Les
enfants de la guerre d'Algérie Trente ans après
les événements du 17 octobre 1961 à Paris,
les beurs, les fils de harkis et de pieds-noirs cherchent dans
le passé de leurs parents l'espoir d'une intégration
apaisée
Le Monde du 17.10.91
Les enfants de la guerre d'Algérie ne supportent plus les
trous de mémoire de leurs parents. Trente ans après,
beurs, descendants de harkis et de pieds-noirs montent à
l'assaut des tabous avec l'ardeur d'une génération
découvrant son histoire occultée. L'anniversaire
de la répression sanglante du 17 octobre 1961 pour les
uns, la commémoration de la fin de la guerre et de l'exil
de 1962 pour les autres, focalisent cette quête de mémoire
et de racines, alimentée par la diffusion de la série
d'Antenne 2 sur " Les années algériennes ".
Les beurs dont les parents servaient le FLN se mobilisent pour
faire enfin la lumière sur les pages les plus sinistres
d'une guerre dont ils continuent à faire les frais par
racisme interposé. Les fils de harkis, eux, refusent d'être,
comme leurs parents, des " oubliés de l'Histoire ".
Jusqu'aux enfants de pieds-noirs qui, à l'heure où
vieillissent leurs parents, rejettent les clichés simplificateurs
où on les a trop souvent enfermés. Chacun à
sa façon, ils bousculent les vérités officielles,
exigent de savoir, obstinément. Au nom de la dignité
de leurs pères, au nom de leur propre intégration
et de celle des générations futures. " Nos
pères ne revendiquent pas leur passé de militant
du FLN pour éviter de nous avouer que leur combat a été
dévoyé, explique Malek Bouthi, vice-président
de SOS Racisme. Ils nous ont inculqué l'oubli en croyant
nous apporter la paix. " Or ce refoulement se révèle
aujourd'hui perdant : montée de l'extrême droite
et du racisme, remise en cause insidieuse de la nationalité.
La génération des parents commence à sortir
de son mutisme. Par bribes, les beurs apprennent que leurs pères
ont été détenus, voire passés à
tabac, que leurs mères servaient d'agents de liaison. Ils
découvrent que leurs parents n'étaient pas seulement
des ouvriers immigrés courbant le dos, mais des militants
se battant pour la dignité.
Cette réhabilitation tardive va permettre à certains
de trouver un véritable équilibre personnel. L'absence
de référence positive aux pères constitue
l'un des obstacles à l'intégration. Mais la démarche
est douloureuse. Pour les parents, évoquer la guerre, c'est
faire revivre un déchirement et un échec. Comment
expliquer à ses enfants qu'on a combattu pour l'indépendance
d'un pays où l'on n'a finalement pas choisi de vivre ?
" Les pères algériens délivrent à
leurs enfants un message contradictoire de type " Faites
ce que je dis mais pas ce que j'ai fait ", explique Abdel
Aïssou, président du Mouvement des droits civiques.
Ils veulent que leurs enfants réussissent en France alors
qu'ils n'ont pas fait eux-mêmes l'effort pour parler parfaitement
français et ont refusé de prendre la nationalité
d'un pays qui a fait tant de morts chez eux. " Les beurs,
eux, ont besoin de concilier l'histoire de leurs parents avec
leur propre citoyenneté française.
L'enjeu n'est pas si différent chez les enfants de harkis.
Ils cherchent à affirmer leur volonté d'intégration
à travers la réhabilitation de leurs pères
dans l'histoire de France. " Nos parents n'ont jamais été
pris au sérieux, car ils sont illettrés, constate
un ancien du camp de Bias, dont la réussite sociale est
exceptionnelle. Il faut réhabiliter leur histoire, expliquer
les pressions qu'ils ont subies pour choisir la France, comment
ils ont été lâchés ensuite. Bref, en
finir avec notre complexe de " fils de collabo ".
L'exigence d'une mise au clair avec l'histoire algérienne
s'est encore renforcée au moment de la guerre du Golfe.
Les images de soldats français combattant un pays arabe
ont réveillé les vieux fantasmes et fait craindre
une exacerbation du racisme. Reste à élaborer une
Histoire commune de la guerre d'Algérie qui soit acceptable
par tous les membres de la communauté nationale, quelle
qu'ait été la situation de leurs parents. Défi
immense sinon impossible, mais revendiqué. " Je veux
que mes enfants puissent apprendre l'Histoire de France sans renier
leurs grands-parents, qui ont combattu pour l'indépendance
algérienne ", explique un beur.
La série d'Antenne 2 a montré qu'une mémoire
commune ne pouvait qu'être complexe et conflictuelle. Ce
premier documentaire français de démythification
de la guerre d'Algérie diffusé à la télévision
a provoqué des remous dans tous les milieux. Ni la manipulation
des pieds-noirs par le pouvoir politique, ni les conflits sanglants
entre Algériens, ni les exactions tant de l'armée
française que du FLN n'ont été occultés.
L'émission a fait justice aussi bien de l'Histoire officielle
algérienne du " peuple unanime se levant pour bouter
le colonisateur hors du pays " que de l'amnésie française
sur cette guerre qui ne voulait pas dire son nom. " Nous
sommes les enfants légitimes de deux Histoires illégitimes
qui s'affrontent " a brillamment résumé Nacer
Kettane, médecin.
Plutôt que de tenir ce grand écart, la plupart des
jeunes Français d'origine algérienne se réfugient
dans une histoire héroïque magnifiant la victoire
de 1962 des Algériens sur les Français, contrepoids
de toutes les humiliations. D'ailleurs, la plupart ignorent même
l'essentiel de ces événements, qui sont succinctement
enseignés au collège et au lycée, et dont
leurs parents ne parlent guère. Seul un noyau d'intellectuels
et de militants a pris conscience de l'enjeu. Ils savent que la
" digestion " de la guerre d'Algérie et son entrée
dans l'Histoire de France sont les derniers verrous à leur
intégration totale.
La fin des images d'Epinal
Le contexte actuel est plutôt favorable à la constitution
d'une mémoire historique apaisée, loin des images
d'Epinal. Les cours d'arabe, à forte connotation patriotique
algérienne, donnés aux beurs par des professeurs
aux méthodes autoritaires les ont souvent dégoûtés
de l'Histoire officielle. L'Amicale des Algériens en Europe,
prolongement du FLN, qui dispensait cet enseignement en France,
est aujourd'hui disloquée. Le régime algérien
actuel révulse d'ailleurs les enfants de l'immigration,
qui ont réagi avec virulence lors de la répression
des émeutes de l'automne 1988 en Algérie.
Le temps n'est donc peut-être pas si éloigné
où la guerre d'Algérie deviendra un objet d'enseignement
qu'il s'agit de " comprendre et non de juger " comme
le souhaite l'historien Gérard Noiriel. Les organisateurs
beurs des manifestations destinées à rappeler la
nuit d'horreur du 17 octobre 1961 à Paris exigent que "
cette Histoire, toute l'Histoire, soit dite et enseignée
sans haine ni oubli ". Et le remarquable album publié
par l'association Au nom de la mémoire n'occulte pas les
pressions exercées par le FLN sur les manifestants (lire
l'encadré ci-contre).
Ce ne sont probablement que les prémices d'un travail historique
de longue haleine. Trente ans après, la guerre d'Algérie,
débarrassée de ses mythes, doit pouvoir entrer dans
l'Histoire de France, tout comme la période de Vichy l'a
fait depuis quinze ans. Cette tâche n'est pas sans risque
si l'on veut éviter que les retours de mémoire ne
se doublent dequelques retours de manivelle ravageurs. Mais elle
est nécessaire : la troisième génération
de l'après-immigration, celle pour qui les cités
de banlieue font office de racines, nourrit implicitement sa révolte
d'une guerre d'Algérie refoulée et mal digérée.
Si l'on ne met pas les choses au clair maintenant, ces jeunes-là
finiront par présenter la note.
BERNARD PHILIPPE
Il
y a quarante ans Le début de la guerre d'Algérie
Le Monde du 06.11.94
Le début de la guerre d'Algérie a d'abord laissé
en France le souvenir d'une série d'assassinats dont furent
victimes des civils sans défense. Un historien algérien
tente de mesurer la place qu'occupe la mémoire de cette
Toussaint 1954 dans l'histoire de son pays.
QUE peut-on dire aujourd'hui, le 1 novembre 1994, de ce qui s'était
passé il y a quarante ans en Algérie ? Beaucoup
de choses évidemment ; mais pourra-t-on, tiraillés
que nous sommes entre le commémoratif et le narratif, tirer
la substance de ce que fut cet événement pour l'histoire
d'un pays et d'un peuple ?
Ce qui frappe au premier abord, c'est le nombre terriblement limité
de ces hommes du 1 novembre. A l'exception du massif des Aurès,
sur lequel nous reviendrons plus loin, et peut-être de la
Kabylie, ceux qui cette nuit-là avaient pris les armes
pour passer à " l'action " contre la présence
française en Algérie n'étaient que quelques
dizaines, peut-être quelques centaines sans plus, pour un
pays alors peuplé de neuf à dix millions d'habitants.
" Ce jour-là, dit le discours officiel, le peuple
comme un seul homme s'est levé pour chasser le colonialisme
oppresseur. " La réalité est plus prosaïque.
Dans le nord du Constantinois, l'un des responsables des premiers
groupes armés dirigés par Didouche Mourad nous rapporte
que, pour toute la région placée sous son autorité,
il n'y avait que vingt-quatre hommes pouvant être considérés
comme membres de l'Armée de libération (djounouds)
auxquels il faut ajouter onze hommes chargés du soutien
et du renseignement (fidaïs). Si l'on en croit ce même
responsable, Mostefa Benaouda, qui avait la responsabilité
de la région de Bône (Annaba), n'avait en tout et
pour tout que trois hommes sous son commandement. Seul Zighoud
Youcef, qui dirigeait la région allant de Constantine à
Philippeville (Skikda), disposait d'un effectif relativement important.
Le détonateur du 1 novembre n'a que partiellement fonctionné
Voilà un premier point qui devait être dit. Un autre
fait tout aussi important doit être souligné : pour
tous ces hommes qui ont décidé de passer à
la lutte armée dans le nord du Constantinois, il n'y avait
que trente-deux armes. Ben Tobbal en avait douze et Zighoud Youcef
les vingt autres. Badji Mokhtar, responsable de la région
La Calle - Souk-Ahras, n'en avait reçu aucune et ne disposait
que de l'arme qu'il avait déjà en tant que chef
régional de la défunte Organisation spéciale
(OS). Benaouda non plus n'avait rien reçu.
En guise d'armements, les hommes disposaient de fusils Statti,
des mousquetons d'origine italienne déterrés au
dernier moment de leurs caches dans les sous-bois des forêts,
avec quelques pistolets à barillet de 9 millimètres
et des cartouches pour la plupart hors d'usage.
