Scénario : Louis Malle et Patrick Modiano
Photographie : Tonino Delli Colli
Montage : Suzanne Baron
Musique : Django Reinhardt
Avec : Pierre Blaise (Lucien), Aurore Clément (France),
Holger Löwenadler (Albert Horn), Therese Giehse (la grand-mère),
Stéphane Bouy (Jean-Bernard), Jean Bousquet (Peyssac)
Le film
Les sources
Louis Malle, âgé seulement de 13 ans à la Libération,
affirme avoir été profondément marqué par
la période de l'Occupation, et, après Lacombe Lucien
en 1973, il consacrera d'ailleurs un autre film à cette
période trouble, Au revoir les enfants. Si ce dernier film
est directement inspiré de ses souvenirs, l'inspiration
de Lacombe Lucien est plus diffuse. Dès 1954, sa rencontre
fortuite avec Pierre-Antoine Cousteau (le frère du commandant)
produit sur lui un effet étrange : Malle est frappé par
le discours toujours doctrinaire et monstrueux de cet ancien collaborateur
finalement libéré de prison. Quelques années
plus tard, au cours d'un reportage sur la guerre d'Algérie,
il rencontre un jeune aspirant d'apparence anodine, plutôt
gentil et timide ; mais il se rend compte au fil de leur discussion
que ce dernier est officier de renseignements, et donc chargé des
tortures. Là encore, Malle se retrouve confronté à un
discours d'autojustification dont l'aveuglement le surprend. En
1971, la révélation de l'affaire des halcones, au
Mexique, conduit Malle à tenter de rédiger un premier
scénario : les halcones étaient des enfants du sous-prolétariat,
des jeunes gens souvent perdus et misérables que la police
utilisait pour renverser les manifestations d'étudiants.
Ces miliciens payés agissaient avec un zèle consternant.
Malle a finalement dû abandonner son projet, mais, rentré en
France en 1972, il essaye de transposer son sujet pendant la période
de la guerre d'Algérie, avant de situer finalement son histoire
sous l'Occupation, dans le Lot, où il possédait une
maison. Peu à peu, l'histoire de Lucien prend forme et Malle
a fait appel au romancier Patrick Modiano pour la renforcer.
Le scénario était en fait bien plus que vraisemblable
: un paysan du Lot a en effet raconté à Louis Malle
l'histoire d'« Hercule », un jeune homme de très
petite taille, affecté d'une malformation, qui avait été payé par
la Gestapo pour infiltrer un maquis de la région. Malle
s'est même rendu compte que sa propre maison, acquise après
guerre, avait été le théâtre de cette
histoire.
L'histoire
Juin 1944, dans une petite préfecture du Sud-Ouest. Fils
de paysans, Lucien Lacombe fait des ménages dans un hospice.
Ne pouvant rester chez lui, il tente de rejoindre le maquis, mais
est refusé par l'instituteur qui le commande. Une banale
crevaison de vélo le conduit finalement dans les locaux
des auxiliaires français de la police allemande. Les policiers
lui soutirent facilement le nom du responsable du maquis et Lucien
se retrouve embrigadé dans la police allemande. Le jeune
homme jouit du pouvoir qui lui est dorénavant conféré.
Il rencontre Albert Horn, un tailleur juif caché dans la
région, et profite de son autorité pour s'installer
chez lui et séduire sa fille, France, dont les sentiments
et les réactions demeurent ambigus. Horn va finalement se
livrer lui-même à la Gestapo, sans que Lucien ne puisse
l'en empêcher. Un concours de circonstances amène
Lucien à sauver France et sa grand-mère, alors même
qu'il s'apprêtait à les emmener lors d'une rafle.
Tous trois s'enfuient et s'installent dans une ferme abandonnée.
Un carton nous apprend l'arrestation et la condamnation à mort
de Lucien après la Libération.
La
démarche
Expliquer...
Repérez comment, durant toute la première partie
surtout (jusqu'à l'engagement de Lucien dans la police allemande),
le film égraine les différentes raisons qui pourraient
expliquer l'engagement de Lucien. Comment le hasard dicte-t-il
en partie l'attitude de Lucien et comment est-il suggéré dans
le film ?
