Femmes de prisonniers
Le
témoignage de Clémentine Lucie
Allosio
"En cette dure époque, j'ai été dans
l'obligation de chercher un emploi, car j'avais une petite fille à élever,
et avec beaucoup de chance, j'ai trouvé dans une biscuiterie,
ce qui me permettait de manger "en cachette" quelques
biscuits trempés dans de l'eau, pour calmer mes crampes
d'estomac. Pendant cette période, j'ai beaucoup travaillé, étais
toujours volontaire pour effectuer des heures supplémentaires
; le sursalaire me permettant d'acheter par exemple, un supplément
de lait pour ma petite fille qui était de santé très
fragile.
Triste
souvenir ces longues heures d'attente devant les magasins d'alimentation,
bien souvent quand mon tour arrivait,
il n'y avait
presque plus rien ! Quelque fois on trouvait à acheter des
rutabagas ; tout était bon!
Comme
nous étions tous soumis au rationnement, le fait
que je n'avais pas 21 ans (j'étais J.3), me donnait droit à 3
tablettes de chocolat par mois : une était pour ma petite
fille, la seconde pour mon mari et la troisième (bien que
j'adorais le chocolat), je la troquais contre d'autres marchandises...
Le
pain était rationné selon l'âge, il était
lourd, noir et collant. Quelle joie et à quel prix quand
rarement l'occasion se présentait d'avoir du pain blanc;
nous le mangions comme un gâteau.
Il
fallait, durant cette période de guerre, faire preuve
de beaucoup d'ingéniosité et de persévérance
pour dénicher quelque ravitaillement supplémentaire.
C'est ainsi qu'il m'est arrivé de nombreuses fois de faire
un aller retour jusqu'en Savoie avec un vieux vélo dont
les pneus usés étaient consolidés avec de
la ficelle très serrée. Inutile de dire comme cela
fatiguait, mais je pouvais ainsi envoyer des colis à mon
mari. (...)
Mon
mari après plusieurs tentatives d'évasion dont
la dernière date de 1942, fut repris. Après plusieurs
jours de marche....... Un long silence et j'ai été informée
qu'il partirait avec le premier convoi pour Rawwa-Ruska.......
Je
suis restée plusieurs mois sans nouvelles, impossible
d'écrire, ce qui fut mon angoisse et mon chagrin au quotidien,
car ses lettres étaient ma seule joie, mais il fallait tenir
le coup...
Je
ne me suis jamais isolée, au contraire, j'allais rendre
visite à d'autres femmes de prisonniers, nous échangions
nos idées sur les enfants, le mal que nous avions pour vivre.
Nous parlions beaucoup de "nos chers captifs", de nouvelles
que chacune avait reçues, nous lisions nos lettres entre
les lignes, nous arrivions à comprendre ce qu'ils voulaient
nous dire.
Nous
avions l'association des femmes de prisonniers qui était
le lieu de rencontres ; nous nous soutenions mutuellement. Nous
allions voir nos amies souffrantes, nous mettions ensemble quelques
tickets de pain (malgré le peu que nous avions ) pour pouvoir
acheter quelques biscuits que nous portions lors de nos visites
soit à leur domicile, soit à l'hôpital quand
malheureusement c'était le cas...
C'était là, l'amitié et la vraie camaraderie
; nous échangions d'ingénieuses recettes "inventées" comme
faire une salade au savon sans huile, comment récupérer
de vieux pneus pour ressemeler nos chaussures...... Nous avions
une seule idée en tête: tenir le coup! Cela va finir,
tenir le coup: bientôt sera le retour tant rêvé! "
extrait de S. Fishman, "Femmes de prisonniers de guerre 1940-45",
Paris, L'Harmattan, 1996, p. 205
*****
Un
avortement clandestin dans une ville de province en France au
début de l'année 1942
N.B.
Les noms sont bien sûr fictifs
Attendu que la jeune [Lucie Pérond], née le 19 Mars
1924, fréquentait depuis deux ans un nommé Xavier,
se trouva dans le courant du mois d'Octobre 1941 enceinte ; qu'elle
prétend que, craignant la colère de ses parents si
elle leur avouait la vérité, elle leur aurait écrit
pour les mettre au courant de son état, en leur faisant
croire qu'elle avait été violentée par un
agent de la gestapo [sic] qui l'aurait menacé de faire fusiller
son père si elle ne consentait pas à se donner à lui
; que les époux Pérond qui affirment avoir ajouté foi à ces
allégations de leur fille, reconnaissent que d'accord avec
cette dernière ils estimèrent moralement impossible
pour eux d'élever l'enfant que celle-ci avait prétendument
conçu des oeuvres d'un allemand [sic] et décidèrent
de la faire avorter.
