J'observais
ma fille, à travers l'écran vitré.
Elle dormait, appuyée sur sa joue gauche, la bouche entrouverte.
Elle avait à peine deux jours et on ne discernait pas les
mouvements de sa respiration.
Je collais mon front à la vitre. Quelques centimètres
me séparaient du berceau et je n'aurais pas été étonné s'il
s'était balancé dans l'air, en état d'apesanteur.
La branche d'un platane caressait la fenêtre avec une régularité d'éventail.
Ma fille occupait seule cette pièce blanc et bleu ciel qui
portait le nom de « Nursery Caroline Herrick ». L'infirmière
avait poussé le berceau juste devant l'écran de verre
pour que je puisse la voir.
Elle ne bougeait pas. Sur son minuscule visage flottait une expression
de béatitude. La branche continuait d'osciller en silence.
J'écrasais mon nez contre la vitre et cela faisait une tache
de buée.
Quand l'infirmière reparut, je me redressai aussitôt.
Il était près de dix-sept heures et je n'avais plus
un instant à perdre si je voulais parvenir à la mairie,
avant la fermeture de l'état civil.
Je descendis les escaliers de l'hôpital en feuilletant un
petit cahier à couverture de cuir rouge, le : « Livret
de Famille ». Ce titre m'inspirait un intérêt
respectueux comme celui que j'éprouve pour tous les papiers
officiels, diplômes, actes notariés, arbres généalogiques,
cadastres, parchemins, pedigrées... Sur les deux premiers
feuillets figurait l'extrait de mon acte de mariage, avec mes nom
et prénoms, et ceux de ma femme. On avait laissé en
blanc les lignes correspondant à : « fils de »,
pour ne pas entrer dans les méandres de mon état
civil. J'ignore en effet où je suis né et quels noms,
au juste, portaient mes parents lors de ma naissance. Une feuille
de papier bleu marine, pliée en quatre, était agrafées à ce
livret de famille: l'acte de mariage de mes parents. Mon père
y figurait sous un faux nom parce que le mariage avait eu lieu
pendant l'Occupation. On pouvait lire:
ÉTAT FRANÇAIS
Département de la Haute-Savoie Mairie de Megève...
le 24 février mil neuf cent quarante-quatre, à dix-sept
heures trente...
devant nous ont comparu publiquement en la Maison commune:
Guy Jaspaard de Jonghe et
Maria Luisa C.
Les
futurs conjoints ont déclaré l'un après
l'autre vouloir se prendre
pour époux et nous avons prononcé au nom de
la loi qu'ils sont unis par le mariage.
Que
faisaient mon père et ma mère en février
1944 à Megève? Je le saurais bientôt – pensais-je.
Et ce « de Jonghe » que mon père avait ajouté à son
premier nom d'emprunt? De Jonghe. C'était bien là une
idée à lui.
J'aperçus l'automobile de Koromindé, garée
au bord de l'avenue, à une dizaine de mètres de la
sortie de l'hôpital. Il était au volant, plongé dans
la lecture d'un magazine. Il leva la tête et me sourit.
Je l'avais rencontré la nuit précédente dans
un restaurant au décor basquo-béarnais, situé près
de la porte de Bagatelle, l'un de ces endroits où l'on échoue
quand il nous est arrivé quelque chose d'important et où l'on
n'irait jamais en temps normal. Ma fille était née à vingt
et une heures, je l'avais vue avant qu'on l'emmenât dans
la nursery, j'avais embrassé sa mère qui s'endormait.
Dehors, j'avais marché au hasard, le long des avenues désertes
de Neuilly, sous une pluie d'automne. Minuit. J'étais le
dernier dîneur de ce restaurant, où un homme dont
je ne distinguais que le dos se tenait accoudé au bar. Le
téléphone a sonné et le barman a décroché le
combiné. Il s'est tourné vers l'homme:
- C'est pour vous, monsieur Koromindé.