Le
contexte familial et social. C'est celui d'un milieu paysan âpre,
rude, violent et inculte. Pour l'évoquer, le film procède
en une succession de séquences descriptives, souvent peu,
voire non dialoguées. Le quotidien de Lucien apparaît à travers
le travail laborieux et aliénant (à l'hospice et à la
ferme), des rapports humains frustes et âpres (avec sa mère
et le compagnon de celle-ci), et la cruauté à l'égard
des animaux (on le voit tuer un oiseau, une poule et faire un carnage
lors d'une chasse au lapin).
Le
contexte psychologique. Loin d'expliquer de manière
didactique la psychologie du personnage, on remarquera comment
le film se contente de faire sentir, à travers un certain
nombre de détails parfois anodins, des éléments
du caractère de Lucien. Le film parvient notamment à suggérer
l'importance prise par l'absence du père (prisonnier) dans
la constitution du personnage. Rejeté par sa mère
et le compagnon de celle-ci, Lucien semble être à la
recherche d'une figure paternelle (on le voit aller vers l'instituteur,
puis M. Tonin, puis M. Horn) ; par ailleurs, une simple remarque
de Lucien indique qu'il semble attendre le retour du père
comme le fait qui marquera le rétablissement de l'ordre
(« Quand il reviendra, ça va barder »). Ce sont également
des remarques isolées ou des questions frappantes de naïveté qui
suffisent à faire percevoir l'inculture et l'absence totale
de repères du personnage : ainsi le « Qu'est-ce que
c'est un franc-maçon ? » ou encore « Vous êtes
la maman de M. Tonin ? ». La socialité fruste de Lucien
apparaît dans la répétition du motif de l'offrande
(argent, champagne, bouquet de fleurs, montre à gousset).
Tout se passe comme si le simple fait d'offrir de l'argent ou un
objet était pour Lucien une manière de tout régler.
Lorsqu'il donne la montre à gousset à M. Horn, il
semble presque « acheter » France. Des tournures de
phrases (« M. Untel dit que... ») révèlent
son incapacité à penser par lui-même et son
acceptation absurde de l'autorité d'autrui : « M.
Faure dit que les juifs sont les ennemis de la France. » La
culpabilité et le sentiment d'infériorité qui
résultent de cette inculture sont perceptibles à travers
une simple réaction : lorsqu'il ment à France et
M. Horn en prétendant d'abord être étudiant,
puis en devenant violent lorsqu'il est incapable de le prouver.
Cet exemple permet d'ailleurs d'entrevoir l'idée suivante
: la jouissance violente du pouvoir est la seule solution que Lucien
trouve face à ses frustrations. Autres exemples permettant
de suggérer cette idée : il tue gratuitement un oiseau
pour oublier un temps son travail d'homme de peine à l'hospice,
il massacre des lapins lorsqu'il est contrarié.
Le
hasard. Le hasard se donne sous la forme d'un événement
fortuit, à savoir une banale crevaison à vélo,
dont l'importance apparaît dans la structure même du
film : toute la première partie est en effet structurée
par les deux trajets à vélos de Lucien. À ces
deux trajets correspondent deux types de « causes » permettant
d'expliquer son engagement. Le premier trajet, qui ramène
Lucien à la campagne, nous permet d'entrevoir les causes
profondes, sociales et psychologiques, de son futur engagement.
La crevaison, lors du second trajet, apparaît en revanche
comme une cause totalement fortuite, un simple accident qui va
néanmoins précipiter le destin du personnage et l'amener à entrer
dans la police allemande.
... sans jamais justifier
Confrontez cette énumération de causes au constat
suivant : le parcours de Lucien demeure énigmatique et rien
ne permet de justifier son engagement dans la police allemande.
Montrer comment la mise en avant de la mécanique causale
qui amène Lucien à travailler pour la police allemande
demeure incapable de légitimer son parcours.
