C'est étrange d'entendre parler français. À ma
descente de l'avion, j'ai senti un léger pincement au cœur.
Dans la file d'attente, devant les bureaux de la douane, je contemplais
le passeport, qui est désormais le mien, vert pâle,
orné de deux lions d'or, les emblèmes de mon pays
d'adoption. Et j'ai pensé à celui, cartonné de
bleu marine, que l'on m'avait délivré jadis, quand
j'avais quatorze ans, au nom de la République française.
J'ai indiqué l'adresse de l'hôtel au chauffeur de
taxi et je craignais qu'il n'engageait la conversation car j’avais
perdu l'habitude de m'exprimer dans ma langue maternelle. Mais
il est resté silencieux tout le long du trajet.
Nous sommes entrés dans Paris par la porte Champerret. Un
dimanche, à deux heures de l'après-midi. Les avenues étaient
désertes sous le soleil de juillet. Je me suis demandé si
je ne traversais pas une ville fantôme après un bombardement
et l'exode de ses habitants. Peut-être les façades
des immeubles cachaient-elles des décombres? Le taxi glissait
de plus en plus vite comme si son moteur était éteint
et que nous descendions en roue libre la pente du boulevard Malesherbes.
À l'hôtel, les fenêtres de ma chambre donnaient
sur la rue de Castiglione. J'ai tiré les rideaux de velours
et je me suis endormi. À mon réveil, il était
neuf heures du soir.
J'ai dîné dans la salle à manger. Il faisait
encore jour mais les appliques des murs diffusaient une lumière
crue. Un couple d'Américains occupaient une table voisine
de la mienne, elle, blonde avec des lunettes noires, lui, sanglé dans
une sorte de smoking écossais. Il fumait un cigare et la
sueur dégoulinait le long de ses tempes. J'avais très
chaud moi aussi. Le maître d'hôtel m'a salué en
anglais et je lui ai répondu dans la même langue.
A son attitude protectrice, j'ai compris qu'il me prenait pour
un Américain.
Dehors, la nuit était tombée, une nuit étouffante,
sans un souffle d'air. Sous les arcades de la rue de Castiglione,
je croisais des touristes, américains ou japonais. Plusieurs
cars stationnaient devant les grilles du jardin des Tuileries,
et sur le marchepied de l'un d'eux, un homme blond en costume de
steward accueillait les passagers, micro à la main. Il parlait
vite et fort, dans une langue gutturale et s'interrompait, d'un éclat
de rire qui ressemblait à un hennissement. Il a fermé lui-même
la portière et s'est assis à côté du
chauffeur. Le car a filé en direction de la place de la
Concorde, un car bleu clair au flanc duquel était écrit
en lettres rouges: DE GROTE REISEN ANTWERPEN.
Plus loin, place des Pyramides, d'autres cars. Un groupe de jeunes
gens, sac de toile beige en bandoulière, étaient
vautrés au pied de la statue de Jeanne d'Arc. Ils faisaient
circuler entre eux des baguettes de pain et une bouteille de Coca-Cola
dont ils versaient le contenu dans
des gobelets en carton. A mon passage, l'un d'eux s'est levé et
m'a demandé quelque chose en allemand. Comme je ne comprenais
pas cette langue, j'ai haussé les épaules en signe
d'impuissance.
Je me suis engagé dans l'avenue qui coupe le jardin jusqu'au
pont Royal. Un car de police était à l'arrêt,
feux éteints. On y poussait une ombre en costume de Peter
Pan. Des hommes encore jeunes, qui portaient tous les cheveux courts
et des moustaches, se croisaient, raides et lunaires, dans les
allées et autour des bassins. Oui, ces lieux étaient
fréquentés par le même genre de personnes qu'il
y a vingt ans et pourtant la vespasienne, à gauche, du côté de
l'arc de triomphe du Carrousel, derrière les massifs de
buis, n'existait plus. J'étais arrivé sur le quai
des Tuileries, mais je n'ai pas osé traverser la Seine et
me promener seul sur la rive gauche, ou j'avais passé mon
enfance.
