« Il n'est guère de famille pour peu qu'elle puisse
remonter à quatre générations qui ne prétende
avoir des droits sur quelque titre en sommeil ou bien sur quelque
château ou domaine, des droits qui ne sauraient être
soutenus devant un tribunal mais qui flattent l'imagination et
qui écourtent les heures d'oisiveté.
Les droits qu'un homme a sur son propre passé sont plus
précaires encore. »
R. L. Stevenson, Un chapitre sur les rêves.
C'était l'époque où les tournées théâtrales
ne parcouraient pas seulement la France, la Suisse et la Belgique,
mais aussi l'Afrique du Nord. J'avais dix ans. Ma mère était
partie jouer une pièce en tournée et nous habitions,
mon frère et moi, chez des amies à elle, dans un
village des environs de Paris.
Une maison d'un étage, à la façade de lierre.
L'une de ces fenêtres en saillie que les Anglais nomment
bow-windows prolongeait le salon. Derrière la maison, un
jardin en terrasses. Au fond de la première terrasse du
jardin était cachée sous des clématites la
tombe du docteur Guillotin. Avait-il vécu dans cette maison?
Y avait-il perfectionné sa machine à couper les têtes?
Tout en haut du jardin, deux pommiers et un poirier.
Les petites plaques d'émail accrochées par des chaînettes
d'argent aux carafons de liqueur, dans le salon, portaient des
noms: Izarra, Sherry, Curaçao. Le chèvrefeuille envahissait
la margelle du puits, au milieu de la cour qui précédait
le jardin. Le téléphone était posé sur
un guéridon, tout près de l'une des fenêtres
du salon.
Un grillage protégeait la façade de la maison, légèrement
en retrait de la rue du Docteur Dordaine. Un jour, on avait repeint
le grillage après l'avoir couvert de minium. Etait-ce bien
du minium, cet enduit de couleur orange qui reste vivace dans mon
souvenir? La rue du Docteur Dordaine avait un aspect villageois,
surtout à son extrémité: une institution de
bonnes sœurs, puis une ferme où on allait chercher
du lait, et, plus loin, le château. Si vous descendiez la
rue, sur le trottoir de droite, vous passiez devant la poste; à la
même hauteur, du côté gauche, vous distinguiez,
derrière une grille, les serres du fleuriste dont le fils était
mon voisin de classe. Un peu plus loin, sur le même trottoir
que la poste, le mur de l'école Jeanne-d’Arc, enfoui
sous les feuillages des platanes.
En face de la maison, une avenue en pente douce. Elle était
bordée, à droite, par le temple
protestant et par un petit bois dans les fourrés duquel
nous avions trouvé un casque de soldat allemand; à gauche,
par une demeure longue et blanche à fronton, avec un grand
jardin et un saule pleureur. Plus bas, mitoyenne de ce jardin,
l'auberge Robin des Bois.
Au bout de la pente, et perpendiculaire à elle, la route.
Vers la droite, la place de la gare,
toujours déserte, sur laquelle nous avons appris à faire
du vélo. Dans l'autre sens, vous longiez le jardin public.
Sur le trottoir de gauche, un bâtiment avec une galerie de
béton où se succédaient le marchand de journaux,
le cinéma et la pharmacie. Le fils du pharmacien était
l'un de mes camarades de classe, et, une nuit, son père
s'est tué en se pendant à une corde qu'il avait attachée à la
terrasse de la galerie. Il parait que les gens se pendent en été.
Les autres saisons, ils préfèrent se tuer en se noyant
dans les rivières. C'était le maire du village qui
l'avait dit au marchand de journaux.
Ensuite, un terrain désert où se tenait le marché,
chaque vendredi. Quelquefois s'y dressaient le chapiteau d'un cirque
ambulant et les baraques d'une fête foraine.
Vous arriviez devant la mairie et le passage à niveau. Après
avoir franchi celui-ci, vous suiviez la grande rue du village qui
montait jusqu'à la place de l'église et le monument
aux morts. Pour une messe de Noël, nous avions été,
mon frère et moi, enfants de chœur dans cette église.
© Ed
du Seuil, 1988
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