Une
douzaine d'années avait passé depuis que l'on
ne m'appelait plus « la Petite Bijou» et je me trouvais à la
station de métro Châtelet à l'heure de pointe.
j'étais dans la foule qui suivait le couloir sans fin, sur
le tapis roulant. Une femme portait un manteau jaune. La couleur
du manteau avait attiré mon attention et je la voyais de
dos, sur le tapis roulant. Puis elle marchait le long du couloir
où il était indiqué « Direction Château-de-Vincennes ».
Nous étions maintenant immobiles, serrés les uns
contre les autres au milieu de l'escalier, en attendant que le
portillon s'ouvre. Elle se tenait à côté de
moi. Alors j'ai vu son visage. La ressemblance de ce visage avec
celui de ma mère était si frappante que j'ai pensé que
c'était elle.
Une photo m'était revenue en mémoire, l'une des quelques
photos que j'ai gardées de ma mère. Son visage est éclairé comme
si un projecteur l'avait fait surgir de la nuit. j'ai toujours éprouvé une
gêne devant cette photo. Dans mes rêves, chaque fois,
c'était une photo anthropométrique que quelqu'un
me tendait - un commissaire de police, un employé de la
morgue - pour que je puisse identifier cette personne. Mais je
restais muette. Je ne savais rien d'elle.
Elle s'est assise sur l'un des bancs de la station, à l'écart
des autres qui se serraient au bord du quai en attendant la rame.
Il n'y avait pas de place libre sur le banc, à côté d'elle,
et je me tenais debout, en retrait, appuyée contre un distributeur
automatique. La coupe de son manteau avait été sans
doute élégante autrefois, et sa couleur vive lui
donnait une note de fantaisie. Mais le jaune s'était terni
et il était devenu presque gris. Elle paraissait ignorer
tout ce qui l'entourait et je me suis demandé si elle resterait
là, sur le banc, jusqu'à l'heure du dernier métro.
Le même profil que celui de ma mère, le nez si particulier,
légèrement relevé du bout. Les mêmes
yeux clairs. Le même front haut. Les cheveux étaient
plus courts. Non, elle n'avait pas beaucoup changé. Les
cheveux n'étaient plus aussi blonds, mais, après
tout, j'ignorais si ma mère avait été vraiment
blonde. La bouche se contractait dans un pli d'amertume. J'avais
la certitude que c'était elle.
Elle a laissé passer une rame. Le quai était vide
pendant quelques minutes. Je me suis assise sur le banc à côté d'elle.
Puis, de nouveau, le quai était envahi d'une foule compacte.
J'aurais pu engager la conversation. Je ne trouvais pas les mots
et il y avait trop de monde autour de nous.
Elle allait s'endormir sur le banc, mais, quand le bruit de la
rame n'était encore qu'un tremblement lointain, elle s'est
levée. Je suis montée dans le wagon, derrière
elle. Nous étions séparées par un groupe d'hommes
qui parlaient très fort entre eux. Les portières
se sont refermées et c'est alors que j'ai pensé que
j'aurais dû prendre, comme d'habitude, le métro dans
l'autre direction. À la station suivante, j'ai été poussée
sur le quai par le flot de ceux qui sortaient, puis je suis remontée
dans le wagon et je me suis rapprochée d'elle.
Dans la lumière crue, elle paraissait plus vieille que sur
le quai. Une cicatrice lui barrait la tempe gauche et une partie
de la joue. Quel âge pouvait elle avoir? Une cinquantaine
d'années? Et quel âge sur les photos? Vingt-cinq ans?
Le regard était le même qu'a vingt-cinq ans, clair,
exprimant l'étonnement ou une crainte vague, et il se durcissait
brusquement. Par hasard, il s'est posé sur moi, mais elle
ne me voyait pas. Elle a sorti de la poche de son manteau un poudrier
qu'elle a ouvert, elle a rapproché le miroir de son visage,
et elle passait le petit doigt de sa main gauche au coin de la
paupière, comme pour chasser une poussière de son œil.