Cette nuit-là, pour laquelle des hommes avaient tout sacrifié,
pour laquelle ils avaient pris un billet sans retour vers une
destination au trajet inconnu et dont la seule station devait
être l'indépendance de l'Algérie, cette nuit-là,
le feu d'artifice annoncé ne tint pas ses promesses. Il
faut écouter le récit de ces hommes qui, après
cette longue nuit, se sont retrouvés dans leur refuge pour
mesurer l'ampleur de leur désarroi. Comment se convaincre
qu'il s'agissait d'une journée historique quand tout semblait
avoir si mal tourné ? " L'engagement était
sincère, il n'y a pas de doute là-dessus, mais si
la révolution ne se déclenche pas, c'est comme un
détonateur qui ne fonctionne pas. Ça ne serait plus
le commencement de la fin mais bien la fin de tout. " (1)
Telle était la pensée d'un de ceux qui avaient à
assumer la lourde responsabilité du " passage à
l'action ". Ils appartenaient à une organisation politique
révolutionnaire qui s'était donné pour nom
Front de libération nationale. Leur but, l'indépendance
nationale, devait être atteint par " l'action "
; et si celle-ci était dirigée principalement contre
le colonialisme, elle se voulait aussi une rupture radicale avec
la voie et les méthodes du Mouvement national. Car tous
avaient appartenu à ce mouvement. Ils étaient tous
membres du MTLD (2) et de son Organisation spéciale, chargée
par le congrès de 1947 de former les cadres du combat libérateur.
En 1951, ils avaient acquis la certitude que la direction de leur
parti avait dévié de la voie tracée et qu'elle
les avait abandonnés à leur sort. Ces " irréguliers
", qui avaient échappé aux arrestations et
à la liquidation physique, étaient déjà
sur le pied de guerre. Ils vivaient dans les maquis clandestins
de Kabylie et des Aurès.
Là ils découvrent que le pays est divisé
en territoires et en zones d'influences tribales. Le PPA-MTLD
lui-même doit tenir compte de ces pesanteurs sociologiques
car, contrairement à la ville et à ses banlieues,
ce sont les structures et les modalités coutumières
qui balisent les relations et, en particulier, la relation au
pouvoir. Dans ces régions, tout le monde est convaincu
de la nécessité de bouter l'étranger hors
du pays ; seul le langage des armes peut être compris.
D'ailleurs ici, tout homme digne de ce nom dispose de son arme
; depuis des lustres, les Aurès-Nemencha ont été
des voies de passage d'armes de guerre, dont l'une des sources
partait de Libye, où d'importants stocks de la première
et de la deuxième guerres mondiales faisaient l'objet de
trafic. Voilà pourquoi ce responsable du secteur d'Arris
n'oublie par de mentionner le fait : " La première
nuit, nous étions au lieu-dit El Hadjadj. Il y avait environ
trois cent cinquante djounouds. Ceux qui étaient à
Bar-el-Qûas étaient entre cent et cent cinquante.
Nos armes étaient de différents types : Statti,
Garant, Mauser. (...) Ce que j'ai vu personnellement, c'est que
tous ceux qui ont rejoint l'ALN l'ont fait avec leurs propres
armes. On avait d'ailleurs coutume de les acheter nous-mêmes
(3). "
De ce témoignage ressortent deux conséquences essentielles
qui distingueront la région des Aurès-Nemencha de
toutes les autres du pays. La première, c'est que, là,
tous les hommes sont égaux et libres de leur choix. Il
n'y a pas le politique d'un côté et le militaire
de l'autre ; le politique, c'est le djoundi, et la seule organisation
que l'on reconnaisse, c'est l'Armée de libération
nationale. Contrairement à la ville, le mode d'adhésion
est celui de la cooptation, et le plébiscite se fait sous
la forme de l'allégeance au chef qui répond le plus
à l'éthos de la résistance à l'étranger.
Mostefa Ben Boulaïd remplissait ces conditions, auxquelles
s'ajoutaient celles de chef régional du MTLD, membre du
comité central du parti. Cette massive adhésion
de la région à l'homme et le fait que celle-ci ait
connu la plus grande levée de troupes au 1 novembre vont
avoir de profondes conséquences dans le devenir de la révolution
algérienne.
La seconde conséquence tient de la ligne générale
adoptée dès 1947 par l'OS du PPA-MTLD, qui se trouve
prise en défaut dans les contreforts de ce massif montagneux.
Dans son intervention devant le congrès du parti, Aït
Ahmed, alors rapporteur de l'OS, déclarait : " Aussi
bien, la guerre révolutionnaire est la seule forme de lutte
adéquate aux conditions qui prévalent dans notre
pays. C'est la guerre populaire. Il importe de préciser
que nous n'entendons pas par-là des levées en masse.
(...) Par guerre populaire, nous entendons guerre des partisans
menée par les avant-gardes militairement organisées
des masses populaires, elles-mêmes politiquement mobilisées
et solidement encadrées (4). "
Ici, c'est d'une certaine façon le peuple en armes qui
se lève massivement. Il n'est donc pas étonnant
que ce soit là que se sont déroulées les
premières et les plus grandes batailles de la guerre de
libération ; mais aussi là qu'apparaîtront
les premiers signes de la lutte pour le pouvoir entre civils et
militaires.
Partout ailleurs, des avant-gardes certes, mais dans un milieu
sinon hostile, du moins relativement circonspect. Amar Ouamrane
qui, avec un détachement venu de Kabylie, avait la charge
des premières opérations dans Alger et sa région,
parle de la terrible solitude des premiers groupes armés
: " Nous avons passé près de six mois réfugiés
chez Yacef Saadi. Il était le seul dans tout Alger sur
qui nous pouvions compter jusqu'à ce que nous trouvions
un autre refuge au boulevard de Verdun (Aïssat-Idir), chez
un certain Hacène Askri (5). "
Tout comme lui, les chefs du nord du Constantinois avaient dû
compter sur eux-mêmes, car le parti et ses cadres n'avaient
pas suivi l'appel lancé par le FLN. Didouche Mourad avait
vainement tenté de convaincre les militants de Skikda,
la plus forte section du MTLD en 1954 ; il avait rencontré
Cheikh Belkacem El Beidaoui, chef de la wilaya MTLD de Constantine,
messaliste convaincu, sans guère obtenir de résultat
: même le groupe de Constantine, qui avait participé
au Comité des 22 (6), avait fait défection.
Une journée d'une banalité dérisoire... qui
marque la fin d'une époque
On ne pourra donc pas comprendre vraiment ce qui se passait dans
l'esprit de ces hommes du 1 novembre 1954, qui, repliés
dans leurs réduits des grandes villes ou dans leurs sommaires
refuges de montagne, commençaient à spéculer
sur la portée de l'action qu'ils venaient d'entreprendre.
Leur grand désarroi était justement dû au
fait qu'ils n'avaient aucun moyen de savoir si, ce jour-là
à la même heure, quelque chose s'était passé
partout dans le pays. Car si cela était vraiment le cas,
alors c'était le commencement de la fin pour le colonialisme
en Algérie.
Ces hommes, donc, avaient en fait, avec des armes désuètes,
des cartouches périmées et quelques bâtons
de dynamite, défié l'Histoire. Ils avaient d'abord
lancé une attaque frontale contre le système colonial,
fort de son siècle et demi de domination et de son million
de colons installés à demeure. Ils avaient lancé
aussi une attaque contre les partis réformistes et le gradualisme
à la Bourguiba. Ils avaient défié leur propre
parti et le père fondateur, Messali Hadj.
Au-delà donc du fait en lui-même, dans sa banalité
à la limite du dérisoire pour beaucoup de régions
du pays, il y avait une histoire qui s'achevait, celle du colonialisme,
et une autre qui commençait, celle de la libération
de l'Algérie, et, par elle, des autres peuples coloniaux.
DJERBAL DAHO
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La
guerre d'Algérie face aux pièges de la mémoire
Le Monde du 05.04.96
La situation dans laquelle l'Algérie se trouve plongée
depuis janvier 1992 ravive les plaies de la guerre d'indépendance.
« Révolution » ou « guerre de libération
», comme on dit à Alger, ce conflit, qui prend fin
en 1962, semble avoir eu pour prolongement l'affrontement de deux
mémoires hermétiques l'une à l'autre, la
française et l'algérienne, chacune produisant ses
déformations, ses « faux patriotiques », ses
chiffres de victimes minimisés ou gonflés au-delà
de toute mesure.
Ne peut-on appliquer à son histoire ce que Benjamin Stora,
dans une communication écrite (menacé de mort, il
vit désormais en exil), dit de la filmographie de la guerre
d'Algérie, marquée, selon lui, par une « volonté
de cloisonnement des mémoires », un « refus
absolu (ou gêné) de reconnaissance des motivations
de l'autre » ?
Cependant, à voir universitaires et chercheurs algériens
réunis à Paris, avec les historiens français,
prendre en charge « le souci de soi » sans concession
à l'adversaire, mais sans complaisance non plus pour l'historiographie
officielle, on peut penser qu'une page commence, difficilement,
à être tournée.
Certes, remarque Charles-Robert Ageron, de l'université
Paris-XII, le temps n'est pas venu encore, pour les ennemis d'hier,
de produire en commun une histoire acceptable pour les deux camps.
Pudeur française face à une défaite qu'on
aurait tort de sous-estimer ? Le 1er novembre 1954, ici simple
incident de parcours dans une guerre de décolonisation,
est là-bas, depuis l'école, perçu comme un
événement majeur de l'histoire universelle.
CULTURE DE LA VIOLENCE
Du côté algérien, le nationalisme exacerbé,
alimenté par des manuels scolaires que rédigèrent
après 1962 des étudiants arabisants formés
au Caire comme l'a montré Hassan Remaoun, de l'université
d'Oran n'a guère favorisé la formation d'une connaissance
objective et scientifique. Il n'en reste pas moins que la brèche
est là, ouverte, et qu'en Algérie même une
vérité historique, aussi dérangeante soit-elle,
est prête à prendre le relais d'une mémoire
sujette à toutes les manipulations.
Même si bon nombre de ceux qui écrivent cette histoire
en Algérie en ont été aussi partie prenante,
certains n'en osent pas moins sortir d'une geste nationale pesamment
codifiée à l'époque Boumediene, parfois par
le président en personne ! Mohammed Harbi, de l'université
Paris-VIII, dont les ouvrages ont longtemps circulé sous
le manteau, parle sans détour des innombrables luttes de
faction à l'intérieur du FLN, des aveux extorqués
sous la torture à l'époque du complot du colonel
Amouri (1958-1959) ou des tentatives de mainmise sur le Maghreb,
initiées par l'Egypte nassérienne.
Comment ne pas déceler des lignes de continuité
avec les événements d'aujourd'hui dans cette propension
manifestée, dès 1958, par les dirigeants de l'état-major
de l'armée algérienne à dépasser le
cadre strict de leur fonction pour s'immiscer dans des sujets
gouvernementaux voire civils ? Une certaine culture de la violence
après l'indépendance, relayée par l'éducation,
n'a-t-elle pas aussi sa part de responsabilité dans le
déchaînement terroriste actuel, comme le suggère
le Français Guy Pervillé ? Voilà qui n'entraîne
pas, loin s'en faut, l'adhésion des historiens algériens.
