Si
i' avais des antécédents à un
point quelconque de l' histoire de
France!
Mais non, rien.
Rimbaud.
Le plus gros des trois, c'est mon père. Murraille est penché vers
lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret,
debout à l'arrière-plan, esquisse un sourire, le
torse légèrement bombé, les mains aux revers
du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits
ni de leurs cheveux. Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles
de coupe très ample et qu'il soit plutôt blond. A
noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père.
Murraille parait grand et mince mais le bas de son visage est empâté.
Tout, chez mon père, exprime l'affaissement. Sauf les yeux,
presque exorbités.
Boiseries et cheminée de brique: c'est le bar du Clos-Foucré.
Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi.
N'oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murrai1le.
Mon père a disposé la sienne entre l'annulaire et
l'auriculaire. Préciosité lasse. Au fond de la pièce,
de trois quarts, une silhouette féminine: Maud Gallas, la
gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu'occupent
Murrai11e et mon père sont de cuir, certainement. Il y a
un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l'endroit ou
s'écrase la main gauche de Murrai11e. Son bras contourne
ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être
de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre
de prix au cadran carré. Marcheret, de par sa position et
sa stature athlétique, cache à moitié Maud
Gallas et les rangées d'apéritifs. On distingue -
et sans qu'il soit pour cela besoin de trop d'efforts - sur le
mur, derrière le bar, une éphéméride.
Nettement découpé, le chiffre I4. Impossible de lire
le mois ni l'année. Mais, à bien observer ces trois
hommes et la silhouette floue de Maud Gallas, on pensera que cette
scène se déroule très loin dans le passé.
Une vieille photo, découverte par hasard au fond d'un tiroir
et dont on efface la poussière, doucement. Le soir tombe.
Les fantômes sont entrés comme d'habitude au bar du
Clos-Foucré. Marcheret s'est installé sur un tabouret.
Les deux autres ont préféré les fauteuils
disposés près de la cheminée. Ils ont commandé des
cocktails d'une écœurante et inutile complication que
Maud Gallas a confectionnés, aidée par Marcheret
qui lui lançait des plaisanteries douteuses l'appelant « ma
grosse Maud» ou « ma Tonkinoise ». Elle ne paraissait
pas s'en offusquer et lorsque Marcheret a glissé la main
dans son corsage et lui a palpé un sein - geste qui provoque
toujours chez lui une sorte de hennissement -, elle est restée
impassible, avec un sourire dont on se demandera s'il exprimait
le mépris ou la complicité. C'est
une femme d'environ quarante ans, blonde et lourde, la voix grave.
L'éclat des yeux
- sont-ils bleu de nuit ou mauves?surprend dans ce visage vulgaire.
Quelle activité exerçait Maud Gallas avant de prendre
la direction de cette auberge? La même, probablement, mais à Paris.
Elle et Marcheret font souvent allusion au Beaulieu, boîte
de nuit du quartier des Ternes, fermée il y a vingt ans.
Ils en parlent à voix basse, comme d'un enfant mort. Entraîneuse?
Ancienne artiste de variétés? Marcheret, n'en doutons
pas, la connaît depuis longtemps. Elle l'appelle Guy. Alors
qu'ils poussent des rires étouffés en préparant
les apéritifs, entre Grève, le maître d'hôtel,
qui demande à Marcheret : « Que désire manger
Monsieur le Comte tout à l'heure? » A quoi Marcheret
répond invariablement: « Monsieur le Comte mangera
de la merde » et il avance le menton, plisse les yeux et
contracte son visage avec ennui et suffisance. A ce moment-là,
toujours, mon père émet de petits rires serviles
pour bien montrer à Marcheret qu'il goûte cette repartie
et le considère, lui, Marcheret, comme l'homme le plus spirituel
du monde. Celui-ci, ravi de l'effet qu'il produit sur mon père,
l'interpelle : « J'ai pas raison, Chalva? » Et mon
père, précipitamment: « Oh oui, Guy!» Murraille
reste insensible à cet humour. Le soir où Marcheret,
plus en forme que d'habitude, déclara en soulevant la robe
de Maud Gallas: « Ça, c'est de la cuisse! »,
Murraille prit un ton aigu de conversation mondaine: « Excusez-le,
chère amie, il se croit toujours à la Légion. » (Cette
remarque éclaire d'un jour nouveau la personnalité de
Marcheret.) Murraille, lui, affecte des manières de gentilhomme.
Il s'exprime en termes choisis, module les accents de sa voix pour
leur donner le plus de velouté possible et recourt à une
sorte d'éloquence parlementaire. Il accompagne ses paroles
de gestes larges, ne néglige aucun effet de menton ou de
sourcils et imprime volontiers à ses doigts le mouvement
d'un éventail que l'on déplie. Il s'habille avec
recherche: tissus anglais, linge et cravates qu'il assemble en
de très subtils camaïeux. Alors pourquoi ce parfum
trop insistant de Chypre qui flotte autour de lui? Et cette chevalière
de platine? On l'observera à nouveau: le front est large
et les yeux clairs ont une joyeuse expression de franchise. Mais,
plus bas, la cigarette pendante aggrave la mollesse des lèvres.
L'architecture énergique du visage s'effrite à hauteur
des mâchoires. Le menton se dérobe. Écoutons:
sa voix, par instants, devient rauque et se lézarde. Quelques
mots d'une extrême vulgarité éclatent comme
des pets de gastronome allemand. En définitive, on se demandera
avec inquiétude s'il n'est pas fait de la même étoffe
grossière que Marcheret.
Cette impression se confirme quand on les examine tous deux à la
fin du dîner. Ils sont assis côte à côte,
face à mon père dont on ne distingue que la nuque.