Le métro prenait de la vitesse, il y a eu un cahot, je me
suis retenue a la barre métallique, mais elle, elle n'a
pas perdu l'équilibre. Elle restait impassible, à se
regarder dans le poudrier. À Bastille, ils sont parvenus
tant bien que mal à monter tous, et les portières
se sont refermées avec difficulté. Elle avait eu
le temps de ranger son poudrier avant que les autres affluent dans
le wagon. À quelle station allait-elle descendre? La suivrais
je
jusqu'au bout? Était-ce vraiment nécessaire? Il faudrait
s'habituer à l'idée qu'elle habitait dans la même
ville que moi. On m'avait dit qu'elle était morte, il y
avait longtemps, au Maroc, et je n'avais jamais essayé d'en
savoir plus. « Elle était morte au Maroc »,
l'une de ces phrases qui datent de l'enfance, et dont on ne comprend
pas tout à fait la signification. De ces phrases, seule
leur sonorité vous reste dans la mémoire comme certaines
paroles de chansons qui me faisaient peur. « Il était
un petit navire... » « Elle était morte au Maroc ».
Sur mon acte de naissance était mentionnée la date
de sa naissance à elle: 1917, et, à l'époque
des photos, elle prétendait avoir vingt-cinq ans. Mais,
déjà, elle avait dû tricher sur son âge
et falsifier ses papiers pour se rajeunir. Elle a relevé le
col de son manteau comme si elle avait froid dans ce wagon où l'on était
pourtant les uns contre les autres. j'ai vu que la frange du col était
complètement élimée. Depuis quand portait-elle
ce manteau? Depuis l'époque des photos? Voilà pourquoi
le jaune était terni. Nous arriverions au bout de la ligne
et, là, un bus nous mènerait jusqu'à une banlieue
lointaine. C'était à ce moment-là que je l'aborderais.
Après la gare de Lyon, il y avait moins de monde dans le
wagon. De nouveau, son regard se posait sur moi, mais c'était
le regard que les voyageurs échangent machinalement entre
eux. «Vous souvenez-vous qu'on m'appelait la Petite Bijou?
Vous aussi, à l'époque, vous aviez pris un faux nom.
Et même un
faux prénom qui était Sonia. »
Maintenant, nous étions assises l'une en face de l'autre
sur les banquettes les plus proches des portières. «j'avais
essayé de vous retrouver dans l'annuaire et, même,
j'avais téléphoné aux quatre ou cinq personnes
qui portaient votre vrai nom, mais elles n'avaient jamais entendu
parler de vous. Je me disais qu'un jour je devrais aller au Maroc.
C'était le seul moyen de vérifier si vous étiez
bien morte. »
Après Nation, le wagon était vide, mais, elle, toujours
assise en face de moi sur la banquette, les deux mains jointes,
et les manches du manteau grisâtre découvrant ses
poignets. Des mains nues, sans la moindre bague, le moindre bracelet,
des mains gercées. Sur les photos, elle portait des bracelets
et des bagues - des bijoux massifs comme il y en avait à l'époque.
Mais aujourd'hui, plus rien. Elle avait fermé les yeux.
Encore trois stations et ce serait la fin de la ligne. Le métro
s'arrêterait à Château-deVincennes, et, moi,
je me lèverais le plus doucement possible, et je sortirais
du wagon, en la laissant endormie sur la banquette. Je monterais
dans l'autre métro, direction Pont-de-Neuilly, comme je
l'aurais fait si je n'avais pas remarqué ce manteau jaune
tout à l'heure, dans le couloir.
La rame s'est arrêtée lentement à la station
Bérault. Elle avait ouvert ses yeux qui reprenaient leur éclat
dur. Elle a jeté un regard sur le quai, puis elle s'est
levée. Je la suivais de nouveau le long du couloir, mais,
maintenant, nous étions seules. Alors, j'ai remarqué qu'elle
portait ces chaussons en tricot en forme de socquettes que l'on
appelait panchos, et cela accentuait sa démarche d'ancienne
danseuse.