Pourtant, nombre d'entre eux n'hésitent pas à discuter
de sujets qu'on aurait pu croire à jamais occultés
par l'historiographie officielle, comme les luttes internes entre
messalistes et FLN, par le même FLN, des villageois de Melouza,
en 1957.
Il ne faut pas céder à la tentation de lire systématiquement,
dans les cruautés de la guerre d'indépendance, la
cause lointaine de la guerre civile actuelle, ce qui serait une
autre façon de tomber dans les pièges que la mémoire
tend à l'histoire. Ce qui est en jeu, c'est plutôt
la possibilité nouvelle des Algériens d'apprécier
de façon critique et scientifique le legs de l'indépendance,
et de restituer à la naissance de l'Algérie contemporaine
la dimension maghrébine et arabe que les Français
lisent exclusivement à la lumière de leurs propres
divisions politiques.
Longtemps enfin, la guerre d'Algérie aura été
racontée presque sans sources écrites. L'ouverture
problématique des archives françaises et algériennes,
en 1992, représente un adjuvant énorme pour le passage
du mythe à l'histoire.
A cet égard, il convient de saluer le travail des archivistes
français du service historique de l'armée de terre.
Avec leur Inventaire des archives de l'Algérie (tome II
1945-1967) discrètement publié en 1994, ils ont
enfin mis à la disposition des chercheurs les premières
pistes menant à l'établissement des faits. Mais
les travaux pionniers sur une histoire, trop célébrée
en Algérie, trop occultée en France, comme ceux
de Mahfoud Kaddache sur le nationalisme algérien, n'ont
pas attendu 1992. Restait à confronter les adversaires
sur le terrain de l'histoire, sans trop de passion. C'est un des
mérites de cette rencontre de l'avoir fait une des toutes
premières fois.
NICOLAS WEILL
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Paroles d'appelés sur une guerre
inutile
Le Monde du 02.11.97
La guerre sans nom..Quatre heures durant, des jeunes Français
racontent leur guerre d'Algérie.
Ce long document, rare et émouvant, réalisé
en 1992 par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, pose la question
de la place de la télévision dans la mémoire
des Français
A guerre d'Algérie, guerre civile, guerre sale, guerre
perdue, n'a pas donné lieu à l'édification
d'une mémoire héroïque, comme ce fut le cas
pour la première guerre mondiale ou pour la Résistance.
Pourtant, entre 1954 et 1962, près de trois millions de
jeunes Français de la métropole ont participé
aux « opérations de maintien de l'ordre » en
Algérie. Réalisé en 1992 à partir
d'une cinquantaine d'heures d'enregistrement, La Guerre sans nom,
de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, est un film précieux,
tant du point de vue émotionnel que du point de vue historique.
Ce documentaire de quatre heures présente les souvenirs
d'appelés du contingent de la région grenobloise
ayant servi en Algérie. Pour ces anciens soldats qui n'ont
pas l'habitude de parler, raconter cette guerre dont les images
ont été refoulées pendant trente ans est
une épreuve douloureuse. A plusieurs reprises, l'émotion
brise la voix, les larmes montent aux yeux de celui qui raconte.
Il est inhabituel d'entendre des hommes exposer ainsi leur douleur,
d'autant que la sincérité des témoignages
est renforcée par la quasi-absence des femmes.
L'Algérie, pour ces jeunes Français qui n'étaient
pas préparés certains n'avaient jamais pris le train
ni vu la mer , c'est le traumatisme de la guerre et de la mort
mais c'est également le choc de la misère de la
population musulmane. La mort d'un camarade, pourtant relativement
rare moins de 1 % des soldats français ont été
tués en Algérie , demeure ce qui soulève
la plus forte émotion rétrospective. Les appelés
racontent l'ordinaire de la guerre, avec les gardes, les marches,
les embuscades, les accrochages ou les ratissages et, par-dessus
tout, la peur permanente.
Ils évoquent en outre la grande fraternité des hommes
des casernes, la vie du troufion sous la tente ou dans le djebel,
la bière qui coule à flot, la « bouffe, toujours
dégueulasse », la monotonie, l'ennui et les menus
dérivatifs, la lecture (pour quelques-uns), les interminables
parties de cartes, l'attente du courrier qui demeure le seul lien
avec les parents, la fiancée ou l'épouse, qu'il
ne faut cependant pas inquiéter, l'absence de désir
et de plaisirs car, contrairement à la légende,
le BMC (bordel militaire de campagne) était réservé
à la légion étrangère.
Ils expliquent le travail quotidien, celui de l'électricien
qui répare le barrage électrifié à
la frontière tunisienne (la fameuse ligne Morice), la construction
d'écoles ou de maisons, les camps de regroupement où
l'on parque les populations musulmanes, les soins aux Algériens
dispensés par le médecin militaire. Et puis jaillissent
quelques phrases, à la fois pudiques et terribles, sur
les sévices, les viols, les vols, les brutalités,
les meurtres, l'incendie des « mechtas », les représailles
contre les civils, parce que l'ordinaire de la guerre d'Algérie
c'était cela aussi.
Enfin, il y a les autres, les « fellaghas » omniprésents,
les officiers, étrangers à l'homme de troupe, les
pieds-noirs qu'on « ne blairait pas » ou avec qui
on avait de très bonnes relations, les harkis, obligés
de rallier l'armée française, mouillés à
ses côtés par des actes sordides contre le FLN, puis
abandonnés en 1962 parce qu'ils étaient devenus
inutiles et encombrants. En 1962, en dépit de la victoire
du FLN et de la douleur des rapatriés, le cessez-le-feu
et la fin de la guerre sont vécus comme un soulagement,
d'autant plus que le déchaînement des attentats de
l'OAS rend le départ impérieux.
Mais de retour au pays, ces hommes sont malades, anxieux, instables,
brutalement vieillis par vingt-sept mois de guerre. Leurs nuits
sont peuplées de cauchemars. Certes, pour la plupart d'entre
eux, la vie a fini par reprendre le dessus. Il reste le souvenir
ému d'une aventure de jeunesse et celui, amer, d'avoir
participé à une guerre inutile.
Il est remarquable que dans ces témoignages, souvent poignants,
il n'y a pas trace de racisme. Excepté quelques rares réflexions
condescendantes, les Algériens sont considérés
comme des combattants à qui l'on doit le respect ou de
pauvres gens qu'il fallait secourir. Ces jeunes Français
ne sauraient s'égarer dans des fantasmes mortifères.
Cependant, en dépit de la beauté et de la force
des témoignages, l'historien ressent un malaise indéniable
face à ces quatre heures de télévision, parce
que les auteurs ont choisi de faire de l'histoire sans annoncer
leur projet. Ainsi le montage n'accompagne pas la vie des appelés
mais il suit, entre 1954 et 1962, la chronologie de la guerre,
sans toutefois en expliquer les causes et les modalités,
parce que les souvenirs demeurent parcellaires et incomplets.
Ici, comme souvent sur le petit écran, on balance entre
la psychanalyse sauvage, le « reality-show » et la
leçon d'histoire. La télévision est un outil
très puissant pour réveiller la mémoire,
mais faire de l'histoire, c'est donner du sens, recomposer le
passé par un travail scientifique, en croisant les sources,
les archives et les témoignages. Le travail de deuil, lui,
n'est pas une étude historique, il est l'oeuvre de la mémoire.
Le commentaire avance, par exemple, que la guerre d'Algérie
est une guerre dont on ne parle pas. Or, rien n'est plus faux
: depuis une quinzaine d'années, le nombre d'articles de
journaux, de livres et d'émissions de télévision
sur le sujet est impressionnant.
A partir du milieu des années 80, la fin du monopole du
service public, la multiplication des chaînes privées
et la concurrence ont favorisé l'émergence d'une
mémoire et d'une histoire télévisuelles.
A la même époque, les historiens ont commencé
à publier abondamment sur le sujet. Enfin, c'est durant
cette période, à partir des émeutes d'octobre
1988, que l'Algérie a connu de profonds bouleversements,
qui ont mené à la guerre civile entre militaires
et islamistes et qui dure depuis bientôt six ans. La conjonction
de ces trois phénomènes a suscité un volume
considérable de littérature et d'images.
En 1987, le 25e anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie
a donné lieu à de nombreuses publications, spécialement
dans la presse. Il fut suivi, en décembre 1988, d'un important
colloque organisé par l'Institut du temps présent
(CNRS) sur « La guerre d'Algérie et les Français
». En août-septembre 1990, la diffusion sur FR 3 d'une
série documentaire en cinq volets du réalisateur
anglais Peter Batty, « La Guerre d'Algérie »,
a ouvert la voie à d'autres émissions. Antenne 2
a programmé « Les Années algériennes
», quatre volets signés Benjamin Stora, en septembre-octobre
1991. La chaîne câblée Planète a présenté
en octobre 1994 Une journée portée disparue, un
film de Philip Brooks et Alan Hayling sur le pogrom anti-algérien
du 17 octobre 1961. La Guerre sans nom, réalisée
pour le cinéma, sortie en salles en février 1992
et diffusée sur Canal Plus en mars 93, participe de ce
flux d'images qui réveille, de manière sporadique
certes, mais salutaire, la mémoire douloureuse des Français.
PATRICK EVENO
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La
France entrouvre les archives militaires secrètes de la
guerre
Le Monde du 05.02.99
Le gouvernement français de l'époque - le président
du conseil était Pierre Mendès France, et le ministre
de l'intérieur, directement concerné, était
François Mitterrand - n'avait pas, en novembre 1954, lorsque
l'insurrection a éclaté en Algérie, une connaissance
exacte de la situation dans ces trois départements outre-Méditerranée.
En butte à des luttes intestines, les services de renseignement
civils et militaires n'ont pas été en état
de présenter une analyse consensuelle et crédible
qui puisse emporter la conviction des dirigeants. Ce diagnostic
résulte d'un travail de longue haleine qu'une équipe
de chercheurs, universitaires et officiers témoins de la
guerre d'Algérie publie, sous couvert du Service historique
de l'armée de terre (SHAT), à partir du dépouillement
de cent soixante cartons de documents secrets, accessibles au
château de Vincennes, pour la période du 10 mars
1946 au 31 décembre 1954.
LA « TOUSSAINT ROUGE »
Survenant après un premier tome paru en 1990 et consacré
à la période 1943-1946, ce second volume de 1 024
pages, intitulé La Guerre d'Algérie par les documents,
a ceci de particulier qu'il exploite les documents officiels qui
annoncent ce que, plus tard, on devait appeler la « Toussaint
rouge », à savoir le soulèvement, à
partir de novembre 1954, des populations les plus déterminées
contre la présence française. La guerre prit fin
par les accords d'Evian en mars 1962. Il s'agit d'analyses qui
émanent de l'état-major de la Xe région militaire
(l'Algérie, selon le découpage territorial du haut
commandement à l'époque) et de rapports ou de bulletins
rédigés par les services de renseignement tels que
le 2e bureau et le service des liaisons nord-africaines (SLNA),
qui dépend du gouvernement général de l'Algérie
(l'institution qui symbolise alors le pouvoir politique).