Koromindé... Le nom d'un des amis de jeunesse de mon père,
qui venait souvent à la maison lorsque j'étais enfant.
Il parlait au téléphone et je reconnaissais la voix
grave et très douce, le roulement des r. Il a raccroché,
je me suis levé et j'ai marché vers lui.
- Jean Koromindé?
- Lui-même.
Il me dévisageait, l'air étonné. Je me suis
présenté. Il a poussé une exclamation. Puis,
avec
un sourire triste: .
- Vous avez grandi...
- Oui, ai-je répondu après m'être voûté et
comme en m'excusant. Je lui ai annoncé que j'étais
père, depuis quelques heures. Il était ému
et il m'a offert un alcool pour fêter cette naissance.
- Père, c'est quelque chose, hein?
- Oui.
Nous avons quitté ensemble le restaurant, qui s'appelait
L'Esperia.
Koromindé m'a proposé de me ramener chez moi en voiture
et m'a ouvert la portière d'une vieille Régence noire.
Pendant le trajet, nous avons parlé de mon père.
Il ne l'avait pas revu depuis vingt ans. Moi-même je n'avais
aucune nouvelle de lui depuis dix ans. Nous ignorions l'un et l'autre
ce qu'il était devenu. Il se souvenait d'un soir de 1942
où il avait dîné en compagnie de mon père à L'Esperia
justement... Et c'était là, dans le même restaurant
que ce soir, trente ans plus tard, il apprenait la naissance de « cette
petite enfant ))...
- Comme le temps passe...
Il en avait les larmes aux yeux.
- Et. cette petite enfant, je pourrais la connaître?
C'est alors que je lui ai proposé de m'accompagner le lendemain à la
mairie pour inscrire ma fille à l'état civil. Il
en était enchanté et nous nous fixâmes rendez-vous à cinq
heures précises devant l'hôpital.
A la lumière du jour son automobile paraissait encore plus
délabrée que la veille. Il fourra le magazine qu'il
lisait dans l'une des poches de sa veste et m'ouvrit la portière.
Il portait des lunettes à grosses montures et à verres
bleuâtres.
- Nous n'avons pas beaucoup de temps, lui dis-je. L'état
civil ferme à dix-sept heures trente.
Il consulta sa montre:
- Ne vous inquiétez pas.
Il conduisait lentement, et d'une manière feutrée.
- Vous trouvez que j'ai beaucoup changé, en vingt ans?
Je fermai les yeux pour retrouver l'image que j'avais de lui à cette époque:
un homme vif et blond qui se passait sans cesse un index sur les
moustaches, parlait par petites phrases saccadées et riait
beaucoup. Toujours habillé de costumes clairs. Tel il flottait
dans mon souvenir d'enfant.
- J'ai vieilli, non?
C'était vrai. Son visage avait rétréci et
sa peau prenait une teinte grise. Il avait perdu sa belle chevelure
blonde.
- Pas tellement, ai-je dit.
Il actionnait le changement de vitesse et tournait le volant avec
des gestes amples et paresseux. Comme il s'engageait dans une avenue
perpendiculaire à celle de l'hôpital, il prit son
virage largement et la vieille Régence buta contre le trottoir.
Il haussa les épaules.
- Et votre père, je me demande s'il ressemble toujours à Rhett
Butler... vous savez... Autant en emporte le vent... .
- Moi aussi, je me le demande.
- Je suis son plus vieil ami... nous nous sommes connus à dix
ans, cité d'Hauteville...
Il conduisait au milieu de l'avenue et frôla un camion. Puis
il ouvrit d'un geste machinal la radio. Le speaker parlait de la
situation économique qui, selon lui, était de plus
en plus alarmante. Il prévoyait une crise de la gravité de
celle de 1929. J'ai pensé à la chambre blanc et bleu
où dormait ma fille et à la branche de platane qui
oscillait, en caressant la vitre.
Koromindé s'arrêta à un feu rouge. Il rêvait.
