Cette
année-là, l'automne est venu plus tôt
que d'habitude, avec la pluie, les feuilles
mortes, la brume sur les quais de la Saône. J'habitais encore
chez mes parents, au début de
la colline de Fourvière. Il fallait que je trouve du travail.
En janvier, j'avais été engagée pour six mois
comme dactylo à la Société de Rayonne et Soierie,
place Croix-Paquet, et j'avais économisé l'argent
de mon salaire. J'étais partie en vacances à Torremolinos,
au sud de l'Espagne. J'avais dix-huit ans et je quittais la France
pour la première fois de ma vie.
Sur
la plage de Torremolinos, j'avais fait la connaissance d'une
femme, une
Française, qui vivait là depuis plusieurs
années avec son mari et s'appelait Mireille Maximoff. Une
brune, très jolie. Elle et son mari tenaient un petit hôtel
où j'avais pris une chambre. Elle m'avait expliqué qu'elle
ferait un long séjour à Paris, l'automne prochain,
et qu'elle logerait chez des amis dont elle m'avait donné l'adresse.
Je lui avais promis d'aller la voir à Paris, si j'en avais
l'occasion.
Au retour, Lyon m'a paru bien sombre. Tout près de chez
moi, à droite, sur la montée
Saint-Barthélemy, se trouvait le pensionnat des Lazaristes.
Des bâtiments construits à flanc de colline et dont
les façades lugubres dominaient la rue.
Le portail était creusé dans un grand mur. Pour moi,
Lyon de ce mois de septembre-là, c'est
le mur des Lazaristes. Un mur noir ou se posaient quelquefois les
rayons du soleil d'automne. Alors, ce pensionnat semblait abandonné.
Mais sous la pluie, le mur était
celui d'une prison et j'avais l'impression qu'il me barrait l'avenir.
J'ai appris par une cliente de la boutique de mes parents qu'une
maison de couture cherchait des mannequins. D'après elle,
c'était payé huit cents francs par mois, deux cents
francs de plus qu'à la Société de Rayonne
et Soierie. Elle m'a donné l'adresse, et j'ai décidé de
m'y présenter. Au téléphone, une femme m'a
dit d'une voix autoritaire de venir une fin d'après-midi
de la semaine prochaine au 4 de la rue Grolée.
Les jours suivants, j'ai fini par me persuader que je devais faire
ce métier de mannequin, moi qui n'y avais jamais songé auparavant.
Ainsi aurais-je peut-être une bonne raison de quitter Lyon
pour Paris. À mesure que se rapprochait l'heure du rendez-vous,
j'étais de plus en plus anxieuse. Ma vie se jouerait à pile
ou face. Je me disais que si je n’étais pas engagée,
il ne se présenterait plus d'autre occasion comme celle-là.
Est-ce que j'avais une petite chance? De quelle manière
s'habiller pour passer l'examen? Je n'avais pas le choix. Mes seuls
vêtements un peu soignés étaient une jupe grise
et un chemisier blanc. J'ai acheté des chaussures bleu marine à petits
talons.
La veille au soir, dans ma chambre, j'ai mis le chemisier blanc,
la jupe grise, les chaussures bleu marine et j'étais là,
debout, immobile, devant la glace de l'armoire à me demander
si cette fille, c'était bien moi. Cela m'a fait sourire,
mais le sourire s'est figé à la pensée que,
demain, on déciderait de ma vie.
Je craignais d'être en retard au rendez-vous et j'étais
partie de chez moi une heure à l'avance. Place Bellecour,
il pleuvait et je me suis réfugiée dans le hall de
l'hôtel Royal. Je ne voulais pas me présenter à la
maison de couture les cheveux mouillés. J'ai expliqué au
concierge de l'hôtel que j'étais une cliente et il
m'a prêté un parapluie. Au 4 de la rue Grolée,
on m'a fait attendre dans une grande pièce aux boiseries
grises et aux portes-fenêtres protégées par
des rideaux de soie de la même couleur. Une rangée
de chaises était disposée contre le mur, des chaises
en bois doré avec un capiton de velours rouge. Au bout d'une
demi-heure, je me suis dit que l'on m'avait oubliée.
Je m'étais assise sur l'une des chaises et j'entendais tomber la pluie.
Le lustre jetait une lumière blanche. Je me demandais s'il fallait que
je reste là.
Un homme est entré, la cinquantaine, les cheveux bruns ramenés
en arrière, une petite moustache et des yeux d'épervier. Il était
vêtu d'un costume bleu marine et il portait des chaussures de daim foncé.
Quelquefois, dans mes rêves, il pousse la porte et il entre, les cheveux
toujours aussi noirs après trente ans.