Au sein des services civils, qui s'ignorent parfois pour des raisons
de cloisonnement, et en parallèle à la direction
de la surveillance du territoire (DST) et aux renseignements généraux
(RG), qui traquent l'action clandestine en Algérie à
partir de leurs enquêtes en métropole, la plus perspicace
des institutions chargées d'informer le gouvernement général
a été le SLNA, dirigé par le colonel Paul
Schoen. Il sera le seul - grâce à des données
recueillies sur place - à risquer à chaud des interprétations
pénétrantes et prospectives. A base d'anciens officiers
des affaires musulmanes, le service dispose d'un fichier, constamment
mis à jour, de huit mille noms d'informateurs répartis
dans le pays.
C'est le SLNA qui, le premier, dès mars- avril 1954, soit
quelque six mois avant le début de l'insurrection, décrit
les rouages d'une nouvelle organisation : le Comité révolutionnaire
pour l'unité et l'action (CRUA), qui donnera naissance,
en octobre de la même année, au Front de libération
nationale (FLN). Le SLNA avertira, en septembre, que le CRUA crée
des cellules d'action directe, portées à la violence,
et qu'il a obtenu le ralliement de nationalistes algériens
exilés au Caire, dont Ahmed Ben Bella, l'un des leaders
de la rébellion et le futur premier président de
l'Algérie. Le SLNA aura beau prédire, à partir
d'indices précurseurs, que l'agitation, observée
ici ou là, d'hommes décidés va déboucher
sur une action clandestine une fois qu'elle se sera organisée,
ses synthèses n'en finiront pas moins dans les armoires
métalliques de l'administration - qui les ressort, une
fois par an, sous la forme d'un ouvrage soigneusement relié.
En revanche, nombre des rapports des services spécialisés
de l'armée - comme le 2e bureau de l'état-major
de la Xe région militaire, qui couvre les trois départements
algériens, ou les commandements qui lui sont subordonnés
- n'ont pas brillé par leur lucidité ni par leur
prémonition des événements. Ils sont souvent
en retard ou incomplets.
Un tel constat s'explique. L'année 1954 est, pour les armées
françaises, l'année de la défaite de Dien
Bien Phu, en Indochine, qui retentit sur leur moral et qui, en
même temps, leur inspire de la méfiance envers les
« troupes indigènes », notamment les soldats
issus du Maghreb, qui les ont accompagnées dans les rizières.
Les événements en Tunisie et au Maroc, qui revendiquent
leur indépendance, préoccupent en priorité
les chefs militaires. La situation et les escarmouches qui s'ensuivent
aux confins algéro-tunisiens et algéro-marocains
mobilisent leur attention. Ils sont en effet obnubilés
par la faiblesse du dispositif de défense. Il n'y a véritablement
que vingt mille hommes, non compris les gendarmes, en état
de participer au maintien de l'ordre puisque, depuis la fin de
la seconde guerre mondiale et contrairement aux textes en vigueur
en métropole, le pouvoir a autorisé les gouverneurs
généraux sur place à faire appel en permanence
à la force armée.
Si bien que les états-majors, obsédés par
la défense aux frontières, vivent selon l'axiome
- certains parleront de fiction - que « l'ordre règne
en Algérie » depuis la sévère répression
et la reddition, à grand spectacle, d'une première
insurrection, en 1945, dans le Constantinois.
ILLUSIONS DES ÉTATS-MAJORS
Mais le dépouillement des dossiers secrets du 2e bureau
montre que les responsables dans les états-majors s'entretiennent
d'illusions ou, plutôt, qu'ils ont du mal à percevoir
la réalité mouvante sous leurs yeux et, singulièrement,
le tournant de 1954. En octobre encore, les chefs militaires sur
place et leurs collaborateurs en restent à une analyse
qui commence à dater et qui se repaît des conflits
de personnes et de la lutte des clans au sein du Mouvement pour
le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), conduit
par le leader charismatique Messali Hadj, et de sa dissidence,
le Parti du peuple algérien (PPA), animée par l'un
de ses anciens associés, Hocine Lahouel. Certes, ces deux
organisations sont à l'origine des thèses qui prônent
l'indépendance. Mais l'année 1954 verra la montée
du CRUA, puis du FLN, et le 2e bureau mettra du temps à
tirer la sonnette d'alarme, avec pratiquement un mois de retard
sur le SLNA - qui en est déjà à prévoir
le soulèvement.
Il faut attendre une note du 9 décembre 1954, quarante
jours après le déclenchement des attentats de la
« Toussaint rouge » qui donne le signal de la guerre
de libération, pour que le 2e bureau observe que les «
bandits » se révèlent être des «
révolutionnaires algériens ».
Les archives de l'armée ne constituent pas en soi la vérité
d'Etat sur cette période. Elles ont besoin d'être
complétées, confirmées, démenties
par d'autres sources qui, pour l'instant, ne sont pas consultables.
En particulier, il conviendra de pouvoir accéder aux archives
réservées du ministère de l'intérieur,
et notamment celles des différents services de police.
JACQUES ISNARD
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Guerre
d'Algérie : la mémoire entre justice et archives.
Le Monde du 05.02.99
Tandis que s'ouvre le procès en diffamation intenté
par Maurice Papon à l'historien Jean-Luc Einaudi sur le
17 octobre 1961, des archives militaires secrètes montrent
que, dès 1949, les autorités françaises étaient
informées des tortures pratiquées par les forces
de sécurité en Algérie
HISTOIRE Le procès en diffamation intenté par Maurice
Papon contre l'historien Jean-Luc Einaudi s'ouvre, jeudi 4 février
à Paris. L'ANCIEN PRÉFET de police de Paris lui
reproche d'avoir écrit, dans un article publié dans
Le Monde du 8 mai 1998 que, le 17 octobre 1961, « il y eut
à Paris un massacre perpétré par les forces
de police agissant sous les ordres de Maurice Papon ». DIRIGEANT
DU FLN pendant la guerre d'Algérie, dont il est un historien
critique, Mohamed Harbi, interrogé par Le Monde, contredit
Maurice Papon sur la manifestation. DES ARCHIVES MILITAIRES secrètes
de la guerre d'Algérie, publiées par une équipe
de chercheurs, font apparaître que, dès 1949, le
gouverneur général du territoire mettait en garde
les forces de sécurité contre les tortures pratiquées
pour obtenir des aveux. (Lire aussi notre éditorial page
14.)
NE PLUIE FINE tombe sur Paris ce 17 octobre 1961 quand plus de
vingt mille Français musulmans d'Algérie, venant
des arrondissements populaires et de la banlieue, convergent vers
le centre de la capitale. A l'appel de la fédération
de France du Front de libération nationale (FLN), ils se
rendent à une « manifestation pacifique » contre
l'instauration du couvre-feu décidé à leur
encontre, le 5 octobre, par le préfet de police de Paris,
Maurice Papon. La France est en pleine guerre d'Algérie
: les attentats de l'Organisation armée secrète
(OAS) se multiplient alors qu'à Evian les négociations
entre le pouvoir gaulliste et le FLN piétinent.
Au soir du 17 octobre, les forces de l'ordre chargent et portent
des coups sans ménagement. Plus de huit mille manifestants,
embarqués dans des autobus de la RATP réquisitionnés,
sont regroupés au Palais des sports et au stade Pierre-de-Coubertin.
Selon les chiffres de la préfecture de police, 11 538 Algériens
sont interpellés. A l'issue de la manifestation, un bilan
officiel fait état de trois morts, dont deux par armes
à feu. Entendu par le conseil municipal de Paris, dix jours
après les faits, Maurice Papon confirme ce chiffre en expliquant
que « la police a fait ce qu'elle devait faire ».
Cet épisode tragique et méconnu de l'histoire de
la guerre d'Algérie devait être évoqué
à partir du jeudi 4 février devant la dix-septième
chambre du tribunal correctionnel de Paris où Maurice Papon
poursuit Jean-Luc Einaudi, éducateur au ministère
de la justice, pour « complicité de diffamation envers
un fonctionnaire public ». Dans la conclusion d'un article
consacré à la question des archives relatives à
cette période et publié dans Le Monde du 20 mai
1998, ce dernier affirmait : « En octobre 1961, il y eut
à Paris un massacre perpétré par des forces
de police agissant sous les ordres de Maurice Papon. » Jean-Luc
Einaudi n'en est pas à ses premières accusations.
En 1991, dans un livre intitulé La Bataille de Paris, il
met nommément en cause Maurice Papon et évoque «
une chasse à l'homme » qui aurait fait plus de deux
cents morts. Il tire ce chiffre des archives du FLN, des registres
des cimetières parisiens et des témoignages de manifestants,
de policiers et de passants. Selon lui, les forces de l'ordre
ont « jeté à la Seine depuis plusieurs ponts
de Paris » des Algériens qu'ils avaient préalablement
frappés. Ces révélations ne provoquent aucune
réaction de Maurice Papon. « Il n'a jamais lu ce
livre », affirme aujourd'hui son défenseur Me Jean-Marc
Varaut. Pourtant, dès 1988, Constantin Melnik, qui fut
conseiller pour la police et le renseignement au cabinet du premier
ministre Michel Debré en 1961, avançait le chiffre
d'une centaine de morts. Dans Les Chevaux du pouvoir, son autobiographie
parue la même année, Maurice Papon maintient la version
officielle.
DES « LACUNES SÉRIEUSES »
Il faut attendre octobre 1997 pour qu'il corrige ce chiffre. Aux
assises de Bordeaux, où il répond de « complicité
de crimes contre l'humanité », pour sa participation
à la déportation de juifs, Maurice Papon évalue
le nombre de tués « de quinze à vingt »,
en attribuant ces décès à des règlements
de compte entre factions nationalistes algériennes ( Le
Monde du 18 octobre 1997). Témoin au procès, Pierre
Messmer, ministre des armées en 1961, prend la défense
de l'accusé et assume, « avec le gouvernement tout
entier, du général de Gaulle jusqu'au dernier secrétaire
d'Etat, la responsabilité de ces événements
».
Cité à comparaître par les parties civiles
à Bordeaux, Jean-Luc Einaudi ne varie pas et accuse : «
Il faudra qu'un jour la vérité soit faite sur la
responsabilité personnelle, directe et accablante de Maurice
Papon. » Pour la première fois l'affaire est évoquée
devant la justice. « Avec ce procès dans le procès,
on a voulu créer un casier judiciaire qui n'existait pas
», soutient Me Varaut. La polémique enfle malgré
tout, au point que Catherine Trautmann, ministre de la culture,
annonce l'ouverture des archives.
Dans la foulée, Jean-Pierre Chevènement, ministre
de l'intérieur, charge le conseiller d'Etat Dieudonné
Mandelkern, par ailleurs président de la Commission nationale
de contrôle des interceptions de sécurité,
d'inventorier les archives de la préfecture de police de
Paris et du ministère de l'intérieur.
Après avoir épluché des centaines de pièces
administratives, M. Mandelkern parle d' « une répression
très dure » et évalue à « plusieurs
dizaines » le nombre des tués du 17 octobre 1961,
« ce qui est considérable, mais très inférieur
aux quelques centaines de victimes dont il a parfois été
question ». Le rapport constate aussi des « lacunes
sérieuses dans la conservation des archives ». Ainsi,
le rapport du préfet de police au ministre de l'intérieur
a disparu, tout comme les dossiers du Service de coordination
des affaires algériennes et les fichiers du centre d'identification
de Vincennes qui recevait les interpellés. Les archives
de la Brigade fluviale ont été tout simplement détruites.