Attendu
que quelle que soit la valeur de cette version et le crédit
qu'elle mérite, il est certain que Pérond se mit à la
recherche d'une personne susceptible de procurer l'avortement de
sa fille.
Attendu
que dans le courant du mois de novembre 1941 il rencontra la
femme Emerlain qu'il avait connue alors
qu'elle venait faire
des passes à l'Hôtel [de la Gare] où lui-même était
veilleur de nuit ; qu'il fit part à cette femme qu'une personne
violée par un allemand [sic] et se trouvant enceinte désirait
se débarrasser de l'enfant qu'elle portait ajoutant que
l'intéressée ne regarderait pas au prix.
Attendu
que la femme Emerlain ayant refusé de se charger
elle même de l'opération déclara à Pérond
qu'elle chercherait quelqu'un ; que Pérond fit une nouvelle
démarche auprès de la femme Emerlain qui promit alors
d'aller prévenir la femme Tremblay, qu'elle connaissait
comme susceptible de pratiquer l'avortement ; que la femme Tremblay
pressentie accepta d'abord puis ayant appris que la grossesse remontait à trois
mois refusa finalement, en raison des risques de l'opération,
de prêter son concours.
Attendu
que la femme Emerlain ayant mis au courant de sa démarche
Pérond, celui-ci insista de nouveau auprès d'elle
et lui fit connaître qu'il s'agissait de sa fille et qu'il
ne regarderait pas à payer la somme de 6 000 francs ; qu'au
début de Janvier Pérond accompagné de sa femme,
renouvelait cette démarche auprès de la femme Emerlain
qui dit alors connaître un individu susceptible de se charger
de l'opération.
Attendu
qu'il s'agissait du nommé Somaurtin,
qui avait, au su de la femme Emerlain, fait avorter deux ans
auparavant une
femme Khajar.
Attendu
que Somaurtin pressenti par la femme Emerlain commença à refuser,
mais finit, étant démuni d'argent et poussé par
l'appât du gain, par accepter lorsqu'il apprit qu'une somme
de 6 000 francs était offerte par les parents, à qui
ferait avorter leur fille ; que toutefois Somaurtin, n'ayant pas
les instruments nécessaires, chargea la femme Emerlain de
demander ceux de la femme Tremblay.
Attendu
que cette dernière prêta sans difficulté à la
femme Emerlain un spéculum et une poire à injections
; que ces instruments furent remis par la femme Tremblay en parfaite
connaissance de l'usage auquel ils étaient destinés
(...).
Attendu
que la femme Emerlain, munie de ces appareils, se rendit avec
Somaurtin qui avait fait l'achat des sondes, chez
les époux
Pérond où ils trouvèrent la mère et
sa fille ; que la femme Emerlain prépara de l'eau savonneuse
; qu'alors Somaurtin fit étendre la fille Pérond
sur la table de la cuisine, plaça le spéculum et
prépara une poire à laquelle il avait adapté une
longue canule ; que Somaurtin n'étant pas parvenu à l'introduire
l'extrémité de la sonde dans le col de l'utérus,
la femme Emerlain l'y aida, après quoi il donna l'injection à la
patiente.
Attendu
que le lendemain vers 14 heures, [Lucie Pérond]
avait quelques pertes puis expulsait un foetus de sexe masculin
que son père brûlait dans le fourneau.
Attendu
que dans la soirée Somaurtin et la femme Emerlain,
venus s'enquérir du résultat obtenu furent invités à dîner
par les époux Pérond qui remirent 6 000 francs à Somaurtin
et 500 francs à la femme Emerlain, avec laquelle Somaurtin
partagea les 6 000 francs qu'il avait reçus.
Attendu
que ces faits constituent bien à la charge des
prévenus les délits d'avortement et de complicité d'avortement
relevés à leur charge par la prévention. (...)
PAR CES MOTIFS :
LA
COUR, après avoir délibéré conformément à la
Loi. (...)