Il m'a priée de ne pas me lever et il s'est assis a côté de
moi. D'une voix sèche, il m'a demandé mon âge. Est-ce que
j'avais déjà travaillé comme mannequin? Non. Il m'a demandé d'enlever
mes chaussures et de marcher jusqu'aux fenêtres, puis de revenir vers
lui. J'ai marché et je me sentais très embarrassée. Il était
penché sur sa chaise, le menton sur la paume de sa main, l'air soucieux.
Après cet aller-retour, je suis restée debout devant lui, sans
qu'il me dise rien. Pour me donner une contenance, je ne quittais pas du regard
mes chaussures, au pied de la chaise vide.
- Asseyez-vous, m'a-t-il dit.
J'ai repris ma place, a côté de lui, sur la chaise. Je ne savais
pas si je pouvais remettre mes chaussures.
- C'est votre couleur naturelle? m' a-t-il demandé en me désignant
mes cheveux.
J'ai répondu oui.
- Je voudrais vous voir de profil.
J'ai tourné la tête en direction des fenêtres.
- Vous avez un assez joli profil...
Il me l'avait dit comme s'il m'annonçait une mauvaise nouvelle.
- C'est tellement rare, les jolis profils.
Il paraissait exaspéré a la pensée qu'il n'y eut pas assez
de jolis profils dans le monde. Il me fixait de ses yeux d'épervier.
- Pour des photos ce serait très bien, mais vous ne correspondez pas
a ce que recherche monsieur Pierre.
Je me suis raidie. Avais-je encore une toute petite chance? Peut-être
demanderait-il son avis a ce monsieur Pierre qui était le patron sans
doute. Que recherchait-il exactement? J'étais bien décidée
a me conformer a tout ce que voulait monsieur Pierre.
- Je regrette... Nous ne pouvons pas vous engager.
Le verdict était tombé. Je n'avais plus la force de rien dire.
Le ton sec et courtois de cet homme me faisait bien comprendre que je n'étais
même pas digne qu'on demande son avis à monsieur Pierre.
J'ai remis mes chaussures. Je me suis levée. Il m'a serré la
main, en silence, et m'a guidée jusqu'à la porte qu'il a ouverte
lui-même pour me laisser le passage. Dans la rue, je me
suis aperçue que j'avais oublié le parapluie, mais cela n'avait
plus aucune importance. Je traversai le pont. Je marchai sur le quai, le long
de la Saône. Puis je me suis retrouvée, près de chez moi,
montée Saint-Barthélemy, devant le mur des Lazaristes, comme
souvent dans mes rêves, les années suivantes. On n'aurait pas
pu me distinguer de ce mur. Il me recouvrait de son ombre et je prenais la
même couleur que lui. Et personne, jamais, ne m'arracherait a cette ombre.
Par contraste, le salon de la rue Grolée, ou l'on m'avait fait attendre,
baignait dans la lumière du lustre, une lumière crue. Le type
en costume bleu et chaussures de daim n'en finissait pas de quitter la pièce, à reculons.
On aurait dit un vieux film que l'on passe à l'envers.
Toujours le même rêve. Au bout de quelques années, le mur
des Lazaristes était moins sombre et, certaines nuits, un rayon de soleil
couchant l'éclairait. Dans le salon de la rue Grolée, le lustre
répandait une lumière douce. Le costume bleu de l'homme aux yeux
d'épervier semblait bien pâle, délavé. Son visage
aussi avait pâli, sa peau était presque translucide. Seuls les
cheveux restaient noirs. Sa voix s'était cassée. Ce n'était
plus lui qui parlait, mais un disque qui tournait. Les mêmes paroles
se répétaient pour l'éternité : «votre couleur
naturelle... Mettez-vous de profil... Vous ne correspondez pas à ce
que recherche monsieur Pierre », et elles avaient perdu leur sens. Chaque
fois, à mon réveil, je m'étonnais que cet épisode
de plus en plus lointain de ma vie m'ait causé une telle déception
et m'ait rendue si malheureuse. j'avais même pensé, quand je traversais
le pont ce soir-là, me jeter dans la Saône. Pour si peu de chose.
Je n'avais même plus le courage de rentrer chez moi, de retrouver mes
parents et l'armoire à glace de ma chambre. j'ai descendu les escaliers
vers la vieille ville comme si je prenais la fuite. De nouveau, je marchais
sur le quai, au bord de la Saône. Je suis entrée dans un café.
Je gardais toujours sur moi le bout de papier ou Mireille Maximoff avait écrit
l'adresse et le numéro de téléphone de ses amis à Paris.
Les sonneries se succédaient sans que personne ne réponde et,
brusquement, j'ai entendu une voix de femme. Je restais muette. Puis, j'ai
quand même réussi à dire: « Est-ce que je pourrais
parler à Mireille Maximoff? » d'une voix blanche que l'on ne devait
pas entendre, là-bas, à Paris. Elle était absente pour
le moment mais elle serait là un peu plus tard, dans la soirée.
© Gallimard
(1999)
Liens
brisés
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