Le
hasard est une cause fragile. L'importance donnée au
hasard relativise en fait toute tentative d'explication : l'épisode
de la crevaison inscrit une fragilité au cœur de la
causalité qui régit le parcours de Lucien. La séquence
où cette crevaison a lieu constitue en effet une charnière
entre celle où il tente de rejoindre le maquis et celle
où il passe dans le camp des collaborateurs. La structure
même du film semble donc indiquer que Lucien glisse de l'autre
côté de la « barrière » en raison
d'une banale crevaison. Cette possibilité incroyable de
s'engager sur des voies aussi divergentes, par un simple hasard,
inscrit une contingence vertigineuse dans l'existence de Lucien
(lire « Le document »). Cette fragilité de la « frontière » est
d'ailleurs mise en avant par la répétition d'un motif
de mise en scène : Lucien apparaît très fréquemment
devant une porte (chez Horn, dans l'hôtel occupé par
les collaborateurs...), dans l'encadrement d'une fenêtre
(celle de sa propre ferme), d'un portail (celui de l'hôtel
où résident les collaborateurs). Les « passages » rythment
le parcours de Lucien, et il glisse d'un côté à l'autre
de la barrière aussi facilement qu'on franchit une porte.
Pas
de contrainte : la responsabilité de Lucien. Le film
ne permet jamais d'enlever à Lucien la responsabilité de
ses actes. D'abord, les causes évoquées, qu'on les
examine séparément ou dans leur ensemble, ne sont
jamais directement déterminantes. Ensuite, le film insiste
tout du long sur l'ambiguïté foncière du personnage,
et souligne à plusieurs reprises la bêtise et la cruauté des
actes accomplis : remarquons son sourire sadique lorsqu'il détruit
le bateau du fils du chirurgien, ou la satisfaction qu'il tire
de son pouvoir (notamment lorsqu'il présente ses papiers
ou sort son arme). Enfin, le personnage refuse obstinément
tout « rachat » : il s'obstine dans le sadisme malgré la
proposition du résistant arrêté ; ou encore,
lors de l'arrestation de France, il semble d'abord accepter la
situation et ne change d'attitude qu'après l'épisode
de la montre.
La
banalité du mal
Montrez en quoi le parcours du Lucien pourrait relever d'une forme
de « banalité du mal », c'est-à-dire
une compréhension du mal qui ne renvoie pas à une
volonté démoniaque, mais à l'absence de
pensée chez l'être humain.
L'horreur « normalisée ». Il convient ici d'analyser
la façon dont s'opère l'engagement de Lucien. Cet
engagement n'est en effet pas présenté comme l'adhésion
consciente à une idéologie, mais comme un glissement
progressif et non réfléchi. Après qu'on lui
a facilement soutiré le nom de l'instituteur, Lucien se
réveille et se retrouve plongé dans la banalité du
mal : autour de lui M. Tonin et Mlle Chauvelot se comportent comme
s'ils effectuaient des tâches très « normales ».
Lucien accepte un travail qui pourrait sembler anodin (ouvrir les
enveloppes), et voit M. Tonin s'en aller torturer l'instituteur
les mains dans les poches et en sifflotant, comme d'autres vont
au bureau. Autrement dit, l'apparence de « normalité »,
conjuguée à la bienveillance de M. Tonin à son égard,
semble suffire à éteindre tout scrupule chez ce jeune
homme inculte et fruste.
La
banalité du mal comme absence de pensée. Lucien
semble ne jamais réfléchir aux conséquences
de ses actes. Il demeure rivé à une sorte d'immédiateté instinctive
et presque animale. D'abord, il convient de remarquer l'aspect
le plus souvent impulsif de ses actes ; ainsi de la séquence
du meurtre du soldat allemand (voir « La séquence »)
: Lucien réagit brusquement, davantage sous le coup des
rapports de force que par conscience morale. Par ailleurs, la séquence
où on le voit tirer sur un lapin pendant l'assaut d'un maquis
suggère l'idée suivante : pour lui, il semble n'y
avoir aucune différence entre tuer un homme et tuer un animal.
Il fait son « boulot », comme il dit, sans jamais s'interroger
davantage. L'idée d'être un traître et même
un « salaud » ne semble jamais l'effleurer ; comme
si le plaisir du petit pouvoir suffisait à étouffer
toute prise de conscience.
La
mise en scène de l'ambiguïté et du mystère
Quel point de vue le réalisateur semble-t-il porter sur
son personnage ? En quoi s'avère-t-il incapable de justifier
le parcours de Lucien ? Montrez l'impénétrabilité des êtres
dépeints. Décrivez l'ambiguïté des motivations
et des relations entre les personnages.