Une avenue large, bordée d'immeubles, à la lisière
de Vincennes et de Saint-Mandé. La nuit tombait. Elle a
traversé l'avenue et elle est entrée dans une cabine
téléphonique. J'ai laissé s'allumer
et s'éteindre quelques feux rouges et j'ai traversé à mon
tour. Dans la cabine téléphonique, elle a mis un
certain temps avant de trouver des pièces de monnaie ou
un jeton. J'ai fait semblant d'être absorbée par la
vitrine du magasin le plus proche de la cabine, une pharmacie où il
y avait, en devanture, cette affiche qui m'effrayait dans mon enfance:
le diable soufflant du feu par la bouche.
Je me suis retournée. Elle composait un numéro de
téléphone lentement, comme si c'était la première
fois. Elle tenait le combiné des deux mains, contre son
oreille. Mais le numéro ne répondait pas. Elle a
raccroché, elle a sorti de l'une des poches du manteau un
bout de papier, et, tandis que son doigt faisait tourner le cadran,
elle ne détachait pas le regard du bout de papier. C'est
alors que je me suis demandé si elle avait un domicile quelque
part.
Cette fois-ci, quelqu'un lui avait répondu. Derrière
la vitre, elle bougeait les lèvres. Elle tenait toujours
le combiné des deux mains, et, de temps en temps, elle hochait
la tête, comme pour concentrer son attention. D'après
les mouvements des lèvres, elle parlait de plus en plus
fort, mais cette véhémence finissait par se calmer. À qui
pouvait-elle bien téléphoner? Parmi les rares objets
qui me restaient d'elle, dans la boite à biscuits en métal,
un agenda et un carnet d'adresses dataient de l'époque des
photos, cette époque où l'on m'appelait la Petite
Bijou. Quand j'étais plus jeune, je n'avais jamais la curiosité de
consulter cet agenda et ce carnet, mais, depuis quelque temps,
le soir,
j'en tournais les pages. Des noms. Des numéros de téléphone.
Je savais bien qu'il était inutile de les composer. D'ailleurs
je n'en avais pas envie.
Dans la cabine, elle continuait de parler. Elle semblait si absorbée
par cette conversation que je pouvais me rapprocher sans qu'elle
remarque ma présence. Je pouvais même faire semblant
d'attendre mon tour pour téléphoner, et saisir à travers
la vitre quelques mots qui me feraient mieux comprendre ce que
cette femme en manteau jaune et panchos était devenue. Mais
je n'entendais rien. Elle téléphonait peut-être à l'un
de ceux qui figuraient sur le carnet d'adresses, le seul qu'elle
n'avait pas perdu de vue, ou qui n'était pas mort. Souvent,
quelqu'un reste présent tout le long de votre vie, sans
que vous parveniez jamais à le décourager. Il vous
aura connu dans les moments fastes, mais, plus tard, il vous suivra
dans la débine, toujours aussi admiratif, le seul à vous
faire encore crédit, à éprouver pour vous
ce qu'on appelle la foi du charbonnier. Un clochard comme vous.
Un bon chien fidèle. Un éternel souffre-douleur.
J'essayais de m'imaginer quelle était l'allure de cet homme,
ou de cette femme, à l'autre bout du fil.
Elle est sortie de la cabine. Elle m'a jeté un regard indifférent,
le même regard qu'elle avait posé sur moi dans le
métro. J'ai ouvert la porte vitrée. Sans glisser
un jeton dans la fente, j'ai composé, au hasard, pour rien,
un numéro de téléphone, en attendant qu'elle
s'éloigne un peu. Je gardais le combiné contre mon
oreille, et il n'y avait même pas de tonalité. Le
silence. Je ne pouvais pas me résoudre à raccrocher.
Elle est entrée dans le café, à côté de
la pharmacie .J'ai hésité avant de la suivre, mais
je me suis dit qu'elle ne me remarquerait pas. Qui étions
nous toutes les deux? Une femme d'âge incertain et une jeune
fille perdues dans la foule du métro. De cette foule, personne
n'aurait réussi à nous distinguer. Et quand nous étions
remontées à l'air libre, nous étions semblables à des
milliers et des milliers de gens qui reviennent le soir dans leur
banlieue.
Elle était assise a une table du fond. Le blond joufflu du comptoir
lui avait apporté un kir. Il faudrait vérifier si elle venait
ici, chaque soir, à la même heure. Je me suis promis de retenir
le nom du café. Calciat, 96, avenue de Paris. Le nom était inscrit
sur la vitre de la porte, en arc de cercle et en caractères blancs.
