilà, Guy... C'est fini..., a dit Hutte dans
un soupir.
Un dossier traînait sur le bureau. Peut-être celui
du petit homme brun au regard effaré et au visage bouffi,
qui nous avait chargés de suivre sa femme. L'après-midi,
elle allait rejoindre un autre petit homme brun au visage bouffi,
dans un hôtel meublé de la rue Vital, voisine de l'avenue
Paul-Doumer.
Hutte se caressait pensivement la barbe, une barbe poivre et sel,
courte, mais qui lui mangeait les joues. Ses gros yeux clairs étaient
perdus dans le vague. A gauche du bureau, la chaise d'osier où je
m'asseyais aux heures de travail. Derrière Hutte, des rayonnages
de bois sombre couvraient la moitié du mur: y étaient
rangés des Bottins et des annuaires de toutes espèces
et de ces cinquante dernières années. Hutte m'avait
souvent dit qu'ils étaient des outils de travail irremplaçables
dont il ne se séparerait jamais. Et que ces Bottins et ces
annuaires constituaient la plus précieuse et la plus émouvante
bibliothèque qu'on put avoir, car sur leurs pages étaient
répertoriés bien des êtres, des choses, des
mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage.
- Qu'est-ce que vous allez faire de tous ces Bottins? ai-je demandé à Hutte,
en désignant d'un mouvement large du bras les rayonnages.
- Je les laisse ici, Guy. Je garde le bail de l'appartement.
Il jeta un regard rapide autour de lui. Les deux battants de la porte qui donnait
accès à la petite pièce voisine étaient ouverts
et l'on distinguait le canapé au velours usé, la cheminée,
et la glace où se réfléchissaient les rangées d'annuaires
et de Bottins et le visage de Hutte. Souvent nos clients attendaient dans cette
pièce. Un tapis persan protégeait le parquet. Au mur, près
de la fenêtre, était accrochée une icône.
- A quoi pensez-vous, Guy?
- A rien. Alors, vous gardez le bail?
- Oui. Je reviendrai de temps en temps à Paris et l'Agence sera mon
pied-à-terre.
Il m'a tendu son étui à cigarettes;
- Je trouve ça moins triste de conserver l'Agence telle qu'elle était.
Cela faisait plus de huit ans que nous travaillions ensemble. Lui-même
avait créé cette agence de police privée en 1947 et travaillé avec
bien d'autres personnes, avant moi. Notre rôle était de fournir
aux clients ce que Hutte appelait des « renseignements mondains »,
Tout se passait, comme il le répétait volontiers, entre « gens
du monde.
- Vous croyez que vous pourrez vivre à Nice?
- Mais oui.
- Vous n'allez pas vous ennuyer?
Il a soufflé la fumée sa cigarette
- Il faut bien prendre sa retraite un jour, Guy. Il s'est levé lourdement.
Hutte doit peser plus de cent kilos et mesurer un mètre quatre-vingt-quinze.
- Mon train est à 20 h 55. Nous avons le temps de prendre un verre.
Il m'a précédé dans le couloir qui mène au vestibule.
Celui-ci a une curieuse forme ovale et des murs d'un beige déteint.
Une serviette noire, si pleine qu'on n'avait pas pu la fermer, était
posée par terre. Hutte la prit. Il la portait en la soutenant de la
main.
- Vous n'avez pas de bagages?
- J'ai fait tout envoyer d'avance.
Hutte a ouvert la porte d'entrée et j'ai éteint la lumière
du vestibule. Sur le palier, Hutte a hésité un instant avant
de refermer la porte et ce claquement métallique m'a pincé le
cœur. Il marquait la lin d'une longue période de ma vie.
- Ça fout le cafard, hein, Guy? m'a dit Hutte, et il avait sorti de
la poche de son manteau un grand mouchoir dont il s'épongeait le front.
Sur la porte, il y avait toujours la plaque rectangulaire de marbre noir ou était
inscrit en lettres dorées et pailletées :
C. M. HUTTE
Enquêtes privées.
- Je la laisse, m'a dit Hutte. Puis il a donné un tour de
clé.
Nous avons suivi l'avenue Niel jusqu'à la place Pereire.
Il faisait nuit et bien que nous entrions dans l'hiver, l'air était
tiède. place Pereire, nous nous sommes assis à la
terrasse des Hortensias. Hutte aimait ce café, parce que
les chaises y étaient cannelées, « comme avant ».
- Et vous, Guy, qu'est-ce que vous allez devenir? m'a-t-il demandé après
avoir bu une gorgée de fine à l'eau.
- Moi? Je suis sur une piste.
- Une piste?
- Oui. Une piste de mon passé...
J'avais dit cette phrase d'un ton pompeux qui l'a fait sourire.
- J'ai toujours cru qu'un jour vous retrouveriez votre passé.
Cette fois-ci, il était grave et cela m'a ému.
- Mais voyez-vous, Guy, je me demande si cela en vaut vraiment
la peine...
Il a gardé le silence. A quoi rêvait-il ?A son passé à lui
?
- Je vous donne une clé de l'Agence. Vous pouvez y aller de temps en
temps. Ça me ferait plaisir.
Il m'a tendu une clé que j'ai glissée dans la poche de mon pantalon.
- Et téléphonez-moi à Nice. Mettez-moi au courant... au
sujet de votre passé...
Il s'est levé et m'a serré la main.
- Voulez-vous que je vous accompagne au train?
- Oh non... non... C'est tellement triste...
Il est sorti du café d'une seule enjambée, en évitant
de se retourner, et j'ai éprouvé une sensation de vide. Cet homme
avait beaucoup compté pour moi. Sans lui, sans son aide, je me demande
ce que je serais devenu, voilà dix ans, quand j'avais brusquement été frappé d'amnésie
et que je tâtonnais dans le brouillard. Il avait été ému
par mon cas et grâce à ses nombreuses relations, m'avait même
procuré un état civil.
- Tenez, m'avait-il dit en me tendant une grande enveloppe qui contenait
une carte d'identité et un passeport. Vous vous appelez maintenant « Guy
Roland ».
Et ce détective que j'étais venu consulter pour qu'il mît
son habileté à rechercher des témoins ou des traces de
mon passé avait ajouté:
- Mon cher « Guy Roland », à partir de maintenant, ne regardez
plus en arrière et pensez au présent et à l'avenir. Je
vous propose de travailler avec moi...
S'il me prenait en sympathie, c'est que lui aussi - je l'appris plus tard
- avait perdu ses propres traces et que toute une partie de sa vie avait
sombré d'un
seul coup, sans qu'il subsistât le moindre fil conducteur, la moindre
attache qui aurait pu encore le relier au passé. Car qu'y a-t-il de
commun entre ce vieil homme fourbu que je vois s'éloigner dans la nuit
avec son manteau râpé et sa grosse serviette noire, et le joueur
de tennis d'autrefois, le bel et blond baron balte Constantin von Hutte?
© Gallimard,
1978
Liens
brisés
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