Condamne
Somaurtin à Quatre années d'emprisonnement
; [Lucie Pérond] à Six mois d'emprisonnement ; Pérond à Six
mois d'emprisonnement ; la femme Pérond à Quatre
mois d'emprisonnement, la femme Tremblay à Six mois d'emprisonnement
; (...) la femme Emerlain à Dix Huit mois d'emprisonnement,
la femme Khajar à Dix mois d'emprisonnement. (...)
Ainsi
jugé et prononcé publiquement à l'audience
(...) du Vingt Huit Juillet mil neuf cent quarante deux (...).
Arrêts
correctionnels de la Cour d'appel. Archives départementales.
(référence volontairement lacunaire)
Une
lycéenne à Paris
Micheline
Bood a quatorze ans en 1940. Son adolescence, elle la passe dans
un Paris envahi par les "Bochs" [sic] qu'elle
regarde avec les yeux d'une gaulliste précoce, son demi-frère étant
pilote dans la R.A.F. La vie, pourtant, continue : la nourriture,
les examens... Dans ce journal d'une jeune fille affleurent drames
et insouciance.
" Mercredi 26 juin 1940
Que
d'événements, aujourd'hui !
D'abord,
l'armistice a été signé la nuit
d'hier. Les conditions sont très dures, entre autres la
démobilisation de l'armée ; mais on ne nous dit pas
tout - presque rien, en fait. Le maréchal Pétain
a fait hier soir un discours à la radio qui était
idiot. Nous pensons généralement qu'il est devenu
gâteux. Mais les troupes françaises (terre, mer et
air) passent en masse en Angleterre pour continuer la lutte, et
la R.A.F bombarde sans arrêt, et on se bat dans les colonies...
J'ai
eu une conversation, toujours hier, avec deux soldats allemands.
Ils parlaient épatamment le français et l'anglais
aussi, qu'ils avaient appris dans une université quelconque,
je ne sais où. (J'étais dans un arbre et eux en bas.)
Aujourd'hui, en allant à Saint-Gilles, à l'église,
je rencontre l'un des deux qui me dit bonjour. J'étais indécise,
ne sachant si j'allais lui répondre devant les gens. Il était
avec un groupe d'autres soldats, je lui fais un léger signe
de tête et je passe. Tout à coup, à côté de
moi, j'entends un déclic. Un déclic caractéristique,
je tourne la tête de ce côté, et pan!... un
autre déclic. C'était un vrai guet-apens! Ils ont été deux à me
photographier et, au deuxième, je regardais justement -
je suis furieuse. En rentrant, un autre m'a dit, en français,
naturellement :
-
Vous êtes très jolie, mademoiselle.
-
Grr... Grr.. des Bochs... Ils n'ont pas le droit de me dire ça!
J'étais assise sur la fenêtre de la cuisine et nous
riions beaucoup avec Marie-France, la bonne (Hedwige) et Nicole,
parce que j'avais voulu chanter quelque chose et c'était
complètement faux. Tout à coup (re-tout à coup),
sans que j'aie rien entendu, quelqu'un arrive et me prend par la
taille. Sincèrement, j'allais l'embrasser, j'étais
tellement persuadée que c'était papa! Je vois Marie-France,
Nicole et Hedwige qui riaient comme des folles. Je me retourne
et je vois que c'était un Boch! Je me suis sauvée
en quatrième vitesse, pendant que ces trois idiotes gloussaient
de joie.
Une
fois un peu rassurée, je l'ai regardé. Il était
resté sur la fenêtre, à nous contempler. J'ai
pensé alors que ma réaction avait été celle
d'une petite fille. Il n'avait rien d'abominable. Franchement,
je regrette qu'il ne soit pas anglais. Parce qu'il est vraiment
très beau garçon. Et puis, il est brun et, à l'âge
de neuf ans, j'ai fait voeu de ne jamais épouser un homme
blond à cause d'un chagrin d'amour (Bill était châtain).
A propos de Bill, j'ai écrit son nom sur tous les murs à Marigny.
Et pourtant je ne l'aime plus...
[Le
11 novembre 1940, à Paris comme dans d'autres grandes
villes de zone occupée, lycéens et étudiants
célèbrent la victoire de 1918 en manifestant dans
les rues.]
