Une vieille bavarde
Un postillon gris
Un âne qui regarde
La corde d'un puits
Des lys et des roses
Dans un pot de moutarde
Voilà le chemin
Qui mène à Paris.
LAMARTINE
Ce dimanche soir de novembre, j'étais dans la rue de l'Abbé-de-l'Épée.
Je longeais le grand mur de l'Institut des sourds-muets. A gauche
se dresse le clocher de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
J'avais gardé le souvenir d'un café à l'angle
de la rue Saint-Jacques ou j'allais après avoir assisté à une
séance de cinéma, au Studio des Ursulines.
Sur le trottoir, des feuilles mortes. Ou les pages calcinées
d'un vieux dictionnaire Gaffiot. C'est le quartier des écoles
et des couvents. Quelques noms surannés me revenaient en
mémoire: Estrapade, Contrescarpe, Tournefort, Pot-de-Fer...
J'éprouvais de l'appréhension à traverser
des endroits où je n'avais pas mis les pieds depuis l'âge
de dix-huit ans, quand je fréquentais un lycée de
la Montagne-Sainte-Geneviève.
J'avais le sentiment que les lieux étaient restés
dans l'état où je les avais laissés au début
des années soixante et qu'ils avaient été abandonnés à la
même époque, voilà plus de vingt-cinq ans.
Rue Gay-Lussac - cette rue silencieuse où l'on avait jadis
arraché des pavés et dressé des barricades
-, la porte d'un hôtel était murée et la plupart
des fenêtres n'avaient plus de vitres. Mais l'enseigne demeurait
fixée au mur: Hôtel de l'Avenir. Quel avenir? Celui,
déjà révolu, d'un étudiant des années
trente, louant une petite chambre de cet hôtel, à sa
sortie de l'École normale supérieure, et le samedi
soir y invitant ses anciens camarades. Et l'on faisait le tour
du pâté d'immeubles pour voir un film au Studio des
Ursulines. Je suis passé devant la grille et la maison blanche
aux persiennes, dont le cinéma occupe le rez-de-chaussée.
Le hall était allumé. J'aurais pu marcher jusqu'au
Val-de-Grâce, dans cette zone paisible ou nous nous étions
cachés, Jacqueline et moi, pour que le marquis n'ait plus
aucune chance de la rencontrer. Nous habitions un hôtel au
bout de la rue Pierre-Nicole. Nous vivions avec l'argent qu'avait
procuré à Jacqueline la vente de son manteau de fourrure.
La rue ensoleillée, le dimanche après-midi. Les troènes
de la petite maison de brique, en face du collège Sévigné.
Le lierre recouvrait les balcons de l'hôtel. Le chien dormait
dans le couloir de l'entrée.
J'ai rejoint la rue d'Ulm. Elle était déserte. J'avais
beau me dire que cela n'avait rien d'insolite un dimanche soir,
dans ce quartier studieux et provincial, je me demandais si j'étais
encore à Paris. Devant moi, le dôme du Panthéon.
J'ai eu peur de me retrouver tout seul, au pied de ce
monument funèbre, sous la lune, et je me suis engagé dans
la rue Lhomond. Je me suis arrêté
devant le collège des Irlandais. Une cloche a sonné huit
coups, peut-être celle de la congrégation du Saint-Esprit
dont la façade massive s'élevait à ma droite.
Quelques pas encore, et j'ai débouché sur la place
de l'Estrapade. J'ai cherché le numéro 26 de la rue
des Fossés-Saint-Jacques. Un immeuble moderne, là,
devant moi. L'ancien immeuble avait sans doute été rasé une
vingtaine d'années auparavant.
24 avril 1933. Deux jeunes époux se suicident pour des raisons mystérieuses.
C'est une bien étrange histoire que celle qui s'est déroulée
au cours de la nuit dernière dans l'immeuble du 26, rue des Fossés-Saint-Jacques,
proche du Panthéon, chez M. et Mme T.
M. Urbain T., jeune ingénieur, sorti premier de l'École de chimie, épousait
il y a trois ans Mlle Gisèle S. âgée de vingt-six ans,
son aînée d'un an. Mme T. était une jolie blonde, grande
et fine. Quant à son mari, il avait le type du beau garçon brun.
Le couple s'était installé en juillet dernier au rez-de-chaussée
du 26, rue des FossésSaint-Jacques, dans un atelier transformé par
eux en studio. Les jeunes époux étaient très unis. Aucun
souci ne semblait ternir leur bonheur.
Samedi soir, Urbain T. décida de sortir en compagnie de sa femme pour
dîner. Tous deux quittèrent leur domicile vers dix-neuf heures.
Ils ne devaient y rentrer que vers deux heures du matin, en compagnie de deux
couples de rencontre. Menant un tapage inusité, ils tinrent éveillés
leurs voisins peu habitués à de si bruyantes manifestations de
la part de locataires ordinairement fort discrets. La fête eut sans doute
des péripéties inattendues.
Vers quatre heures du matin, les invités partirent. Au cours de la demi-heure
qui s'écoula ensuite dans le silence, deux coups sourds retentirent.
A neuf heures, une voisine, sortant de chez elle, passa devant la porte des
T. Elle entendit des gémissements. Se rappelant tout à coup les
détonations de la nuit, elle s'inquiéta et frappa à la
porte. Celle-ci s'ouvrit et Gisèle T. parut. Du sang coulait doucement
d'une blessure apparente sous le sein gauche. Elle murmura: « Mon mari!
Mon mari! Mort. » Quelques instants après, arrivait M. Magnan,
commissaire de police. Gisèle T. gémissait, allongée sur
un divan. Dans la pièce voisine, on découvrit le cadavre de son
mari. Celui-ci tenait encore un revolver dans sa main crispée. Il s'était
suicidé d'une balle en plein cœur.
A ses côtés, une lettre griffonnée: « Ma femme s'est
tuée. Nous étions ivres. Je me tue. Ne cherchez pas... »
© Ed du Seuil, 1991
Liens
brisés
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