Les étranges rapports qui lient Lucien, M. Horn et France.
Les relations entre les personnages demeurent très ambiguës.
On peut notamment remarquer que vis-à-vis de M. Horn, Lucien
semble à la fois se confronter à la figure d'un père,
rechercher l'assentiment d'un beau-père, et jouir du pouvoir
qu'il peut exercer impunément sur lui. Les rapports de force
entre Lucien et Albert Horn prennent souvent une forme étrangement étouffée
et tacite que révèlent certains motifs de mise en
scène : l'intrusion presque « forcée » de
Lucien, qui passe la porte des Horn comme s'il était chez
lui ; ou encore l'insistance avec laquelle M. Horn ferme à chaque
fois la porte de la pièce où se trouve France, pour
la cacher à la vue de Lucien. Les sentiments de France à l'égard
de Lucien sont autant de contradictions : volonté de l'utiliser
pour s'enfuir avec son père ? Désir de s'opposer à l'autorité paternelle
? Déni de sa judaïté ?
Le
silence et les gros plans. Le film joue beaucoup sur la lourdeur
du silence, aussi bien pour signaler les rapports
de force que
pour intensifier les confrontations : par exemple le silence obstiné de
la grand-mère. Dans les moments décisifs du film,
cette utilisation du silence est souvent associée à celle
d'un gros plan. L'effet rendu est assez saisissant : les regards
prennent une intensité et une complexité incroyable,
suggérant les sentiments les plus contradictoires. Ainsi
des regards silencieux que France jette à Lucien lors de
son arrestation, ou lorsqu'elle se lave dans la rivière.
Les « hiatus ». Le caractère impénétrable
des personnages apparaît notamment dans ce que Malle appelle
des « dérapages, des hiatus psychologiques » (Louis
Malle par Louis Malle). Lucien multiplie ainsi les actes contradictoires,
impulsifs et imprévisibles : lorsqu'il salue soudain Horn
militairement et lance un « Vive la France » pour le
moins étrange. Ou encore lorsqu'il tue subitement le soldat
allemand puis s'enfuit avec France et sa grand-mère. Albert
Horn est parfois tout aussi déroutant : il se rend de lui-même
dans les locaux de la Gestapo. On pourrait également parler
de « hiatus » pour qualifier le montage de la fin du
film : Malle abandonne la linéarité des séquences
qui précédaient et crée une impression étrange,
presque onirique, par un enchaînement de plans qui éclatent
le récit et surprennent même par leur caractère
parfois inquiétant (notamment la vision de France brandissant
une pierre au-dessus de Lucien) : le caractère énigmatique
du film culmine dans ce montage final.
L'impression
de vérité
Dégagez les grands éléments qui permettent
de donner au film une impression de vérité à la
fois forte et troublante.
La
brutalité descriptive. Par-delà le souci de reconstitution
historique (décors, costumes, documents sonores d'époque),
et outre l'interprétation très naturelle de Pierre
Blaise (ce n'est pas un acteur professionnel, mais un paysan de
la région), le film se caractérise par ce qu'on pourrait
appeler sa « brutalité descriptive » : entre
documentaire et fiction, le film suit son personnage, décrit
son quotidien. Il ne juge jamais à la place du spectateur,
mais place directement ce dernier face à l'altérité que
représente Lucien. Le film choisit ainsi de solliciter brutalement
le spectateur en le confrontant à une histoire à la
fois déroutante et consternante. En retirant ainsi au spectateur
le confortable rapport distancié qu'il pourrait entretenir,
le film crée une impression de « choc réaliste ».
La
vérité de la contradiction. L'impression de réalisme
et de vérité provient également de la façon
dont le film intègre la contradiction et l'énigme.
En refusant les explications unilatérales et en entretenant
l'ambiguïté des personnages, il leur donne une vérité qui
est celle de la profondeur. On pourrait dire que les « hiatus » évoqués
plus haut rendent paradoxalement les personnages peut-être
plus crédibles encore. On pourra ici se référer à ces
quelques propos de Louis Malle : « Lorsqu'à la fin
du film, Lucien vient arrêter France et la grand-mère
avec un sergent allemand, celui-ci vole la montre du père.