Marcheret parle très fort d'une voix claquante. Le sang
lui monte aux joues. Murraille, lui aussi, élève
le ton et son rire strident couvre celui, plus guttural, de Marcheret.
Ils échangent des clins d' œil et se donnent de grandes
bourrades sur l'épaule. Une complicité s'établit
entre eux, dont on ne parvient pas à saisir la raison. Il
faudrait se trouver à leur table et ne rien perdre de leurs
propos. De loin quelques bribes vous parviennent, insuffisantes
et désordonnées. Maintenant ils tiennent un conciliabule
et leurs chuchotements se perdent dans cette grande salle à manger
déserte. De la suspension en bronze tombe sur les tables,
les boiseries, l'armoire normande, les têtes de cerf et de
chevreuil accrochées aux murs, une lumière crue.
Elle pèse sur eux comme une ouate et étouffe le son
de leurs voix. Pas une tache d'ombre. Sauf le dos de mon père.
On se demande pourquoi la lumière l'épargne. Par
contre sa nuque se détache nettement sous les éclats
de la suspension et l'on distingue même une petite cicatrice
rose en son milieu. Elle est ployée de telle façon,
cette nuque, qu'elle semble s'offrir à un invisible couperet.
Il boit chacune de leurs paroles. Il avance la tête jusqu'à quelques
centimètres des leurs. Pour un peu, il collerait son front
contre celui de Murraille ou de Marcheret. Lorsque le visage de
mon père se rapproche un peu trop du sien, Marcheret lui
saisit la joue entre le pouce et l'index et la lui tord d'un geste
lent. Mon père s'écarte aussitôt mais Marcheret
ne lâche pas prise. Il le tient ainsi, pendant quelques minutes
et la pression de ses doigts augmente. Il est certain que mon père
ressent une vive douleur. Ensuite, ça lui fait une marque
rouge sur la joue. Il y pose une main furtive. Marcheret lui dit
: « Ça t'apprendra, Chalva, à être trop
curieux...» Et mon père: « Oh oui, Guy... Ça,
c'est vrai, Guy... » Il sourit.
Grève apporte les liqueurs. Sa démarche et ses gestes
cérémonieux contrastent avec le laisser-aller des
trois hommes et de la femme. Murraille, le menton appuyé sur
la paume de la main, l'œil mou, donne une impression de total
relâchement. Marcheret a desserré le nœud de
sa cravate et pèse de tout son poids contre le dossier de
sa chaise, de sorte que celle-ci tient en équilibre sur
deux pieds. On craint, à chaque instant, qu'elle ne bascule.
Quant à mon père, il se penche vers eux avec une
telle insistance que sa poitrine touche presque la table et qu'il
suffirait d'une chiquenaude pour qu'il s'affale sur les couverts.
Les rares propos que l'on peut encore capter sont ceux que lance
Marcheret d'une voix pâteuse. Au bout d'un moment, il n'émet
plus que des borborygmes. Est-ce le dîner trop copieux (ils
commandent toujours des plats en sauce et différentes sortes
de gibiers) ou l'abus des boissons (Marcheret exige des bourgognes épais
d'avant-guerre) qui provoquent leur hébétude? Derrière
eux, Grève se tient très droit. Il laisse tomber à l'adresse
de Marcheret : « Monsieur le Comte désire t-il un
autre alcool? » en appuyant sur chacune des syllabes de « Monsieur
le Comte ». Il articule plus pesamment encore: « Bien,
Monsieur le Com-te. » Veut-il rappeler Marcheret à l'ordre
et lui signifier qu'un gentilhomme ne devrait pas se laisser aller
comme il le fait?
Au-dessus de la silhouette rigide de Grève, une tête
de chevreuil se détache du mur comme une figure de proue
et l'animal considère Marcheret, Murraille et mon père
avec toute l'indifférence de ses yeux de verre. L'ombre
des cornes dessine au plafond un entrelacs gigantesque. La lumière
s'affaiblit. Baisse de courant? Ils demeurent prostrés et
silencieux dans la pénombre qui les ronge. De nouveau cette
impression de regarder une vieille photographie, jusqu'au moment
ou Marcheret se lève, mais de façon si brutale qu'il
bute parfois contre la table. Alors, tout recommence. Le lustre
et les appliques retrouvent
leur éclat. Plus une ombre. Plus de flou. Le moindre objet
se découpe avec une précision presque insoutenable.
Les gestes qui s'alanguissaient deviennent secs et impérieux.
Mon père lui-même se dresse comme à l'appel
d'un « garde-à-vous ».
Ils se dirigent évidemment vers le bar. Où aller?
Murraille a posé une main amicale sur l'épaule de
mon père et lui parle, la cigarette aux lèvres, afin
de le convaincre de quelque chose dont ils ont déjà débattu.
Ils s'arrêtent un instant à quelques mètres
du bar où déjà Marcheret s'est installé.
Murraille se penche vers mon père et adopte le ton confidentiel
de celui qui offre des garanties auxquelles on ne résiste
pas. Mon père hoche la tête, l'autre lui tapote l'épaule
comme s'ils étaient enfin tombés d'accord.
Ils sont assis tous trois devant le bar. Maud Gallas a mis la T.S.F.
en sourdine mais, lorsqu'une chanson lui plaît, elle tourne
le bouton du poste et augmente le volume. Murraille, lui, prêtera
une grande attention au communiqué de vingt-trois heures
que martèlera un speaker à la voix sèche.
Ensuite suivra l'indicatif annonçant la fin des émissions.
Petite musique triste et insidieuse.
© Gallimard, 1972
Liens
brisés
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