Je suis resté longtemps au bord du trottoir, à regarder
le flot des voitures, le clignotement des feux rouges et des feux
verts, et, de l'autre côté du fleuve, l'épave
sombre de la gare d'Orsay. A mon retour, les arcades de la rue
de Rivoli étaient désertes. Je n'avais jamais connu
une telle chaleur la nuit, à Paris, et cela augmentait encore
le sentiment d'irréalité que j'éprouvais au
milieu de cette ville fantôme. Et si le fantôme, c'était
moi? Je cherchais quelque chose à quoi me raccrocher. L'ancienne
parfumerie lambrissée de la place des Pyramides était
devenue une agence de voyages. On avait reconstruit l'entrée
et le hall du Saint-James et d'Albany. Mais, à part ça,
rien n'avait changé. Rien. J'avais beau me le répéter à voix
basse, je flottais dans cette ville. Elle n'était plus la
mienne, elle se fermait a mon approche, comme la vitrine grillagée
de la rue de Castiglione devant laquelle je m'étais arrêté et
ou je distinguais à peine mon reflet.
Des taxis attendaient, et j'ai voulu en prendre un pour faire une
grande promenade à travers Paris et retrouver tous les lieux
familiers. Une appréhension m'a saisi, celle d'un convalescent
qui hésite à se livrer à des efforts trop
violents les premiers jours.
Le concierge de l'hôtel m'a salué en anglais. Cette
fois-ci, j'ai répondu en français et il en a paru
surpris. Il m'a tendu la clé et une enveloppe bleu ciel.
- Un message téléphonique, monsieur...
J'ai ouvert les rideaux de velours et les deux battants de la porte-fenêtre.
L'air était encore plus chaud dehors que dans la chambre. Si l'on se
penchait au balcon on voyait, à gauche, la place Vendôme noyée
de pénombre et tout au fond les lumières du boulevard des Capucines.
De temps en temps un taxi s'arrêtait, les portières claquaient
et des bribes de conversations en italien ou en anglais montaient jusqu'à moi.
De nouveau, j'ai eu envie de sortir et de me promener, au hasard. À cette
même heure quelqu'un arrivait à Paris pour la première
fois et il était ému et intrigué de traverser ces rues
et ces places, qui, à moi, ce soir, semblaient mortes.
J'ai déchiré l'enveloppe bleue du message. Yoko Tatsuke avait
téléphoné a l'hôtel en mon absence et, si je voulais
le joindre, il serait demain, toute la journée, au Concorde-Lafayette
de la porte Maillot.
J'ai été soulagé qu'il me donne rendez-vous très
tard pour le dîner, car la perspective de traverser Paris de jour, sous
ce soleil de plomb, m'accablait. À la fin de l'après-midi j'ai
fait quelques pas dehors mais sans quitter l'ombre des arcades. Rue de Rivoli,
je suis entré dans une librairie anglaise.. Au rayon «detective-stories..,
j'ai remarqué l'un de mes livres. Ainsi on trouvait à Paris la
série des Jarvis d'Ambrose Guise. Et comme la photographie de l'auteur
qui ornait la jaquette de ce livre était très sombre, je me suis
dit que personne, ici, en France, parmi ceux qui m'avaient rencontré jadis,
ne saurait jamais que cet Ambrose Guise c'était moi.
J'ai feuilleté le livre avec l'impression d'avoir abandonné Ambrose
Guise de l'autre côté de la Manche. Vingt années de ma
vie étaient, d'un seul coup, abolies. Ambrose Guise n'existait plus.
J'étais revenu au point de départ, dans la poussière et
la chaleur de Paris.
Au moment de rentrer à l'hôtel, une angoisse m'a contracté l'estomac:
on ne revient jamais au point de départ. Quel témoin se souvenait
encore de ma vie antérieure, du jeune homme qui errait à travers
les rues de Paris et s'y confondait? Qui aurait pu le reconnaître dans
cet écrivain anglais en veste de toile beige: Ambrose Guise, l'auteur
des Jarvis? Je suis remonté dans ma chambre, j'ai tiré les rideaux
et me suis allongé en travers du lit. J'ai feuilleté le journal
que l'on avait glissé en mon absence sous la porte. Je n'avais pas lu
le français depuis si longtemps que l'angoisse, de nouveau, m'a empoigné,
une sorte de vacillement, comme de retrouver des traces de moi-même après
une longue amnésie. Je suis tombé, par hasard, au bas d'une page,
sur une rubrique ou était dressée la liste des promenades et
conférences du lendemain : (…)
© Gallimard,
1984
Liens
brisés
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