Cette question des archives devrait être largement abordée
au procès qui s'ouvre le 4 février. « Ce sera
l'occasion de faire la vérité sur cette zone d'ombre
de l'histoire, affirme Me Pierre Mairat, défenseur de Jean-Luc
Einaudi. Mon client a eu une démarche citoyenne en accomplissant
ce travail historique et l'ancien préfet de police de Paris
doit rendre compte des décisions prises alors au nom des
citoyens. »
UN ÉVÉNEMENT PRESCRIT
Et l'avocat de s'étonner d'un procès en diffamation
qui, selon lui, tombe à point nommé pour Maurice
Papon à quelques mois de la décision de la Cour
de cassation concernant le procès de Bordeaux. «
En cherchant à me faire condamner, M. Papon et son défenseur
sont en quête d'un argument favorable à la cassation,
écrivait mardi 2 février Jean-Luc-Einaudi dans une
tribune publiée par Le Monde. Par ailleurs, en mettant
en avant son titre de préfet de police du général
de Gaulle, il cherche à se protéger dans l'ombre
de celui-ci et à provoquer dans le monde politique des
réactions qui lui soient favorables. »
Pour ce procès qui devrait durer quatre jours, la défense
a fait citer une vingtaine de témoins : des historiens,
comme Pierre Vidal-Naquet, mais surtout des policiers présents
au moment des faits et des manifestants. Certains vivent aujourd'hui
en Algérie et pourraient ne pas être présents
s'ils n'obtiennent pas de visas.
La défense sera confrontée à une autre difficulté
: pour dédouaner son client, Me Mairat est obligé
de rapporter la preuve des faits reprochés à Maurice
Papon. Or les textes qui régissent la diffamation interdisent
d'évoquer un événement prescrit et amnistié.
C'est le cas de la répression policière de la manifestation
algérienne du 17 octobre 1961. « Nous espérons
pouvoir casser cette logique et obtenir une exception historique
», indique l'avocat. Pour Maurice Papon, Me Jean-Marc Varaut
compte bien au contraire s'engouffrer dans cette brèche
légale en réclamant l' « irrecevabilité
de l'offre de preuve » et vider le procès de sa substance.
ACACIO PEREIRA
Guerre
d'Algérie : une thèse souligne la généralisation
de la torture
Le Monde du 07.12.00
Le travail d'une jeune historienne, fondé notamment sur
le décryptage des journaux de marche des régiments
français durant le conflit algérien, confirme que
la torture n'a pas été seulement le fait de quelques
militaires sadiques et isolés
Une jeune normalienne, Raphaëlle Branche, a soutenu, mardi
5 décembre, sa thèse de doctorat d'histoire intitulée
« L'armée et la torture pendant la guerre d'Algérie.
Les soldats, leurs chefs et les violences illégales »
devant un parterre d'universitaires et de journalistes. Ce travail
vient éclairer le débat actuel sur la torture durant
la guerre d'Algérie en présentant notamment un décryptage
inédit des « journaux de marche des opérations
» tenus par chaque régiment, du dépouillement
de nombreuses archives civiles et militaires et de longs entretiens
avec des militaires. La thèse confirme que la torture n'a
pas été une création ex nihilo de la guerre
d'Algérie et qu'elle n'a pas seulement été
le fait de quelques militaires sadiques et isolés. Les
signataires de l'« appel des douze » en faveur d'une
condamnation publique de la torture en Algérie devaient
réitérer leur demande, mercredi 6 décembre.
'HISTOIRE a percuté l'actualité, mardi 5 décembre,
dans la salle de l'Institut d'études politiques (IEP) de
Paris où Raphaëlle Branche, une jeune normalienne,
soutenait une thèse de doctorat d'histoire sur la torture
pendant la guerre d'Algérie, dirigée par Jean-François
Sirinelli. Un travail de quatre ans et de 1 211 pages, entrepris
dans un climat d'indifférence générale et
achevé au moment même où la France vit en
pleine « catharsis », selon le mot de l'historien
Pierre Vidal-Naquet, membre du jury. Mais le tumulte du grand
retour de la mémoire qui se poursuit dans les médias
depuis six mois n'a pas pénétré cette enceinte
universitaire pleine à craquer. A aucun moment d'une séance
de quatre heures, présidée par Jean-Pierre Rioux,
les règles de la stricte discussion historique n'ont été
transgressées.
Non, la torture n'est pas une création ex nihilo de la
guerre d'Algérie ; non elle n'a pas été seulement
le fait de quelques militaires sadiques et isolés, expose,
en substance, le travail de Mme Branche. La torture, au contraire,
s'inscrit dans une histoire, celle de la colonisation et de sa
remise en cause radicale entre 1954 et 1962. Son ampleur ne s'explique
que par la dimension totale de l'affrontement : l'ennemi était
alors constitué non pas seulement par une armée
mais, progressivement, par tout un peuple rebelle à l'ordre
colonial que la France avait décidé de maintenir,
par un mélange de méthode forte et, tardivement,
de tentatives de réformes politiques et sociales.
Cette thèse est issue du décryptage inédit
des « journaux de marche des opérations » tenus
par chaque régiment, du dépouillement de nombreuses
archives civiles et militaires et de longs entretiens avec des
militaires.
L'originalité de ce travail réside d'abord dans
l'analyse des origines de la torture, de ses différentes
formes et de son ampleur. Ainsi, selon Raphaëlle Branche,
un détour par la guerre d'Indochine s'avère indispensable
: c'est là, dans son combat perdu contre les communistes
du Vietminh, que l'armée française a puisé
sa perception de la guerre révolutionnaire et des moyens
de la combattre ; c'est aussi dans le désastre et l'humiliation
de Dien Bien Phu qu'est née une certaine volonté
de vengeance. Le discours de l'armée, dont les hauts responsables
n'étaient pas nécessairement dupes, selon la thèse,
consistait à assimiler le FLN à une subversion communiste
et la rébellion à une guerre révolutionnaire
de type indochinois. Dans cette vision, exacerbée par un
profond racisme, il s'agit non seulement de lutter contre des
maquisards armés mais aussi contre tous les nationalistes
liés à un réseau de résistance à
la colonisation française. D'où l'importance primordiale
accordée au renseignement et le développement, en
Algérie, de l' « action psychologique », transposition
des méthodes subies par les prisonniers français
aux mains du Vietminh.
Les détachements opérationnels de protection (DOP),
l'un des nombreux sigles qui cachaient les structures spécialisées
dans les « interrogatoires poussés », sont
nés en Indochine, explique Mme Branche, où leur
tâche se cantonnait à l'utilisation d'agents infiltrés
chez l'ennemi. Exacerbée, la religion du « renseignement
» allait faire le reste.
UNE « RÉALITÉ PROTÉIFORME »
Certes, la torture policière existait en Algérie
avant l'insurrection de 1954, comme en témoigne la mise
en garde immédiatement lancée, dès cette
date, par François Mauriac. Certes, l'armée y a
eu largement recours pendant la « bataille d'Alger »,
qui fut, en 1957, un « point de non-retour » à
cet égard. Mais le passage à une guerre totale correspond,
selon la thèse, à l'arrivée à la tête
de l'état-major d'Alger du général Salan
en décembre 1956. Les mises en garde contre le recours
à la torture contenues dans les instructions militaires,
cessent alors. Si la Ve République naissante s'efforce,
en vain, de faire reculer la « gangrène »,
la IVe s'est illustrée par sa duplicité. Ainsi,
dans les archives d'Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde,
Raphaëlle Branche a retrouvé la trace du « gros
dossier » qu'il avait transmis en octobre 1956 à
Guy Mollet, alors président du Conseil. Lourd des multiples
témoignages parvenus au journal, ce document ne semble
nullement avoir été utilisé par un homme
qui, publiquement, assurait que les cas de torture se comptaient
« sur les doigts de la main ». « Réalité
protéiforme » pratiquée sans trace écrite,
la torture est implicitement justifiée par la recherche
de renseignements sur des réseaux. Mais son efficacité
paraît limitée à l'égard du but affiché.
Les codes utilisés pour répertorier la qualité
des réponses obtenues par la violence se traduisent par
des « X1 » ou « X0 », c'est-à-dire
« beaucoup de bruit pour rien », a remarqué
Jean-Charles Jauffret, professeur d'histoire à l'IEP d'Aix-en-Provence,
membre du jury. C'est que la torture, d'outil de renseignement,
est devenue aussi en Algérie un instrument de terreur et
d'humiliation, comme en témoignent la mise à nu
systématique des victimes, le fait que ni les enfants ni
les vieillards n'ont été épargnés,
la fréquence des viols commis au moyen d'objets. «
La torture n'a jamais été un moyen parmi d'autres
d'obtenir des renseignements, car elle détruit la dignité
humaine de façon radicale, a soutenu Raphaëlle Branche.
Le fait que des Algériens soient torturés était
considéré comme aussi important que le fait que
tous les Algériens aient peur de subir de tels traitements.
» Pour l'historienne, la torture ne se réduit pas
à un corps-à-corps mais s'inscrit dans un contexte
plus large incluant les spectateurs présents, la collectivité
des Algériens et l'Etat français. « Torturer,
ce n'est pas seulement faire parler, c'est aussi faire entendre
qui a le pouvoir », a-t-elle expliqué. « LA
FACE CACHÉE »
Dans ces conditions, la torture ne fait nullement figure d'exception,
mais comment en mesurer l'ampleur ? Ce type de traitement n'était
pas pratiqué systématiquement, répond la
thèse, mais « elle faisait partie des violences qu'il
était possible d'infliger et cette tolérance, voire
ces encouragements ou ces recommandations des chefs, explique
qu'elle ait été pratiquée sur tout le territoire
algérien pendant toute la guerre et dans tout type d'unité
». La torture a-t-elle été systématique
? La réponse est négative si l'on observe qu'il
n'existait pas de structure cohérente chargée de
la torture, à l'exception des DOP. Mais elle devient positive,
si l'on considère « le contexte incitatif produit
par une certaine vision du monde, des Algériens, de la
guerre », a argumenté Mme Branche.
Pour autant, son travail ne fait pas l'impasse sur la réalité
des chiffres. Il estime « crédible » le nombre
de 108 175 Algériens passés par la ferme Améziane,
dans le Constantinois, le plus connu des centres de torture, nombre
avancé en 1961 par le journal Vérité-Liberté,
en précisant que des personnes ont pu y être internées
à plusieurs reprises. A propos d'un témoignage sur
la torture par l'électricité - la « gégène
» -, la thèse va plus loin en affirmant que «
des centaines de milliers d'Algériens [...] ont éprouvé
dans leur chair » pareille souffrance.
Avant de décerner à Raphaëlle Branche, à
l'unanimité, la mention très honorable et les félicitations,
les membres du jury ont multiplié les formules dithyrambiques.