Les feux changèrent trois fois de suite et il ne démarrait
pas. Il restait impassible derrière ses lunettes teintées.
Enfin, il me demanda:
- Et votre fille, elle lui ressemble?
Que lui répondre? Mais peut-être savait-il, lui, ce
que faisaient mon père et ma mère à Megève
en février 1944 et comment avait été célébré leur étrange
mariage. Je ne voulais pas le questionner tout de suite, de peur
de le distraire encore plus et de provoquer un accident.
Nous suivions le boulevard d'Inkermann à une allure de procession.
Il me désigna sur la droite un immeuble de couleur sable
avec des fenêtres hublots et de grands balcons en demi cercle.
- Votre père a habité un mois ici... au dernier étage...
Il y avait même fêté ses vingt-cinq ans, mais
Koromindé n'en était pas sûr: tous les immeubles
où séjournait mon père, me dit-il, présentaient
la même façade. C'était ainsi. Il n'avait pas
oublié cette fin d'après-midi de l'été 37
et la terrasse que les derniers rayons du soleil éclairaient
de rose orangé. Mon père - paraît-il recevait
torse nu sous une robe de chambre. Au milieu de la terrasse, il
avait disposé un vieux canapé et des chaises de jardin.
- Et moi, je servais les apéritifs.
Il brûla un feu rouge et évita de justesse une automobile,
en traversant le boulevard Bineau, mais cela le laissa indifférent.
Il tourna à gauche et s'engagea dans la rue Borghèse.
Où menait la rue Borghèse? Je regardai ma montre.
Seize heures cinquante et une. L'état civil allait fermer.
Une panique me prit. Et si on refusait d'inscrire ma fille sur
les registres de la mairie? J'ouvris la boîte à gants,
croyant y trouver un plan de Paris et de sa banlieue.
- Vous êtes sûr que vous prenez la bonne direction?
demandai-je à Koromindé.
- Je ne crois pas.
Il s'apprêtait à faire demi-tour. Mais non, mieux
valait rouler tout droit. Nous rejoignîmes le boulevard Victor-Hugo,
puis reprîmes le boulevard d'Inkermann. Maintenant, Koromindé
appuyait à fond sur l'accélérateur. Des gouttes
de sueur coulaient le long de ses tempes. Lui aussi consultait
sa montre. Il me murmura, d'une voix blanche:
- Mon vieux, je vous jure que nous arriverons à temps.
Il brûla de nouveau un feu rouge. Je fermai les yeux. Il
accéléra encore et klaxonna par petits coups brefs.
La vieille Régence tremblait. Nous arrivions avenue du Roule.
Devant l'église, nous tombâmes en panne.
Nous abandonnâmes la Régence et marchâmes au
pas de charge en direction de la mairie, à deux cents mètres
plus loin, sur l'avenue. Koromindé boitait un peu et je
le précédais. Je me mis à courir: Koromindé aussi,
mais il traînait la jambe gauche et bientôt je le distançai
d'une bonne longueur. Je me retournai: il agitait le bras en signe
de détresse, mais je courais de plus en plus vite. Koromindé,
découragé, ralentit son allure. Il s'épongeait
le front et les tempes à l'aide d'un mouchoir bleu marine.
En escaladant les marches de la mairie, je lui fis de grands gestes.
Il parvint à me rejoindre et il était si essoufflé qu'il
ne pouvait plus émettre un seul son. Je le pris par le poignet
et nous traversâmes le hall où une pancarte indiquait: « Etat
civil - 1er étage, porte gauche». Koromindé était
livide. Je pensai qu'il allait avoir une défaillance cardiaque
et le soutins quand nous montâmes les escaliers. Je poussai
la porte de l'état civil d'un coup d'épaule, tandis
que des deux mains je maintenais Koromindé debout. Il trébucha
et m'entraîna de tout son poids. Nous glissâmes et
tombâmes à la renverse au milieu de la pièce,
et les préposés à l'état civil nous
regardaient, bouche bée, derrière les grilles du
guichet.