Lucien brusquement l'abat, et s'enfuit avec les deux femmes. Ce
retournement est absurde, si l'on veut, mais je le crois profondément
vrai. » (Louis Malle par Louis Malle).
La
séquence
L'arrestation de France
Cette séquence, qui précipite le film dans sa dernière
partie, est assez représentative de la démarche générale
: montrez comment, par l'utilisation des silences et des gros plans,
les regards échangés structurent la séquence
et signalent les moments cruciaux de l'action. L'ambiguïté foncière
des personnages et de leurs relations fonctionne ici à plein
: Lucien, qui ne prononce pas un mot de toute la séquence,
est confronté à des choix essentiels. Le film maintient
l'opacité du personnage tout en mettant en évidence
son comportement brutal, instinctif et irréfléchi.
1]
D.R.
[1] Un plan d'ensemble pose le contexte de la scène : une
rafle est en train d'avoir lieu. Un panoramique à 180 degrés
vers la gauche suit le convoi des prisonniers et nous amène
jusqu'aux personnages de Lucien et du soldat allemand. Les deux
personnages apparaissent au terme de ce mouvement : on comprend
ainsi que Lucien participe à la rafle avec le soldat allemand.
La caméra reprend son panoramique vers la gauche et accompagne
les deux personnages qui disparaissent en passant sous le porche
d'une maison.
2]
D.R.
[2] Plan général en contre-plongée de la cage
d'escalier d'un immeuble, qu'on reconnaît comme étant
celui de France. Les deux personnages entrent dans le champ par
la gauche et s'arrêtent devant la porte. L'enjeu dramatique
est ainsi posé : France et sa grand-mère vont être
raflées, qui plus est par Lucien lui-même. La mise
en scène indique que c'est le soldat allemand qui commande
l'opération : c'est lui qui frappe à la porte et
vérifie l'identité de France lorsqu'elle ouvre la
porte. Le plan joue sur l'ambiguïté des sentiments
de Lucien : il reste dérobé à la vue de France,
et l'on ne sait si c'est par honte, ou simplement parce qu'il est
en position de subalterne par rapport au soldat allemand. En outre,
le fait qu'il demeure invisible et en retrait introduit un suspense
: comment France réagira-t-elle lorsqu'elle s'apercevra
qu'elle est arrêtée par son propre amant ?
3]
D.R.
[3] Contrechamp en plan rapproché : France apparaît
au premier plan de dos. Le soldat allemand lui fait face à l'arrière
plan. Il s'avance et la caméra doit suivre son mouvement
par un léger travelling arrière jusqu'au plan moyen
; ce mouvement permet également au personnage de la grand-mère
d'apparaître dans le champ. L'Allemand leur ordonne de préparer
leurs affaires tout en s'avançant dans l'appartement. Là encore,
la caméra suit son mouvement dans la pièce par un
panoramique vers la droite, comme si l'intrusion de ce personnage
doté de pouvoir (de vie et de mort) réglait les mouvements
de la caméra. France (de dos) réapparaît dans
le champ, espérant obtenir une explication de la part du
soldat.
4]
D.R.
[4] Plan moyen sur la grand-mère, immobile, à l'entrée
appartement. Sur la droite, on aperçoit la porte demeurée
ouverte. Lucien finit par se décider à entrer et
il apparaît ainsi dans le champ. La grand-mère se
tourne vers lui, tandis qu'il regarde hors champ dans la direction
de France et du soldat. Le temps mis par Lucien pour entrer dans
la pièce et le visage impassible qu'il affiche maintiennent
l'ambiguïté du personnage, tout en dramatisant la situation.
5]
D.R.
[5] Le gros plan suivant, sur France faisant face au soldat allemand,
accentue encore cette dramatisation. Elle apparaît de dos
et ne sait pas encore que Lucien collabore à son arrestation.
Un changement de point (depuis le visage de l'allemand à l'arrière-plan
jusqu'au visage de France au premier plan) permet d'insister sur
la gravité du geste de France lorsqu'elle se détourne
du soldat pour apercevoir Lucien et prendre conscience de la situation.
Toute la première partie de cette séquence culmine
avec cet échange de regard prolongé et lourd de silence
entre France et Lucien hors-champ. Toute l'intensité de
la situation se trouve ainsi concentrée dans le regard de
France.
6]
D.R.
