Lorsque, au petit matin du 16 juillet 1942,
la police française et la gendarmerie commencèrent
la grande rafle des juifs étrangers de Paris et de la région
parisienne, des familles entières furent emmenées
au Vélodrome d'Hiver. Quand il leur fallut vivre là
des jours atroces et qu'enfin le piège se referma, tous
comprirent que la loi ne les protégeait plus, que la machine
administrative finirait par les broyer et qu'ici, dans le quinzième
arrondissement de Paris, entre la rue Nélaton et le boulevard
de Grenelle, c'était une agonie qui commençait.
Il ne s'agissait plus d'obéir aux règlements racistes,
de coudre bien serrée son étoile de David, le seul
fait de s'appeler Fellmann ou Pytkowicz était devenu illégal.
Ce
matin-là, on ne se gêna plus. De ce qui, depuis,
avait été commis contre les juifs et accepté
par la majorité des Français, on allait montrer
les redoutables conséquences. On vit alors dans les rues
des familles encadrées par des policiers, des petits enfants
portant des baluchons sur le dos monter dans des autobus à
plate-forme, ces bons vieux autobus parisiens, et partir pour
le Vel'd'Hiv', ce haut lieu des manifestations sportives et populaires.
On vit des mères en larmes, des enfants apeurés
dans leurs jupes, des pères désemparés, passant,
sous le soleil d'été qui montait dans le ciel, dans
ce décor familier, rassurant : la nostalgie d'une époque.
Les Parisiens, de leurs balcons, pouvaient les regarder marcher
vers leur destination inconnue.
Ils
raflèrent aussi les vieillards, ils emportèrent
les malades sur des brancards, et même un mort dans un linceul.
Auparavant, ils avaient provoqué des déchirements,
des scènes bouleversantes. M. Pytkowicz s'était
livré aux policiers dès qu'il avait appris qu'on
arrêtait sa femme et ses enfants. Il fallait faire vite,
n'emporter que deux jours de vivres, quelques effets. Ici ou là,
un agent ferme les yeux pour faciliter une évasion, mais
où pourraient bien aller se réfugier ces étrangers
? Ils n'ont pas d'amis, pas de parents. D'autres policiers feront
du zèle et arrêteront même les enfants nés
en France, qui, d'après les consignes, devaient être
laissés en liberté.
La
besogne a été scrupuleusement préparée.
Le 10 juillet, une conférence a réuni le chef de
la section antijuive de la Gestapo, Danneker, et son adjoint,
Heinrischsohn, du côté allemand, et, du côté
français, Darquier de Pellepoix et Jean Leguay principalement,
pour organiser l'opération appelée, à l'échelon
du Reich, " Vent printanier ". Paris doit " fournir
" vingt mille juifs. Cela demande un tel déploiement
de forces que les Allemands devraient y renoncer sans l'aide de
la police et de la gendarmerie françaises. Le 15 juillet,
sur ordre de René Bousquet, secrétaire général
de la police de Vichy, et à l'aide du fichier des juifs,
le préfet de police de Paris mobilise les effectifs de
commissariat auxquels viendront se joindre de jeunes doriotistes
bénévoles. Le secret est assez bien gardé.
A peine si quelques rumeurs circulent.
Blottis
les uns contre les autres
A
la veille de la rafle, un tract de l'Union des juifs pour la résistance
et l'entraide (UJRE) prévient que " quelque chose
doit se passer ". Mais quoi ? Et qui penserait alors à
un danger mortel ? L'Union des israélites fabrique même
des étiquettes qu'on retrouvera par la suite au cou des
enfants juifs séparés de leur mère. Des gens
avertis ne bougeront pas de chez eux. D'autres mettront du temps,
trop de temps, à réagir. Pourquoi, se dit-on, arrêteraient-ils
des femmes et des enfants sans défense ? A quoi cela servirait-il
? Ils ignoraient que ce " jeudi noir " quelque chose
venait de basculer dans les consciences. Ils s'en rendirent compte
quand ils passèrent la porte du Vel'd'Hiv', une fois entrés
dans cette nasse d'où la plupart ne s'échappèrent
plus. " C'était abominable, raconte le docteur Benjamin
Ginsbourg, délégué au Vélodrome d'Hiver
par le comité des médecins de l'hôpital Rothschild.
Il n'y avait pas de médicaments et beaucoup de malades.
des gens qui avaient 40 de fièvre et qu'on n'autorisait
pas à sortir. " Vers 18 heures, le Vel'd'Hiv' est
plein. Environ treize mille personnes entassées sans hygiène,
sans nourriture ou presque, sous la verrière qui chauffe,
dans la rumeur qui monte des voix angoissées. Les uns sont
abattus, les autres hagards, cinq personnes se donnent la mort
et une femme accouche dans la cohue.
Quelques-uns
parviennent à s'échapper. Parmi eux, M. Felemann.
" Dès que nous sommes entrés, nous avons compris
que nous étions dans un guêpier. Alors ma mère
m'a encouragé à m'enfuir. Nous étions vraiment
parqués. Il y avait une odeur abominable et aucun respect
des personnes. Les femmes enceintes subissaient un examen gynécologique
sur la piste devant tout le monde. A un moment, j'ai forcé
le barrage des gendarmes et j'ai couru vers la liberté.
"
Louis
a quatorze ans, il veut s'évader. Sa mère le retient
: " Où iras-tu seul dans Paris ? " Mais son père,
l'émigré de l'Est, pressent le danger. " Va-t-en,
si tu peux. " Alors Louis dit adieu à ses parents,
à sa soeur Fanny, qu'il ne reverra plus et, au moment où
des femmes en colère forcent le barrage des gendarmes pour
aller demander de l'eau dans un magasin de la rue Nélaton,
le jeune Pytkowicz réussira à s'enfuir. Plus tard,
des Français, en l'hébergeant, lui sauveront la
vie. Mais la plupart sont restés là, blottis les
uns contre les autres.
Le
22 juillet, le Vel'd'Hiv' est vide. Tous les raflés sont
partis pour des camps de travail, d'où ils ont été
déportés vers la Pologne. Mais c'est en plein Paris
que, pour eux, l'horreur s'est installée. On avait commencé
à y traiter des innocents comme du bétail. Là,
il n'y eut plus de pudeur, de pitié. C'était l'entrée
du monde concentrationnaire sous bonne garde française.
Quelques
années plus tard, tandis qu'on vissait des plaques à
la mémoire des policiers tombés pour la libération
de Paris, les rescapés attendaient à l'hôtel
Lutetia le retour de leurs déportés. " Ils
ne revinrent pas, bien sûr, explique M. Pytkowicz, c'est
surtout maintenant que je ressens le deuil de mes parents. J'ai
eu des enfants, des petits-enfants. A la Libération, j'ai
retrouvé mon frère et ma soeur. Il y avait l'euphorie
du moment. Oui, c'est maintenant que mon père et ma mère
me manquent. "
Et
un autre survivant témoigne : " J'ai espéré
leur retour. A présent encore, je me dis qu'ils ne sont
peut-être pas morts, et souvent, dans mes rêves, j'imagine
que mon père et ma mère frappent à la porte
de ma chambre. Alors j'ouvre et c'est un gendarme français.
"
Christian
Colombani
Liens
brisés
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