Je me relevai le premier et me dirigeai en m'éclaircissant
la gorge vers le guichet. Koromindé s'affala sur une banquette,
au fond de la pièce.
Ils étaient trois: deux femmes en chemisier, la cinquantaine
sévère et nerveuse, .les cheveux ardoise coupés
courts et qui se ressemblaient comme des jumelles. Un homme grand
aux moustaches épaisses et laquées.
- Vous désirez? dit l'une des femmes.
Elle avait un ton à la fois peureux et menaçant.
- C'est pour un état civil.
- Vous auriez pu venir plus tôt, dit l'autre femme sans aménité.
L'homme me fixait en plissant les yeux. Notre apparition brutale
avait été du plus mauvais effet.
- Dites-leur que nous regrettons très véritablement
ce retard, souffla Koromindé du fond de la pièce.
On devinait à ce « très véritablement » que
le français n'était pas sa langue maternelle. Il
me rejoignit en boitant. L'une des femmes nous glissa une feuille
sous le guichet et dit d'une voix perfide:
- Remplissez le questionnaire.
Je fouillai dans mes poches à la recherche d'un stylo, puis
me tournai vers Koromindé. Celui-ci me tendit un crayon.
- Pas au crayon, siffla le moustachu.
Ils se tenaient tous les trois debout, derrière la grille, à nous
observer en silence.
- Vous n'auriez pas... un stylo? demandai-je.
Le moustachu parut stupéfait. Les deux jumelles croisèrent
les bras sur leur poitrine.
- Un stylomine, je vous prie, répéta Koromindé,
d'une voix plaintive.
Le moustachu passa un stylo bille de couleur verte à travers
le grillage. Koromindé le remercia. Les deux jumelles gardaient
les bras croisés, en signe de désapprobation.
Koromindé me tendit le stylo bille et je commençai à remplir
le questionnaire à l'aide des indications du « Livret
de Famille ». Je voulais que ma fille s'appelât Zénaïde,
peut-être en
souvenir d'une Zénaïde Rachewski, belle femme qui avait ébloui
mon enfance. Koromindé s'était levé et il
jetait un œil par-dessus mon épaule pour superviser
ce que j'écrivais.
Lorsque j'eus fini, Korominde prit la feuille et la lut, les sourcils
froncés. Puis il la tendit à l'une des jumelles.
- Ce n'est pas dans le calendrier français, dit-elle en
pointant son index sur le prénom « Zénaïde » que
j'avais calligraphié en énormes lettres majuscules.
- Et alors, madame? demanda Koromindé, d'une voix altérée.
- Vous ne pouvez pas donner ce prénom.
L'autre jumelle avait rapproché sa tête de celle de
sa sœur et leurs fronts se touchaient. J'étais effondré.
- Alors, que faire, madame? demanda Koromindé.
Elle avait décroché le téléphone et
composé un numéro à deux chiffres.
Elle demandait si le prénom « Zénaïde » figurait « sur
la liste ». La réponse était: NON.
- Vous ne pouvez pas donner ce prénom. Je vacillai, la gorge
serrée. ,
Le moustachu s'approcha à son tour et prit le formulaire.
- Mais si, mademoiselle, chuchota Koromindé, comme s'il
dévoilait un secret. Nous pouvons donner ce prénom.
Et il leva la main, très lentement, en signe de bénédiction.
- C'était le prénom de sa marraine
Le moustachu se pencha et appuya son front de bélier contre
les grillages.
- Dans ce cas, messieurs, il s'agit d'un problème particulier,
et la chose est tout à fait différente.
Il avait une voix onctueuse qui ne correspondait pas du tout à son
physique.
- Certains prénoms se transmettent dans les familles, et
si curieux fussent-ils, nous n'avons rien à dire. Absolument
rien.
Il moulait ses phrases et chaque mot sortait de sa bouche imprégné de
vaseline.