[6] Une courte ellipse sépare les plans 5 et 6, et marque
la transition avec la seconde partie de la séquence. Cette
seconde partie s'ouvre sur un plan général de la
cuisine : la grand-mère prépare ses affaires ; France
apparaît dans le champ, aide sa grand-mère, avant
de reprendre son mouvement vers le premier plan. La caméra
suit son mouvement (panoramique vers la gauche) lorsqu'elle entre
dans le salon pour remplir une valise posée sur une table.
Lucien et l'Allemand l'observent. La caméra reste en position,
et France disparaît ainsi du champ en reprenant la direction
de la cuisine. Lucien la regarde partir avant de tourner la tête
vers la valise, puis de s'en approcher. Le cadre se resserre légèrement
comme pour accentuer l'importance de ce mouvement. Lucien commence à fouiller
dans les affaires de France, sous le regard du soldat allemand.
7]
D.R.
[7] Un insert nous montre, en gros plan, la main de Lucien en train
de fouiller la valise. Il en ressort la montre à gousset
qu'il avait offerte à Horn. Un léger mouvement de
caméra accompagne la main de Lucien tandis qu'il empoche
la montre. L'insert et le gros plan permettent de souligner l'importance
de l'événement qui a lieu : de fait, cette montre
va transformer la situation.
8]
D.R.
[8 = 6] On retrouve le plan qui précédait l'insert
en raccord de mouvement (on voit Lucien empocher la montre). L'Allemand
se lève, le sermonne hypocritement et lui demande la montre
que Lucien vient lui-même de voler. Lucien lui donne la montre,
mais le léger temps de réaction, son silence et son
air buté indiquent sa contrariété. La mise
en scène (les deux personnages sont face à face)
donne une impression de rapport de force. Le soldat semble savourer
sa victoire en souriant et en soufflant sa fumée, narquois.
Là encore cette partie de la séquence s'achève
sur une confrontation silencieuse des regards.
9]
D.R.
[9] Après une nouvelle ellipse, la séquence entame
sa dernière partie. Un plan général sur la
cage d'escalier, en contre-plongée, nous fait apercevoir
les personnages en train de descendre. Ils sortent du champ l'un
après l'autre. Lorsque Lucien, qui ferme la marche, apparaît,
la caméra reste sur lui en gros plan et suit le personnage
dans sa descente, soulignant ainsi son air préoccupé et
contrarié. La caméra s'arrête soudain, aussi
subitement que le personnage. La reprise soudaine du mouvement
indique la prise d'une décision : il se met soudain à dévaler
les escaliers, et la caméra le suit par un panoramique vers
la gauche : on le voit, dorénavant en plongée, dépasser
France et sa grand-mère.
10]
D.R.
[10] Raccord sur le mouvement. En plan moyen et en contre-plongée,
on voit Lucien dévaler les escaliers de face. La caméra
le suit dans son mouvement par un panoramique vers la gauche qui
nous fait passer de la contre-plongée à la plongée.
La rapidité de ces mouvements, leur brusquerie, et le passage
répété de la contre-plongée à la
plongée dramatisent l'action et le suspense ; surtout, ils
soulignent l'aspect toujours impulsif et presque irréfléchi
des actions de Lucien. On aperçoit alors l'Allemand de dos,
en plongée, à l'arrière-plan. Lucien s'arrête
et lui tire dans le dos avec sa mitraillette. L'homme s'effondre
en tombant dans les escaliers. Lucien se remet en mouvement et
se dirige vers lui.
11]
D.R.
[11] Le contrechamp (plan général en contre-plongée
sur l'escalier) fait apparaître Lucien, descendant quatre à quatre
les escaliers jusqu'au corps de l'Allemand. Au terme de son mouvement,
Lucien apparaît en gros plan. La caméra fait un panoramique
vers le bas et suit en gros plan la main de Lucien qui fouille
dans la poche de l'Allemand. Il sort la montre ; un léger
mouvement vers la droite nous permet de voir la main de Lucien
glisser la montre dans sa poche de veste. Tous ces mouvements en
gros plan sur la montre rappellent bien sûr ceux des plans
7 et 8 : Lucien a récupéré son bien, et tout
se passe comme si l'assassinat du soldat n'avait eu pour but que
cette récupération. Lucien se relève ; la
caméra suit son mouvement et l'on retrouve finalement retrouve
la contre-plongée qui ouvrait le plan. À l'arrière-plan,
on voit France et sa grand-mère entrer dans le champ. Toutes
deux s'arrêtent en découvrant Lucien près du
corps du soldat.