Lundi 11 novembre 1940
Matin,
sept heures : Encore une alerte! Je me lève parce
que c'est l'heure, mais, cette fois, nous ne descendons pas : On
se barbe trop en bas! Tout le monde pense que ces alertes sont
faites pour embêter les gens et leur faire détester
les Anglais. Vive les Anglais quand même! Je vais prendre
mon petit déjeuner en attendant la fin. Huit heures quinze
: Fin de l'alerte.
Une
heure : On nous a dit que les Anglais allaient bombarder aujourd'hui,
parce que Hitler devait se rendre à l'Arc de triomphe. Je
suis inquiète, énervée, j'ai un peu peur,
mais j'irai quand même. S'il y a un bombardement, c'est une
raison de plus pour que j'y aille.
Sept
heures : J'y ai été. J'ai vu. Je n'ai pas vaincu,
mais j'ai manifesté.
Quand
nous sommes arrivées, Yvette, Monique et moi (maman
ayant défendu à Nicole d'y aller), il n'y avait que
deux ou trois Bochs avenue des Champs-Elysées. A l'Etoile,
nous retrouvons les élèves du lycée. Puis
nous passons sous l'Arc : foule immense, silencieuse et recueillie.
Les gens enlèvent leurs chapeaux et font le signe de la
croix. La flamme, la flamme immortelle, était entourée
de fleurs. Au milieu, une immense couronne avec un ruban français
- et un ruban anglais! Naturellement, pas un Boch sous l'Arc. Ça
faisait penser à un reposoir. Presque tous les étudiants
avaient le drapeau français et le drapeau anglais à leur
chapeau. A un moment donné, les agents nous disent de circuler.
Nous leur répondons: "La barbe!" et d'autres personnes
viennent se joindre à nous.
Nous
rencontrons S. Delhaye et sa mère, qui nous disent
: "En bas, les étudiants ont manifesté et nous
avons vu les Bochs foncer dedans à toute vitesse en auto.
Heureusement, aucun d'eux n'a été blessé." Nous
descendons. Il y a un rassemblement devant la brasserie Le Tyrol.
Nous quittons les élèves du lycée, Yvette,
Monique et moi ; nous allons voir ce qui se passe. Nous n'avons
pas très bien compris. Il y avait une centaine d'étudiants
parqués dans le hall du Tyrol. Il paraît que c'est
parce qu'ils avaient manifesté. Une affiche boch, qui était à la
porte quand nous sommes montées et que nous n'avions pas
pensé à lire, avait été arrachée.
Puis, de l'autre côté, nous voyons un homme bien,
assez âgé, emmené par des civils qui le rudoient
férocement. Nous entendons les gens siffler; nous traversons
et suivons.
Avenue
des Champs-Elysées, de place en place se trouvaient
des camions allemands fermés le long des trottoirs. Les
officiers qui attendaient à côté, une trentaine,
sont tous tombés sur le pauvre type qui, paraît-il,
avait manifesté. Ils lui ont donné des coups de pied
dans le ventre et, finalement, l'ont hissé à moitié mort
dans la voiture. Tous les gens qui passaient se sont mis à hurler,
et nous avec. Il y avait d'autres types dans le camion. Et ces
c... de Bochs riaient! Nous les avons traités de cochons,
vaches, salauds et toutes les bêtes de l'Arche de Noé.
Finalement, un des civils nous a crié :
- Est-ce que vous voulez y aller aussi?
Nous
avons crié de plus belle, craché sur
les Bochs, etc.
Et
puis il a commencé à pleuvoir
et nous sommes parties.
Arrivées aux Champs-Elysées, nouveau rassemblement.
Des Bochs ont été blessés dans la bagarre
et on a appelé des ambulances. Les Français exultent,
les Bochs sont moroses. Et puis nous tombons juste en face d'un
cercle de gens qui sont en train de jouer au ballon avec un officier
boch, comme avec un mannequin pour la boxe. Il passait de poing
en poing et chacun lui disait une injure. Il avait l'air d'être
prêt à pleurer. Monique était rentrée
chez elle (elle habite rue Marbeuf), mais Yvette et moi avions
une joie vraiment féroce. J'aurais été plus
contente si c'avait été un des trente du camion,
parce que celui-là avait 1'air mieux, mais tant pis pour
lui, c'était un Boch. Enfin nous sommes rentrées
(j'oubliais de dire que les autres Bochs regardaient sans rien
dire leur camarade battu) parce qu'il pleuvait trop, mais avec
regret. J'avais des bas de soie splendides et j'étais enchantée
parce que toutes les femmes bochs regardaient mes jambes avec envie.