Dans le métro, sur le chemin du retour, je me répétais
le nom et l'adresse pour
l'écrire dès que je le pourrais. On ne meurt pas au Maroc. On
continue de vivre une vie clandestine, après sa vie. On boit chaque
soir un kir au café Calciat et les clients ont fini par s'habituer à cette
femme au manteau jaune. On ne lui a jamais posé de questions.
Je m'étais assise à une table, pas très loin de la sienne.
Moi aussi, j'avais commandé un kir, à haute voix, pour qu'elle
l'entende, en espérant qu'elle verrait là un signe de connivence.
Mais elle était restée impassible. Elle gardait la tête
légèrement penchée, le regard à la fois dur et
mélancolique, les bras croisés et appuyés sur la table,
dans la même attitude que celle où on la voyait sur le tableau.
Qu'était-il devenu, ce tableau? Il m'avait suivie pendant toute mon
enfance. Il était accroché au mur de ma chambre a Fossombronne-la-Forêt.
On m'avait dit: « C'est le portrait de ta mère. » Un type
qui s'appelait Tola Soungouroff l'avait peint à Paris. Le nom et la
ville étaient inscrits au bas du tableau, sur le côté gauche.
Les bras étaient croisés, comme maintenant, à cette différence
près qu'un lourd bracelet à chaînons entourait l'un des
poignets. J'avais là un prétexte pour engager la conversation. « Vous
ressemblez à une femme dont j'ai vu le portrait la semaine dernière
au marché aux puces, porte de Clignancourt. Le peintre s'appelait Tola
Soungouroff. » Mais je ne trouvais pas l'élan pour me lever, et
me pencher vers elle. À supposer que je parvienne à prononcer
la phrase sans me tromper: «Le peintre s'appelait Tola Soungouroff, et
vous, Sonia, mais c'était un faux prénom; le vrai, tel qu'on
peut le lire sur mon acte de naissance, était Suzanne. » Oui,
une fois la phrase prononcée, très vite, qu'est-ce que cela m'apporterait
de plus? Elle ferait semblant de ne pas comprendre, ou bien les mots se bousculeraient
sur ses lèvres, et ils viendraient dans le désordre, parce qu'elle
n'avait parlé à personne depuis longtemps. Mais elle mentirait,
elle brouillerait les pistes, comme elle l'avait fait à l'époque
du tableau et des photos en trichant sur son âge et en se donnant un
faux prénom. Et aussi un faux nom. Et même un faux titre de noblesse.
Elle laissait croire qu'elle était née dans une famille de l'aristocratie
irlandaise. Je suppose qu'un Irlandais avait croisé son chemin, sinon
elle n'aurait pas eu cette idée-là. Un Irlandais. Mon père
peut-être qu'il serait très difficile de retrouver, et qu'elle
avait dû oublier. Elle avait sans doute oublié tout le reste,
et elle aurait été surprise que je lui en parle. Il s'agissait
d'une autre personne qu'elle. Les mensonges s'étaient dissipés
avec le temps. Mais, à l'époque, j'étais sûre qu'elle
y avait cru, à tous ces mensonges.
Le blond joufflu lui avait apporté un autre kir. Il y avait maintenant
beaucoup de monde devant le comptoir. Et ils occupaient toutes les tables.
Nous n'aurions pas pu nous entendre dans ce brouhaha. J'avais l'impression
d'être encore dans le wagon du métro. Ou plutôt dans la
salle d'attente d'une gare, sans savoir exactement quel train je devais prendre.
Mais, pour elle, il n'y avait plus de train. Elle retardait l'heure de rentrer
chez elle. Ça n'était pas très loin d'ici, sans doute.
J'étais vraiment curieuse de savoir où. Je n'avais pas du tout
envie de lui parler, je n'éprouvais à son égard aucun
sentiment particulier. Les circonstances avaient fait qu'entre nous il n'y
avait pas eu ce qui s'appelle le lait de la tendresse humaine. La seule chose
que je voulais savoir, c'était où elle avait fini par échouer,
douze ans après sa mort au Maroc.
© Gallimard,
2001
Liens
brisés
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