- Va pour Zénaïde"
- Merci, monsieur. Merci!
Il eut un geste excédé en direction des deux jumelles
et fit la pirouette comme un danseur avant de disparaÎtre.
On entendit quelqu'un taper à la machine dans la pièce
du fond. Koromindé et moi, nous ne savions pas très
bien si nous devions attendre. Les deux jumelles triaient une pile
de papiers en conversant à voix très basse.
- Beaucoup de naissances, aujourd'hui, mesdames? Ça marche?
demanda Koromindé, comme s'il voulait se rappeler à leur
souvenir.
Elles ne répondirent pas. J'allumai une cigarette, présentai
le paquet à Koromindé, puis aux deux femmes.
- Une cigarette, mesdames?
Mais elles feignirent de n'avoir pas entendu. Enfin, le moustachu
passa la tête dans l'embrasure d'une porte latérale
et nous dit:
- Par ici, messieurs.
Nous nous retrouvâmes de l'autre côté du grillage,
là où officiaient les deux jumelles et le moustachu.
Celui-ci nous fit signe d'entrer dans la salle du fond. Les deux
jumelles continuaient de brasser mécaniquement leurs piles
de feuillets.
Une petite pièce en coin dont les deux fenêtres donnaient
sur une rue. Des murs vides, couleur havane. Un bureau de bois
sombre à nombreux tiroirs et au milieu duquel était
ouvert un registre.
- Messieurs, si vous voulez relire et signer.
Le texte, tapé à la machine, sans une seule faute
de frappe, précisait qu'une enfant de sexe féminin,
nommée Zénaïde, était née à neuf
heures du soir, le 22 octobre, de cette année... Une dizaine
de lignes auxquelles avait été réservée
une page entière du registre. Et les mêmes indications
sur la page suivante.
- Le double, messieurs.
Cette fois, il me tendait un stylo massif, à capuchon d'or.
- Vous avez relu? Pas d'erreurs? Demanda t-il.
- Pas d'erreurs, répondis-je.
- Pas d'erreurs, dit Koromindé en écho.
Je pris le stylographe et lentement, d'une grande écriture
saccadée, je traçai, au bas des deux pages, mes nom
et prénoms.
Ce fut au tour de Koromindé. Il ôta ses lunettes teintées.
Un sparadrap maintenait ouverte la paupière de son œil
droit et lui donnait un air de boxeur égaré. Il signa
d'une plume encore plus tremblante que la mienne: Jean Koromindé.
- Vous êtes un ami de la famille? demanda le moustachu.
- Un ami du grand-père.
Un jour, dans vingt ans, si elle avait la curiosité de consulter
ce registre - mais pourquoi l'aurait-elle? -, à la vue de
cette signature, Zénaïde se demanderait qui était
ce Jean Koromindé.
- Voilà, tout est bien qui finit bien, déclara gentiment
le moustachu.
Il me considérait avec un regard très doux, presque
paternel, et qui me sembla même légèrement
embué. Il nous tendit une main timide que nous serrâmes
chacun à notre tour. Et je compris alors pourquoi il portait
cette moustache. Sans elle, ses. traits se seraient affaissés
et il aurait certainement perdu l'autorité si nécessaire
aux fonctionnaires de l'état civil.
Il ouvrit une porte.
- Vous pouvez descendre par cet escalier, nous dit-il, d'une voix
complice, comme s'il nous indiquait un passage secret. Au revoir,
messieurs. Et bonne chance. Bonne chance...
Sur le perron de la mairie, nous étions tout drôles.
Voilà, nous avions rempli une formalité
importante, et cela s'était passé simplement. Le
soir tombait. Il fallait remettre la Régence en marche.
Nous nous adressâmes à un garagiste qui découvrit
que l'automobile avait besoin d'une réparation sérieuse.
Koromindé viendrait la chercher le lendemain. Nous décidâmes
de regagner Paris à pied.