Ce travail qualifié de « magistral », «
fera date », ont-ils pronostiqué, car il «
révèle la face cachée de la République
», a ajouté Pierre Vidal-Naquet. Tous historiens,
ils ont admis n'être pas sortis indemnes de sa lecture.
PHILIPPE BERNARD
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Les
aveux du général Aussaresses réveillent les
cauchemars des anciens d'Algérie
Le Monde du 20.05.01
« On a essayé de parler mais personne ne nous a écoutés
», regrette celui-ci. « Pourquoi remuer la merde ?
», demande un autre. Tenaillés entre le refoulement
et le désir de lever la chape de silence, les anciens appelés
réagissent diversement à l'actuelle émergence
du débat sur la torture
MÉMOIRE La publication du livre du général
Aussaresses sur la torture en Algérie a suscité
une importante émotion chez les anciens appelés.
Tous se remémorent avec douleur cette période de
leur vie. Auteur d'une thèse sur la guerre d'Algérie,
Claire Mauss-Copeaux estime que les appelés, « assumant
seuls ce passé terrible », peuvent difficilement
l'évoquer « tant qu'il n'y a pas de reconnaissance
collective ». LE MÉMORIAL pour la paix de Caen accueillait,
le 16 mai, Raphaël Delpard, auteur d'un livre de souvenirs
sur l'Algérie. Pour lui, le débat sur la torture
« occulte une autre réalité complexe : la
souffrance endurée par cette génération ».
L'armée française, qui a vu sa culture professionnelle
profondément évoluer, a mis depuis 2001 un manuel
de droit à la disposition de ses soldats. Les militaires
d'aujourd'hui considèrent le général Aussaresses
comme un « dinosaure » (Lire aussi notre éditorial
page 18.)
ERTAINS ont pris la plume, d'autres la parole, d'autres encore
cauchemardent, s'effondrent en larmes ou multiplient les crises
d'asthme. Chacun à sa manière, les anciens appelés
de la guerre d'Algérie sortent de quarante ans de silence.
Jamais les livres, les débats, les témoignages à
usage familial, les manuscrits publiés à compte
d'auteur, les journaux de campagne ressortis des tiroirs, n'ont
été aussi nombreux. Comme si une catharsis générale
touchait enfin la génération des djebels.
Le mouvement avait été amorcé au début
des années 90 avec des films comme La Guerre sans nom,
de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, et Les Années
algériennes, de Philippe Alfonsi, où les appelés
témoignaient publiquement pour la première fois.
Les aveux des généraux Massu, puis Aussaresses et
la polémique sur la torture pendant la guerre d'Algérie
ont fait ressurgir une multitude de drames intérieurs.
L' « ensemble subtil de mensonges et de refoulement »
qui a longtemps occulté leur mémoire, selon l'expression
de Benjamin Stora ( La Gangrène et l'oubli, La Découverte,
1991) se craquelle. « Avant, ils voulaient parler mais personne
ne les écoutait, résume l'historien. Aujourd'hui,
on les interpelle et on leur demande de s'expliquer. »
Pour les associations d'anciens, traditionnellement occupées
à défendre la retraite du combattant et à
déposer des gerbes, le tournant est serré. Elles
le négocient diversement. « Non, les anciens d'Algérie
ne sont pas des tortionnaires », s'indigne le journal de
l'Union fédérale des anciens combattants des Bouches-du-Rhône,
qui « dénonce la campagne menée par quelques
pseudos intellectuels ». Plus modéré, Hugues
Dalleau, président de l'Union nationale des combattants
d'Afrique du Nord (UNC-AFN, 350 000 adhérents revendiqués,
classée à droite), constate que ses adhérents
sont « furieux et choqués d'être considérés
comme des tortionnaires ». Lui-même a dû rassurer
ses petits enfants qui lui demandaient s'il avait torturé.
La principale organisation, la Fédération nationale
des anciens combattants en Algérie (Fnaca), plus modérée,
confirme qu'un « verrou de mémoire » avait
sauté avec la reconnaissance par le Parlement, en 1999,
des « événements d'Algérie »
en tant que véritable « guerre ». A ses adhérents
désorientés, Wladyslas Marek, le président
conseille : « Ne rasez pas les murs comme si vous étiez
coupables, témoignez ! » Moins influente, l'Association
républicaine des anciens combattants et victimes de guerre
(Arac, gauche) salue la résurgence de la mémoire
: « Cela fait trente ans que nous nous bagarrons pour aider
les gens à parler », rappelle Bernard Sigg, vice-président.
Psychiatre, il estime que « presque tous les soldats ont
vu ou entendu » des scènes de viols, d'exécutions
sommaires ou de tortures, et se bat pour la création de
centres d'aide psychologique.
La base, elle, oscille entre le refoulement complet et le désir
de parler, de faire connaître la vérité, même
au prix de la douleur. Jean-Pierre Gaildraud a connu ce cheminement.
« Quand je suis rentré, mon père m'a dit :
«La vie est belle, les filles aussi, ne nous emmerde plus
avec ta guerre d'Algérie.» J'ai étouffé
complètement pendant vingt ans », raconte-t-il. Les
élèves de ce professeur d'histoire de la Haute-Vienne
l'ont aidé à exorciser en classe son passé
de chef de harka, à vivre avec les images d'horreur qui
le hantent encore. « Je ne sais pas témoigner sans
émotion, explique-t-il, alors, je fais des exposés
historiques. » Il en est à son sixième livre
et ne compte plus les conférences sur le thème :
« Une guerre sans nom qui torture toujours. »
Pour beaucoup précisément, le film La Guerre sans
nom a été une première étape pour
rendre exprimable le passé. « On a été
voir le film avec ma femme et ça m'a soulagé. Ce
jour-là, j'ai été plus crédible »,
témoigne cet ancien appelé de Palestro, en Kabylie.
Les épouses aident souvent à faire le premier pas.
Comme cette retraitée qui, pour amener son mari à
parler à ses petits-enfants, a encadré les médailles
rapportées d'Algérie. Ou ces femmes qui accompagnent
leur mari, ancien appelé, à une représentation
du saisissant « texte-témoignage » de Bernard
Gerland, un ancien sergent qui a recours au théâtre
pour vivre avec le souvenir d'une « corvée de bois
» acceptée, suscitant à son tour de nombreuses
confessions ( Le Monde du 28 décembre).
Le débat lancé par le général Aussaresses
accélère cette délivrance. « Je suis
très content qu'on en parle », assure Jean Guerrin
qui, pour exercer son « droit d'inventaire », a adressé
à chaque membre de sa famille un exemplaire de son journal
de campagne. « Depuis les aveux d'Aussaresses, nous sommes
dans l'impossibilité de nier ce qui s'est passé
», résume Jean Crespy, ancien appelé et déserteur.
« Ce qui me dégoûte, ce ne sont pas ses aveux,
mais son cynisme et sa morgue », ajoute un autre.
Quelques-uns veulent aller plus loin dans le travail de mémoire
: condamner la torture, mais aussi la guerre coloniale. Pour eux,
le parallèle avec les « horreurs » du FLN ne
peut servir d'argument car la France menait une guerre coloniale.
« On oublie un peu trop que nous étions les occupants
et que nous avons été complices involontaires des
atrocités commises par des gens comme Aussaresses »,
insiste Jean Manin qui ne peut évoquer ses années
algériennes sans étouffer des sanglots de honte.
L'amertume contre « les politiques » n'est jamais
loin. Et les aveux des anciens généraux viennent
souvent trop tard pour cicatriser les plaies de la conscience.
« On a l'air de se souvenir qu'on a torturé en Algérie
alors qu'on le sait depuis quarante-cinq ans. On a essayé
d'en parler, mais personne ne nous a écoutés : on
était tout de suite traités d'assassins »,
raconte Grégoire Alonso, ancien parachutiste. « Je
ne comprends pas pourquoi un gradé en parle seulement maintenant,
alors que tout le monde savait », gronde un ancien de Kabylie,
qui s'endort rarement « sans aller faire un petit tour là-bas
».
Loin de toute culpabilité, Jacques Beck parle pour ceux,
rares, qui paraissent assumer. Les pratiques du général
Aussaresses n'ont rien d'étonnant pour lui, « puisqu'il
était formé pour ça ». Cet ancien officier
assure que, sans torture, « on n'aurait jamais eu de renseignements
». D'ailleurs, insiste-t-il, « je n'ai jamais arraché
les ongles comme les SS, mais je l'ai fait à coups de trique
et à la gégène. La torture a été
faite sur instructions et si les politiques ne le reconnaissent
pas, c'est une énorme hypocrisie ».
La controverse est pourtant loin d'avoir fait sortir tous les
anciens de leur réserve. Ils sont encore nombreux à
pester contre ce débat qui les dérange. «
Pourquoi remuer la merde ? N'oublions pas que l'armée a
fait un boulot énorme, estime Séraphin Bertier,
ancien lieutenant de harka. Pour moi, Aussaresses est un malade
et les appelés n'ont pas à rougir de ce qu'ils ont
fait. » « On exagère, ajoute André Navecth
ancien officier de la Légion, c'était la guerre
et, en face, on avait les fellouzes qui tuaient les nôtres.
C'était plutôt de l'autre côté qu'on
pouvait voir les exactions. » D'autres se disent «
choqués » de voir salie leur génération
: « Je ne me sens pas concerné par les propos d'Aussaresses.
Certaines brutalités se sont produites, mais nous, nous
avons mené une guerre propre et il n'y a aucune repentance
à faire », assène Gilbert Gorgelin, ancien
chasseur alpin.
En ces temps où les médias diffusent à nouveau
de sales photos de « leur » guerre, l'image renvoyée
par les anciens appelés à leurs propres enfants
et petits-enfants obsède ces sexagénaires. André
Carré, électronicien à la retraite, ne nie
pas la torture, mais, pour lui, « c'est fini, ça
fait quarante ans ». Reparler de tout ça, «
c'est mauvais pour nos jeunes qui pensent que nous sommes des
tortionnaires ». « Tortionnaire » : le mot a
jailli lors d'un déjeuner dominical. « J'ai jamais
fait de saloperies », s'est-il justifié. «
Je ne lui reproche rien, je sais qu'il souffre. J'essayais seulement
de comprendre », se défend son fils Emmanuel, médecin.
La guerre d'Algérie avait gâché le repas.
PHILIPPE BERNARD ET SYLVIA ZAPPI
Le
tabou du viol des femmes pendant la guerre d'Algérie commence
à être levé
Le Monde du 12.10.01
Les anciens appelés interrogés par « Le Monde
» témoignent du caractère massif de l'humiliation
des femmes entre 1954 et 1962. Selon l'un d'eux, les détenues
subissaient ce sort « en moyenne neuf fois sur dix ».
Un homme né en 1960 du viol d'une Algérienne par
des soldats français demande aujourd'hui réparation
TORTURE Les viols commis pendant la guerre d'Algérie ont
jusqu'à présent constitué un tabou quasiment
impossible à lever, tant pour les auteurs que pour les
victimes. QUARANTE ANS après, la parole commence à
se libérer. Et il apparaît que les viols sur les
femmes ont eu un caractère massif en Algérie entre
1954 et 1962, dans les villes mais surtout dans les campagnes.