Dans
le Quartier latin, les étudiants se sont promenés
en tenant une petite gaule et en criant: "Vive! Vive! Vive!" Tous
les gens, même les Bochs, se tordaient de rire.
En
ce moment, il est sept heures. On se bat avenue de l'Alma, à la
grenade et au fusil.
Ah
mes enfants! Qu'est-ce qu'on va avoir comme représailles!
Mais je peux dire: "J'Y ETAIS."
(...)
Mardi
24 décembre 1940
Nous
avons reçu une lettre de Nounou. Elle nous dit qu'à Brest
il n'y a ni beurre, ni pommes de terre, ni café, ni laine,
presque rien enfin. Par-dessus le marché. elle a très
peur des bombardements ; des gens qui habitent près d'elle
ont été tués. Il paraît qu'à Brest,
les Anglais, en bombardant, tuent des quantités de civils.
C'est probablement parce que la Royal Air Force a actuellement
des pilotes trop jeunes, inexpérimentés, au lieu
des durs à cuire d'avant.
Je
trouve que j'ai été très injuste, hier,
parce que, en aucun cas, un Noël de guerre ne doit être
heureux. Quand on pense que tant de gens n'auront cette année
qu'un bombardement toute la nuit du 25 décembre... Seulement,
quand je me plaignais à toi, l'autre jour, mon journal,
j'écrivais sous l'effet du découragement et aussi
de la haine et du dégoût que m'avait inspirés
pendant notre promenade la vue de Bochs se pavanant dans des autos
chauffées, achetant des bonbons, des choses délicieuses
et de toutes ces femmes en splendides manteaux de fourrure et le
superbe arbre de Noël du garage d'Astorg, alors que nous,
nous n'en aurons pas. Maintenant que j'ai réfléchi,
J'offre de grand coeur les cadeaux de Noël pour Nounou et
tous les pauvres réfugiés.
(...)
Mercredi 15 janvier 1941
J'essaie
de jour en jour de me persuader davantage que le rutabaga et
la margarine sont des choses délicieuses.
(...)
Et une devinette: Quelle est la plus petite prairie du monde?
Uniforme des Bochs parce qu'il y a toujours une vache dedans.
Vendredi 17 janvier 1941
Je
suis furieuse parce que maman m'a forcée à mettre
les chaussettes de laine de Nounou à cause de cette affreuse
chose que j'ai à la jambe et qui, dit-elle, provient du
froid. Puisque c'est comme ça, je ne mettrai plus mes gros
godillots. C'est trop laid avec des chaussettes ! et j'userai mes
chaussures. Tant pis, elle m'embête.
J'ai été pesée mardi et j'ai maigri de 2,500
kilos depuis le mois d'octobre. Restrictions ! J'ai chipé un
pot de confitures. Je l'ai mis derrière les livres dans
ma bibliothèque. J'ai honte de faire des choses comme ça
parce que je suis obligée de te les confier après,
mon journal. Je ne l'aurais jamais fait avant parce que je n'aimais
pas les confitures, mais maintenant, nous mangeons si mal que j'ai
toujours faim. Par exemple, aujourd'hui, j'ai eu quatre rognons
de mouton à cinq francs pièce. C'est sans ticket,
mais il y avait beaucoup de graisse avec, et ils étaient
gros comme le pouce.
Et
par-dessus le marché, le gaz ne voulait pas chauffer
(depuis que les Bochs sont là il ne vaut plus rien). A une
heure moins vingt-cinq, nous n'avions pas encore déjeuné et
nous devions partir à moins vingt. Alors, j'ai commencé par
le dessert, puis des pommes de terre avec du rutabaga (qui n'était
pas cuit et que j'ai laissé) et je suis partie en mangeant
mon minuscule rognon.
(...)
Mercredi 22 janvier 1941
(...)
Un
camarade d'Yvette a été fait prisonnier. Il a
seize ans. C'était pour avoir lacéré une affiche.
On l'a mis en cellule pour trois mois et quand son père
est venu le chercher, il a été obligé de l'emmener
en ambulance parce qu'il ne pouvait plus se lever. Maintenant il
est très malade. On ne lui avait donné absolument
que du rutabaga.
Nous
nous demandons avec anxiété comment
nous finirons le mois. En mangeant du rutabaga, probable.