12]
D.R.
[12] Un nouveau gros plan (regard de Lucien vers France) dramatise à nouveau
la séquence en introduisant comme une pause dans l'action.
Lucien est en effet à nouveau confronté à un
choix crucial : va-t-il l'abandonner là ou l'aider à fuir
? Comme dans le plan 5, le gros plan parvient à donner à ce
regard toute l'intensité de la situation ; et comme dans
le plan 9, l'immobilité soudaine de la caméra après
une suite de mouvements indique l'instant suspendu où s'opère
un choix crucial. Un début de mouvement révèle
sa prise de décision.
[13 = 11] Raccord sur le mouvement : on retrouve la contre-plongée
sur Lucien qui monte les escaliers et attrape le bras de France.
14]
D.R.
[14] Raccord en gros plan sur France et Lucien. Elle refuse de
le suivre et dit vouloir rester avec sa grand-mère. Là encore,
c'est un geste de Lucien (il tourne le visage vers la grand-mère
avant d'amorcer un mouvement vers elle) qui nous permet de comprendre
la sa décision. La caméra le suit dans son mouvement
et on le voit soutenir la grand-mère pour l'aider à descendre.
[15 = 11] Les trois personnages descendent les escaliers. Ils sortent
du champ en passant vers la droite du cadre. On reste sur l'escalier
vide un instant.
Le
thème
La réception du film et le thème de l'Occupation
au cinéma
La sortie du film, en 1974, a été mouvementée.
Il a d'abord été accueilli par une très bonne
critique du Monde, mais très vite, une polémique
s'est installée, et Louis Malle raconte que ce même
journal, qui avait qualifié le film de chef-d'œuvre à sa
sortie, évoquait quatre jours plus tard sa dangerosité (Conversations
avec Louis Malle). La gêne ressentie était morale
et politique. La réaction morale peut se lire notamment
dans un article de Jean Delmas (Jeune Cinéma, mars 1977),
lequel semble profondément choqué par l'ignominie
du personnage principal, qu'il qualifie de « salaud »,
de « pauvre type », ou encore de « con ».
La réaction de rejet de Delmas à l'égard du
personnage est tellement viscérale qu'il va jusqu'à critiquer
moralement le film même, en dénonçant sa complaisance à l'égard
de Lucien. Sans doute ce déplacement est-il erroné,
car le film ne justifie jamais son personnage. Mais on peut comprendre
la réaction de Delmas comme une conséquence de la « brutalité descriptive » du
film (voir « La démarche : L'impression de vérité »)
: brutalement confronté au personnage, abandonné face à la
description de ce parcours ignoble, le spectateur peut-être
amené à rejeter le film dans son ensemble. Quant à la
réaction politique au film (qui a partie liée à ce
rejet moral), Louis Malle estime qu'elle a pour origine la remise
en question de l'histoire « officielle », posée
dès l'après-guerre, d'une France dressée d'un
seul tenant face à l'occupant nazi. Pour Louis Malle, le
film contrevenait autant au mythe gaulliste qu'il dérangeait
les communistes, pour lesquels « il était inconcevable
qu'un membre de la classe ouvrière ait collaboré » (Conversations
avec Louis Malle).
De fait, la polémique suscitée par le film accuse
son originalité dans un paysage cinématographique
globalement marqué par ce que Jacques Siclier nomme le « mythe
d'une France presque unanimement résistante ». Dans
le chapitre XVI de La France de Pétain et son cinéma,
Jacques Siclier s'attache en effet à montrer comment le
cinéma, dès l'après-guerre et jusqu'à nos
jours, a contribué à façonner le mythe de
l'élan national, en occultant souvent la description de
la France de Pétain, au profit du récit des épisodes
glorieux de la Résistance. La mémoire de ces actes
de résistance, dont l'exemplarité force le respect,
est bien sûr extrêmement utile ; et nombreux sont les
films remarquables qui ont pour sujet la Résistance (citons
par exemple L'Armée des ombres (1969), de Jean-Pierre Melville).