SELON HENRI POUILLOT, ancien appelé, il y avait deux catégories
de viols : « Ceux qui étaient destinés à
faire parler, et les viols de «confort», de défoulement,
les plus nombreux. » LA HONTE des victimes explique qu'elles
se soient toujours tues. « Chez vous, une femme violée
est une victime, chez nous, c'est tout le contraire, nous sommes
les coupables », explique l'une d'entre elles. MOHAMED GARNE,
né du viol d'une Algérienne par des soldats français,
devait demander réparation à l'Etat, jeudi 11 octobre.
ET TOUTES les exactions commises par l'armée française
pendant la guerre d'Algérie, le viol est la plus cachée,
la plus obstinément tue depuis quarante ans, par les auteurs
autant que par les victimes. Certains commencent pourtant à
lever ce tabou, confirmant peu à peu ce que l'écrivain
Mouloud Feraoun dénonçait autrefois dans son journal
comme étant une pratique courante, du moins en Kabylie.
Il apparaît que, loin d'avoir constitué de simples
« dépassements », les viols sur les femmes
ont eu un caractère massif en Algérie entre 1954
et 1962, dans les villes mais surtout dans les campagnes, et plus
encore vers la fin de la guerre, en particulier au cours de «
l'opération Challe », menée en 1959 et 1960
sur le territoire algérien pour venir à bout de
l'Armée de libération nationale (ALN). L'ouverture
de la totalité des archives et la lecture de tous les «
journaux de marche » des soldats ne donneraient sans doute
qu'une très petite idée de l'ampleur du phénomène,
parce qu'il n'y eut jamais d'ordres explicites de viols, et encore
moins d'ordres écrits. En outre, rares sont les hommes
qui se seront vantés, dans leurs carnets personnels, de
tels comportements.
Tous les appelés interrogés le disent : «
Tout dépendait du chef. » Si l'officier, ou le sous-officier,
affichait des positions morales sans équivoque, il n'y
avait ni viols ni tortures, quel que soit le sexe des détenus,
et quand une « bavure » se produisait la sanction
était exemplaire. D'une compagnie à l'autre, on
passait donc du « tout au rien ». « Donner l'ordre,
comme cela a été fait, de toucher le sexe des femmes
pour vérifier leur identité, c'était déjà
ouvrir la porte au viol », souligne l'historienne Claire
Mauss-Copeaux, pour qui deux facteurs au moins expliquent que
ce phénomène ait pris de l'ampleur. D'une part,
l'ambiance d'extrême racisme à l'encontre de la population
musulmane. D'autre part, le type de guerre que menait l'armée
française, confrontée à une guérilla
qui l'obligeait à se disperser et à laisser une
grande marge de manoeuvre aux « petits chefs », lesquels,
isolés sur le terrain, pouvaient s'attribuer droit de vie
et de mort sur la population. « PIRE QUE DES CHIENS »
« Dans mon commando, les viols étaient tout à
fait courants. Avant les descentes dans les mechtas [maisons en
torchis], l'officier nous disait : «Violez, mais faites
cela discrètement» », raconte Benoît
Rey, appelé comme infirmier dans le Nord constantinois
à partir de septembre 1959, et qui a relaté son
expérience dans un livre, Les Egorgeurs. « Cela faisait
partie de nos «avantages» et était considéré
en quelque sorte comme un dû. On ne se posait aucune question
morale sur ce sujet. La mentalité qui régnait, c'est
que, d'abord, il s'agissait de femmes et, ensuite, de femmes arabes,
alors vous imaginez... » Sur la centaine d'hommes de son
commando, « parmi lesquels des harkis redoutables »,
précise-t-il, une vingtaine profitait régulièrement
des occasions offertes par les opérations de contrôle
ou de ratissage. A l'exception de deux ou trois, les autres se
taisaient, même si ces violences les mettaient mal à
l'aise. La peur d'être accusé de soutenir le Front
de libération nationale (FLN) en s'opposant à ces
pratiques était si vive que le mutisme était la
règle. « Les prisonniers qu'on torturait dans ma
compagnie, c'étaient presque toujours des femmes, raconte
de son côté l'ancien sergent Jean Vuillez, appelé
en octobre 1960 dans le secteur de Constantine. Les hommes, eux,
étaient partis au maquis, ou bien avaient été
envoyés dans un camp de regroupement entouré de
barbelés électrifiés à El Milia. Vous
n'imaginez pas les traitements qui étaient réservés
aux femmes. Trois adjudants les «interrogeaient» régulièrement
dans leurs chambres. En mars 1961, j'en ai vu quatre agoniser
dans une cave pendant huit jours, torturées quotidiennement
à l'eau salée et à coups de pioche dans les
seins. Les cadavres nus de trois d'entre elles ont ensuite été
balancés sur un talus, au bord de la route de Collo. »
Affecté comme appelé en 1961 à la Villa Sesini
(nommée aussi par erreur Susini), Henri Pouillot révèle
avoir assisté à une centaine de viols en l'espace
de dix mois, dans ce qui était le plus célèbre
des centres d'interrogatoires et de tortures de l'armée
française à Alger. De ses souvenirs, il vient de
faire un livre douloureux mais au ton juste, La Villa Susini (Ed.
Tirésias). « Les femmes étaient violées
en moyenne neuf fois sur dix, en fonction de leur âge et
de leur physique, raconte-t-il. On s'arrangeait, lors des rafles
dans Alger, pour en capturer une ou deux uniquement pour les besoins
de la troupe. Elles pouvaient rester un, deux, ou trois jours,
parfois plus. » Pour Henri Pouillot, il y avait deux catégorites
de viols : « Ceux qui étaient destinés à
faire parler, et les viols «de confort», de défoulement,
les plus nombreux, qui avaient lieu en général dans
les chambrées, pour des raisons de commodité. »
Il se souvient que la quinzaine d'hommes affectés à
la Villa Sesini avait « une liberté totale »
dans ce domaine. « Il n'y avait aucun interdit. Les viols
étaient une torture comme une autre, c'était juste
un complément qu'offraient les femmes, à la différence
des hommes. » « UN ANÉANTISSEMENT »
Mesuraient-ils alors la gravité de leurs actes ? La plupart
n'ont pas de réponse très tranchée. «
On savait que ce que nous faisions n'était pas bien, mais
nous n'avions pas conscience que nous détruisions psychologiquement
ces femmes pour la vie, résume l'un d'eux. Il faut bien
vous remettre dans le contexte de l'époque : nous avions
dans les vingt ans. Les Algériens étaient considérés
comme des sous-hommes, et les femmes tombaient dans la catégorie
encore en dessous, pire que des chiens... Outre le racisme ambiant,
il y avait l'isolement, l'ennui à devenir fou, les beuveries
et l'effet de groupe. » Certains ne se sont jamais remis
d'avoir commis ou laissé faire ce qu'ils qualifient avec
le recul de « summum de l'horreur ». La psychologue
Marie-Odile Godard en a écouté quatorze pour faire
une thèse de doctorat sur les traumatismes psychiques de
guerre. « Ils m'ont parlé des viols comme quelque
chose de systématique dans les mechtas, et c'est souvent
à l'occasion de telles scènes d'extrême violence
que leur équilibre psychique a basculé »,
raconte-t-elle.
L'avocate Gisèle Halimi, l'une des premières à
avoir dénoncé, pendant la guerre d'Algérie,
les multiples viols en cours - en particulier dans un livre écrit
avec Simone de Beauvoir, Djamila Boupacha -, estime elle aussi
que neuf femmes sur dix étaient violées quand elles
étaient interrogées par l'armée française.
Dans les campagnes, dit-elle, les viols avaient pour objectif
principal « le défoulement de la soldatesque ».
Mais, lors des interrogatoires au siège des compagnies,
c'est surtout l'anéantissement de la personne qui était
visé. L'avocate rejoint ainsi l'idée exprimée
par l'historienne Raphaëlle Branche, dans son livre La Torture
et l'Armée (Gallimard), à savoir que la torture
avait moins pour objet de faire parler que de faire entendre qui
avait le pouvoir. « Ça commençait par des
insultes et des obscénités : «Salope, putain,
ça te fait jouir d'aller dans le maquis avec tes moudjahidins
?», rapporte- t-elle. Et puis ça continuait par la
gégène, et la baignoire, et là, quand la
femme était ruisselante, hagarde, anéantie, on la
violait avec un objet, une bouteille par exemple, tandis que se
poursuivait le torrent d'injures. Après ce premier stade
d'excitation et de défoulement, les tortionnaires passaient
au second : le viol partouze, chacun son tour. »
Contrairement à l'idée répandue, les viols
ne se sont presque jamais limités aux objets, ce qui achève
de détruire l'argument selon lequel les sévices
sexuels visaient à faire parler les suspectes. Gisèle
Halimi révèle aujourd'hui que, neuf fois sur dix,
les femmes qu'elle a interrogées avaient subi successivement
tous les types de viols, jusqu'aux plus « classiques »,
mais que leur honte était telle qu'elles l'avaient suppliée
de cacher la vérité : « Avouer une pénétration
avec une bouteille, c'était déjà pour elles
un anéantissement, mais reconnaître qu'il y avait
eu ensuite un ou plusieurs hommes, cela revenait à dire
qu'elles étaient bonnes pour la poubelle. »
Saura-t-on un jour combien de viols ont eu lieu ? Combien de suicides
ces drames ont provoqués ? Combien d'autres victimes, souvent
encore des enfants, ont subi des agressions sexuelles (fellations,
masturbations, etc.) devant leurs proches pour augmenter encore
le traumatisme des uns et des autres ? Il faudra aussi se pencher
sur la question des « Français par le crime »,
comme se définit Mohamed Garne, né d'un viol collectif
de sa mère, Khéira, par des soldats français,
alors qu'elle était âgée de quinze ans (lire
ci-dessous). Il reste de nombreuses pistes à explorer,
et tout d'abord à écouter la parole qui se libère
d'un côté comme de l'autre de la Méditerranée.
« Il faudrait aussi travailler sur l'imaginaire des anciens
d'Algérie, souffle l'historien Benjamin Stora. Ils ont
écrit plus de trois cents romans, où presque tous
«se lâchent» et relatent des scènes de
viols terrifiantes. C'est alors qu'on prend la mesure de ce qu'a
dû être l'horreur. »
FLORENCE BEAUGE
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1954-2004
: FRANCE, ALGÉRIE MÉMOIRES EN MARCHE
GUERRE ET VIOLENCES
« Un fond de culture de la violence s'est
implanté »
Le Monde du 28.10.04
Spécialiste de l'Algérie et d'histoire militaire,
Jean-Charles Jauffret explique comment le fln a basculé
dans la terreur de masse, y compris contre les siens, et pourquoi
les militaires français n'ont rien compris a la «
guerre subversive »
En quoi consistait la « guerre révolutionnaire »
que prônait le FLN ?
Issu de la nébuleuse marxiste-léniniste, le terme
se décline en trois versions : entraîner les masses
pour prendre le pouvoir par tous les moyens, c'est le cas bolchévique
; étouffer les villes à partir de la campagne, comme
Mao Zedong ; enfin, mener une « guerre subversive »,
c'est le schéma classique de Ho Chi Minh au Vietnam. Des
éléments des trois modèles se retrouvent
dans les formations qui prônent la guerre révolutionnaire.