Nous suivions l'avenue du Roule. Koromindé ne traînait
plus la jambe et marchait d'un pas vif. Je ne pouvais m'empêcher
de penser au grand registre ouvert sur le bureau. Ainsi, c'était
cela, un registre d'état civil. Nous pensions à la
même chose puisque Koromindé me dit:
- Vous avez vu? C'est drôle, un registre d'état civil?
Hein?
Et lui? avait-il été enregistré à un état
civil quelconque? Quelle était sa nationalité d'origine?
Belge? Allemand? Balte? Plutôt Russe, je crois. Et mon père,
avant qu'il ne s'appelât « Jaspaard » et qu'il
n'eut ajouté « de Jonghe» à ce nom';)
Et ma mère? Et tous les autres? Et moi? Il devait se trouver
quelque part des registres aux feuilles jaunies, où nos
noms et nos prénoms et nos dates de naissance, et les noms
et prénoms de nos parents, étaient inscrits à la
plume, d'une
é
criture aux jambages compliqués. Mais où se trouvaient
ces registres?
Koromindé, à côté de moi, sifflotait.
La poche de son pardessus était déformée par
la revue qu'il lisait dans sa voiture et dont j'apercevais le titre
en caractères rouges: Le Haut-Parleur. De nouveau, j'eus
envie de lui demander ce que faisaient mon père et ma mère à Megève
en février 1944. Mais le savait-il? Après trente
ans, les souvenirs... Nous étions arrivés au bout
de l'avenue du Roule. Il faisait nuit et les feuilles mortes que
la pluie avait imprégnées de boue collaient aux talons.
Koromindé frottait de temps en temps les semelles de ses
chaussures contre la bordure du trottoir. Je guettais le passage
des autos, à la recherche d'un taxi vide. Mais non, après
tout, autant continuer à pied.
Nous nous engagions avenue de la Porte-desTernes dans ce quartier
que l'on avait éventré pour construire le périphérique.
Une zone comprise entre Maillot et Champerret, bouleversée,
méconnaissable, comme après un bombardement.
- Un jour, je suis venu par ici avec votre père, me dit
Koromindé.
- Ah bon?
Oui, mon père l'avait emmené en automobile par ici.
Il cherchait un garagiste qui lui procurerait une pièce
de rechange pour sa Ford. Il ne se souvenait plus de l'adresse
exacte et longtemps Koromindé et lui avaient sillonné ce
quartier, aujourd'hui complètement détruit. Rues
bordées d'arbres dont les feuillages formaient des voûtes.
De chaque côté, des garages et des hangars qui paraissaient
abandonnés. Et la douce odeur de l'essence. Enfin, ils s'étaient
arrêtés devant un établissement, fournisseur
de « matériel américain ». L'avenue de
la Porte-de-Villiers ressemblait au mail d'une toute petite ville
du Sud-ouest, avec ses quatre rangées de platanes. Ils s'assirent
sur un banc en attendant que le garagiste eut terminé la
réparation. Un chien-loup était allongé en
bordure du trottoir et dormait. Des enfants se poursuivaient au
milieu de l'avenue déserte, parmi les flaques de soleil.
C'était un samedi après-midi d'août, juste
après la guerre. Ils ne parlaient pas. Mon père -
parait-il- était d'humeur mélancolique. Koromindé,
lui, comprenait que leur jeunesse était finie.
Nous arrivions avenue des Ternes et Koromindé recommençait à boiter.
Je lui pris le bras. Les lampadaires s'allumaient boulevard Gouvion-Saint-Cyr.
C'était l'heure des longues files de voitures, de la foule,
des bousculades, mais rien de tout cela ne pénétrait
dans la nursery. Je revis le balancement serein de la branche contre
la vitre.
En somme, nous venions de participer au début de quelque
chose. Cette petite fille serait un peu notre déléguée
dans l'avenir. Et elle avait obtenu du premier coup le bien mystérieux
qui s'était toujours dérobé devant nous: un état
civil.
© Gallimard,
1977
Liens
brisés
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