(...)
Le
16 et 17 juillet 1942, 13 000 juifs, sont arrêtés,
surtout dans les quartiers populaires de l'est parisien...
(...)
Vendredi 2 juin 1944
A
cause des alertes, le bac s'est passé au lycée
et comme les sirènes se déclenchent en général
vers onze heures, ils nous ont fait venir très tôt
pour avoir fini la dissertation avant. (...)
En
philo, je ne sais pas trop si j'ai réussi. Le sujet
de psycho ne me disait rien et je ne comprends toujours rien à la
logique. J'ai donc pris le sujet de morale qui était magnifique,
mais dangereux: justice et liberté". J'ai parlé de
la tradition immortelle de la France ; enfin, je l'ai traité de
façon héroïque et si je tombe sur un examinateur
pétinophile, je suis fichue. Pour les sciences nat., ça
a formidablement marché. Je révisais encore en y
allant après le déjeuner et j'ai eu le sujet que
je venais de relire en route : "La structure microscopique
du rein." Je n'ai même pas eu besoin de me servir de
mes anti-sèches, je savais tout par coeur. Evidemment, ce
qui est moche pour moi, c'est que l'anglais et l'allemand ne comptent
pas cette année."
Extraits de Micheline Bood, "Les années doubles : journal
d'une lycéenne sous l'occupation", Paris Laffont, 1974
Chansons
de 1939 à 1945
"Ça fait d'excellents français"
Chanson
de G.van Parys et J.Boyer chantée
par Maurice Chevalier, 1939.
"
Le colonel était dans la finance,
Le commandant était dans l'industrie,
Le capitaine était dans l'assurance,
Et le lieutenant était dans l'épicerie.
Le juteux était huissier de la banque de France,
Le sergent était boulanger-patissier,
Le caporal était dans l'ignorance
Et le 2e classe était rentier.
Et
tout ça, ça fait
D'excellents Français,
D'excellents soldats,
Qui marchent au pas.
Ils n'en avaient plus l'habitude
Mais c'est comme la bicyclette ça s'oublie pas.
Et tous ces gaillards,
Qui pour la plupart,
Ont des gosses qu'ont leur certificat d'étude,
Oui tous ces braves gens
Sont partis chiquement,
Pour faire tout comme jadis
C'que leurs pères ont fait pour leurs fils.
Le colonel avait de l'albumine,
Le commandant souffrait du gros colon,
Le capitaine avait bien mauvaise mine,
Et le lieutenant avait des ganglions.
Le juteux avait des coliques néphrétiques,
Le sergent avait le pilor atrophié,
Le caporal un cor isachronique
Et le 2e classe des cors aux pieds.
Et
tout ça, ça fait
D'excellents Français,
D'excellents soldats,
Qui marchent au pas.
Oubliant dans cette aventure,
Qu'ils étaient douillets, fragiles et délicats.
Et tous ces gaillards,
Qui pour la plupart,
Prenaient des cachets, des gouttes et des mixtures,
Les v'là bien portants,
Tout comme à vingt ans.
D'où vient ce miracle là ?
Mais du pinard et du tabac !
Le
colonel était de l'Action française,
Le commandant était un modéré,
Le capitaine était pour le diocèse,
Et le lieutenant boulottait du curé.
Le juteux était un fervent extrémiste,
Le sergent un socialiste convaincu,
Le caporal, inscrit sur toutes les listes,
Et le 2e classe au PMU !
Et
tout ça, ça fait
D'excellents Français,
D'excellents soldats,
Qui marchent au pas.
En pensant que la République,
C'est encore le meilleur régime ici bas.
Et tous ces gaillards,
Qui pour la plupart,
N'étaient pas du même avis en politique,
Les v'là tous d'accord,
Quel que soit leur sort,
Ils désirent tous désormais,
Qu'on nous foute une bonne fois la paix !
" Paris sera toujours Paris"
Chanson
de C.Oberfeld et A.Willemetz chantée
par Maurice Chevalier, 1939.
Par précaution on a beau mettre,
Des croisillons à nos fenêtres,
Passer au bleu nos devantures,
Et jusqu'aux pneus de nos voitures,
Désentoiler tous nos musées,
Chambouler les Champs-Elysées,
Emmailloter de terre battue,
Toutes les beautés de nos statues,
Voiler le soir les réverbères,
Plonger dans le noir la ville lumière.