Celui du FLN se fondait sur un schéma simple. Un : provocation.
Vous êtes encore minoritaire et très faible face
à la puissance coloniale. Vous attaquez des « objectifs
sympathiques », du moins en théorie : tout ce qui
représente le pouvoir colonial. Et vous espérez
qu'il réagira comme d'habitude, au marteau pilon. Deux
: la répression fait des dommages énormes dans la
population civile, morts, arrestations, étouffement du
quotidien. Trois : une spirale de contamination s'enclenche :
il n'y a plus de place pour les neutres, les modérés.
Chacun doit être dans un camp ou dans l'autre. Qui n'est
pas avec vous devient mécaniquement votre ennemi. Quatre
: le stade ultime, l'internationalisation. L'opinion mondiale,
celle du pays colonisateur et celle de pays « amis »
se saisit de votre conflit. Votre adversaire a perdu le jour où
l'opinion, politiquement, admet le bien-fondé de votre
point de vue.
Ce qui s'est passé pour la France ?
Oui. Le FLN n'a jamais eu l'espoir de « vaincre »
militairement. La guerre ne sert à rien si elle n'est pas
accompagnée d'un mouvement national. En septembre 1960,
aux Jeux olympiques de Rome, un sportif français montant
sur le podium se faît conspuer : la France a perdu la bataille
de l'opinion. Quelques mois après, le Conseil de sécurité
adopte la résolution 1514 exigeant que Paris « donne
sa liberté au peuple algérien ».
Comment le FLN en est-il arrivé à la stratégie
de la guerre révolutionnaire ?
L'expression « guerre subversive » est plus juste.
La lutte armée vient de loin au sein du FLN, qui en est
l'archétype. L'OS (Organisation spéciale), bras
armé d'un parti interdit, le Parti du peuple algérien
(PPA), est créée en février 1947. Avant que
la police ne mette la main dessus, elle dispose de 1 000 hommes,
armés et entraînés. Elle a copié l'organisation
de la résistance française, en cloisonnant encore
plus, par groupes de trois personnes. L'étanchéité
est presque absolue. Mais tous ne partagent pas la même
vision de la lutte armée. Au PPA, il y a deux courants.
L'un est panislamiste et panarabe, l'autre, également panarabe,
adopte la notion d'« algérianité »,
qui induit l'accession de l'Algérie à la modernité.
Les deux chefs de l'OS développent des visions différentes
de la guerre subversive. Le commandant politique, Aït Ahmed,
veut une « guerre de partisans ». Ses modèles
sont la résistance française et Ho Chi Minh. Son
idée : commencer par instaurer des « zones libérées
» dans des régions difficiles d'accès pour
l'armée. En face, le chef militaire, Ahmed Ben Bella, parie
sur le terrorisme qui porte la guerre au coeur de l'adversaire.
Au 1er novembre 1954, son choix est avalisé, avec l'assassinat
de l'instituteur Monnerot, dans les Aurès.
Les militaires français comprennent-ils ce qui se passe
?
Malgré leur expérience en Indochine, ils vont être
de bout en bout hors sujet. Ils ne comprennent pas que l'Algérie
n'est pas l'Indochine, qu'y existe une aspiration, minoritaire
mais réelle, à la citoyenneté française
parmi les Algériens. Beaucoup d'officiers évoquent
la population arabe en disant « les Viets ». Ils sont
convaincus d'avoir affaire, comme au Vietnam, à une «
subversion communiste » et ne comprennent pas la spécificité
du FLN, son populisme traditionaliste et religieux.
N'ont-ils pas procédé à un bilan de leur
échec vietnamien ?
Non. Ils sont saupoudrés d'un vernis, croient avoir compris
la guerre subversive, mais restent engoncés dans leurs
certitudes. Cela dit, les militaires français ont des sensibilités
différentes, que la bataille d'Alger (1957) nivellera.
On distingue trois groupes. Les indifférents, hauts gradés
venus de France, se demandent ce qu'ils font là. Ils développent
la « mentalité du bordj » : pas de vagues,
que le calme règne dans leur secteur ; ce qui se passe
en profondeur ne les concerne pas. Ensuite, les officiers d'Indochine.
Revanchards, ceux-là disent : « On ne se fera pas
avoir deux fois. » Ils croient avoir « compris »
le fonctionnement de l'adversaire. Le colonel Lacheroy sera le
grand théoricien de la « guerre contre-révolutionnaire
». Leur mot d'ordre est « vaincre le terrorisme ».
Ils croiront avoir « gagné la guerre » en remportant
la bataille d'Alger, sans voir que, si le FLN y a été
démantelé, sa willaya 4 a, en même temps,
multiplié par dix ses effectifs. Tout leur aveuglement
tient en une image : pendant que ces militaires « gagnaient
» à Alger, dans les maquis de la willaya 4 les djounouds,
à la veillée, chantaient, en français, le
Chant des partisans ! La bataille d'Alger fut une victoire militaire
et une immense défaite.
Un troisième groupe d'officiers est issu de l'armée
d'Afrique. Ceux-là, comme le général Georges
Spillmann, sont convaincus que la politique du gros bâton
est une erreur tragique. Ils disent : cessons de considérer
les gens comme des bougnouls, construisons des routes, des écoles,
des dispensaires. Ils penseront les premiers à recruter
des harkas, fonderont les SAS (sections administratives spécialisées)
pour améliorer le sort des populations du bled. Leur dernier
représentant, le général Lorillot, partira
à la fin 1956. Ce groupe ne croit absolument pas à
l'efficacité de la guerre contre-révolutionnaire.
Et la classe politique française ?
Elle ne comprend rien de plus que les militaires, hormis Mendès
France, qui en 1954 s'occupe de la Tunisie et du Maroc et croit
pouvoir repousser la question algérienne, et de Gaulle,
qui, dès son discours aux pieds-noirs en 1943, sait qu'un
immense changement doit avoir lieu en Algérie. Paris n'a
qu'une obsession : le « retour au calme ». On croit
aujourd'hui que tout commence le 1er novembre 1954, parce que
la France comme le FLN ont fait de cette date le déclencheur
de la guerre. Mais c'est faux. Le 1er novembre est l'acte de naissance
politique de la guerre révolutionnaire, mais auparavant
il n'y avait pas « le calme ». Sur la seule année
qui précède, on dénombre 56 attentats en
Algérie, dont un en plein jour, rue d'Isly à Alger
! Mais on ne voulait rien voir. Les journaux d'Alger et de Paris
publiaient ces nouvelles dans la rubrique des « faits divers
» ! Ici, un train avait déraillé, là,
un « règlement de comptes » avait eu lieu dans
une ville d'Algérie. Il y avait un déni et un aveuglement
extraordinaires.
Quelles vont être les conséquences de la guerre révolutionnaire
?
Le modèle terroriste va entraîner le FLN vers l'abandon
progressif de l'idée d'« algérianité
» incluant toutes les communautés vivant sur le sol
algérien. Le tournant survient le 20 août 1955, avec
le massacre de Philippeville : 500 victimes parmi les Européens,
mais aussi des ouvriers algériens. Le colonel Zighout Youssef
a agi seul. Le FLN le couvrira. La répression est effroyable
: peut-être 10 000 morts. Pourquoi le FLN se lance-t-il
dans la terreur de masse ? Parce que beaucoup jugent que la guerre
progresse trop lentement. Il constate qu'il reste énormément
d'indécis dans la population. En commettant une provocation
à grande échelle, on obtient ce qu'on recherche
: une réaction à plus grande échelle. La
grande terreur commence là. L'irréparable a été
commis, la neutralité devient impossible. Pourtant, fin
1956, au congrès de la Soummam, la thèse de la «
guerre de partisans » reste toujours le modèle. En
1957, des commandants locaux FLN prennent peur des dérives
du terrorisme aveugle. Certains disent « halte au feu ».
N'oublions pas qu'au sommet de sa puissance intérieure,
en janvier 1958, l'ALN comptera 50 000 hommes. En face, l'armée
française, avec ses harkas, spahis, gendarmes, SAS, groupes
d'autodéfense, etc., regroupe 160 000 Algériens
armés. Du côté algérien, la guerre
révolutionnaire est donc aussi une guerre civile. Jusqu'au
bout, il y aura des gens au FLN pour dire que le terrorisme contre
les Français et les Algériens qui ne le suivent
pas est contre-productif.
Pourquoi ne sont-ils pas suivis ?
Parce qu'une fois la violence imposée au sein-même
du FLN, la mécanique est lancée. Dès qu'Abbane
Ramdane, chef le plus charismatique de l'intérieur, est
assassiné par les siens (lire page VII), la terreur est
légitimée contre « tous les ennemis ».
Pour vaincre, peu importe les moyens. Le phénomène
est facilité parce que, des deux côtés, la
vendetta l'emporte sur les logiques politiques initiales. Plus
on s'approche de l'issue du conflit, plus l'adversaire est diabolisé
globalement. Les méthodes de répression françaises
deviennent de plus en plus collectives. Pourtant, il y a eu aussi
débat du côté français. Des hauts gradés
ont longtemps dit : « On ne peut pas faire n'importe quoi.
» Le général Gambiez, le colonel de parachutistes
Seguin-Pazzis protesteront contre la répression aveugle.
La torture ne sera banalisée qu'après la bataille
d'Alger. Mais la « guerre contre-révolutionnaire
» finira par utiliser l'arme de l'autre, la terreur, dans
l'idée de lui faire encore plus peur qu'il ne vous fait
peur.
Quelles seront les conséquences ultérieures du succès
de la guerre subversive ?
Sa validation comme modèle de « libération
» influencera de nombreux mouvements anticolonialistes.
Sa glorification s'accompagnera d'une réécriture
de l'histoire, et d'une magnification de la culture de la violence.
Ceux qui l'ont utilisée pour renverser le pouvoir établi
considéreront légitime d'en user pour réprimer
toute contestation de leur pouvoir, perçue comme émanant
d'un « ennemi ». Lorsque la guerre éclatera
entre le régime et les islamistes, la mémoire de
la guerre subversive resurgira. Les islamistes assimileront le
pouvoir d'Alger à une copie du « pouvoir français
colonial ». Ce dernier, à l'inverse, clamera que
les islamistes sont les « fils de harkis qui rêvent
de revanche ». Chacun accusera l'autre d'être le «
parti de la France ». La violence révolutionnaire
induit le refus d'admettre comme légitime toute autre vision
que la sienne : l'autre ne peut être qu'un ennemi à
liquider. Or l'effroyable guerre d'Algérie fut aussi une
guerre civile entre Algériens, qui s'est terminée
en guerre civile à l'indépendance, quand les colonels
de l'extérieur ont pris le pouvoir contre les combattants
des maquis. Elle s'est aussi terminée par l'exode des Européens,
les massacres de harkis, puis la répression des Kabyles.
Un fond de culture de la violence s'est implanté durablement.
Propos recueillis par Sylvain Cypel
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