Paris sera toujours Paris, la plus belle ville monde.
Malgré l'obscurité profonde,
Son éclat ne peut être assombri.
Paris sera toujours Paris, plus on réduit son éclairage
Plus on voit briller son courage,
Sa bonne humeur et son esprit.
Paris sera toujours Paris
Pour
qu'à ce bruit
Chacun s'entraîne,
On fait la nuit
Jouer de la sirène.
Nous contraindre à faire le zouave
En pyjama dans notre cave.
On aura beau par des oukases,
Nous couper l'veau et même le jazz,
Nous imposer le masque à gaz,
Les mots croisés à quatre cases,
Nous obliger dans nos demeures,
A nous coucher tous à neuf, dix, onze heuresŠ
Refrain
Bien que ma foi depuis octobre,
Les robes soient beaucoup plus sobres,
Qu'il y ait moins de fleurs et moins d'aigrettes,
Que les couleurs soient plus discrètes,
Bien qu'au gala on élimine les chinchillas et les hermines,
Que les bijoux pleins de décence,
Brillent surtout par leur absence.
Que la beauté soit moins voyante,
Moins effrontée, moins froufroutante
Paris sera toujours Paris, la plus belle fille monde.
Paris sera toujours Paris, on peut limiter ses dépenses,
Sa distinction, son élégance,
N'en ont alors que plus de prix,
Paris sera toujours Paris !
" Ca sent si bon la France"
Chanson
de Louiguy et J.Larne chantée par
Maurice Chevalier, 1941.
Quand on a roulé sur la terre entière,
On meurt d'envie de retour dans le train
Le nez au carreau d'ouvrir la portière,
Et d'embrasser tout comme du bon pain.
Ce vieux clocher dans le soleil couchant
Ca sent si bon la France !
Ces grands blés mûrs emplis de fleurs des champs,
Ca sent si bon la France !
Ce jardinet où l'on voit "Chien méchant"
Ca sent si bon la France !
A chaque gare un murmure,
En passant vous saisit :
" Paris direct, en voiture"
Oh ça sent bon le pays !
On arrive enfin, fini le voyage.
Un vieux copain vient vous sauter au cou.
Il a l'air heureux, on l'est davantage,
Car en sortant tout vous en fiche un coup.
Le long des rues ces refrains de chez nous,
Ca sent si bon la France !
Sur un trottoir ce clochard aux yeux doux,
Ca sent si bon la France !
Ces gens qui passent en dehors des clous,
Ca sent si bon la France !
Les moineaux qui vous effleurent,
La gouaille des titis,
" Paris Midi,
Dernière heure."
Oh ça sent bon le pays !
Et tout doucement, la vie recommence,
On s'était promis de tout avaler.
Mais les rêves bleus, les projets immenses,
Pour quelques jours on les laisse filer.
Cette brunette aux yeux de paradis,
Oh ça sent si bon la France !
Le PMU qui ferme avant midi "Oh là, oh là là !"
Ca sent si bon la France !
Le petit bar où l'on vous fait crédit.
Oh ça sent si bon la France !
C'est samedi faut plus s'en faire, repos jusqu'à lundi !
Belote et re-, dix de der.
Ca sent bon le pays !
Quel pays ?
Mais ça sent bon notre pays, mais oui !
" Fleur de Paris"
Chanson
de H.Bourtavre et M.Vandair chantée
par Maurice Chevalier, 1945.
Mon épicier l'avait gardée dans son comptoir,
Le percepteur la conservait dans son tiroir,
La fleur si belle de notre espoir.
Le pharmacien la dorlotait dans un bocal,
L'ex-caporal en parlait à l'ex-général
Car c'était elle notre idéal.
C'est une fleur de Paris,
Du vieux Paris qui sourit,
Car c'est la fleur du retour,
Du retour des beaux jours.
Pendant quatre ans dans nos coeurs,
Elle a gardé ses couleurs,
Bleu, blanc, rouge avec l'espoir elle a fleuri,
Fleur de Paris.
C'est une fleur de chez nous,
Elle a fleuri de partout
Car c'est la fleur du retour,
Du retour des beaux jours.
Pendant quatre ans dans nos coeurs,
Elle a gardé ses couleurs,
Bleu, blanc, rouge elle était vraiment avant tout,
Fleur de chez nous.
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