Reste que le cinéma français a souvent eu du mal à évoquer
la période de l'Occupation et de la collaboration, soit
qu'il en reste à l'évocation édifiante des
héros (par exemple un film comme Paris brûle-t-il
? (1966), de René Clément, superproduction à la
gloire de la Libération de Paris) ; soit qu'il se complaise
dans ce que Siclier nomme la « comédie lourdement
burlesque ». Un des exemples mentionné est Mais où est
donc passée la septième compagnie ? (1973), une comédie
de Robert Lamoureux où les nazis sont tournés en
ridicule et où l'on vante « la débrouillardise
du Français moyen ». Pour éluder la réalité de
la collaboration de l'État, des formes de censures ont même
existé : ainsi Alain Resnais a-t-il dû recouvrir de
gouache le képi d'un gendarme français qui apparaissait
dans un plan de Nuit et Brouillard (1955) - un plan où l'on
montrait le camp de « rassemblement » de Pithiviers.
Des pressions ont également été exercées
pour relativiser l'évocation amère de la vie des
Français et de la lâcheté ordinaire sous l'Occupation
: c'est ainsi qu'une fin « heureuse » (d'ailleurs très
artificielle) a été imposée à Claude
Autant-Lara pour son film La Traversée de Paris (1956).
Le Chagrin et la Pitié (1971) marque un tournant important
dans la remise en question du mythe de l'élan national.
Ce film de Marcel Ophuls, qui mêle entretiens et documents
historiques, évoque directement et frontalement la période
de l'Occupation en se focalisant sur l'exemple d'une ville, Clermont-Ferrand.
Mais là encore, le film a bien failli souffrir d'une forme
de censure très pernicieuse, dans la mesure où l'ORTF
a refusé sa diffusion. Il n'a pu être vu du public
français que grâce à une diffusion en salles, à laquelle
Louis Malle a d'ailleurs collaboré, en tant que distributeur.
Le document
L'anecdote, plutôt saisissante, que raconte Louis Malle dans
ce texte, a contribué à l'inspiration du réalisateur.
Elle met en évidence le retournement lourd de conséquences
que peut provoquer un événement hasardeux.
Jean-Pierre
Melville m'avait raconté une histoire qui m'avait
encouragé à faire Lacombe Lucien. Melville était
un grand résistant. Un jour, il avait pris le train pour
aller de Bordeaux à Paris - ce devait être en 1943
- avec un ami, qui était également dans la Résistance
; à cette époque les trains étaient d'une
lenteur désespérante, ils s'arrêtaient partout.
Dans leur compartiment, il y avait un jeune homme. La conversation
s'était engagée et il leur avait dit qu'il tenait
absolument à se conduire en patriote et qu'il allait s'engager
dans les Waffen SS. Il irait combattre les communistes sur le front
russe. Il débordait d'enthousiasme : « C'est pour
mon pays que je vais faire ça. » Avant l'arrivée à Paris,
ils avaient réussi à le retourner complètement
; il était entré dans la Résistance et était
devenu un héros. Ils avaient su le convaincre qu'il allait
commettre une terrible erreur : « Si vous êtes un patriote,
il ne faut pas pactiser avec les Allemands. » Dans un sens,
cette histoire est presque trop belle. Elle est pourtant typique.
Au cours de mes recherches, j'avais découvert une famille
où il y avait deux frères : l'un était dans
la Résistance, l'autre dans la Milice. Curieusement, le
commandant Cousteau était dans la Résistance et son
frère, Pierre-Antoine Cousteau, un journaliste très
connu, a été arrêté et condamné à mort
après la guerre ; il écrivait dans l'hebdomadaire
Je suis partout, il y tenait une chronique.
FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle,
traduit de l'anglais par Martine Leroy-Battistelli, Denoël,
1993.
La bibliothèque
MODIANO Patrick, MALLE Louis, Lacombe Lucien, Gallimard, coll. « NRF »,
1974. Le scénario du film.
Louis Malle par Louis Malle, éditions de L'Athanor, 1979.
Une autobiographie passionnante, dans laquelle l'auteur commente
abondamment ses films et son métier de cinéaste.
FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle, traduit de l'anglais
par Martine Leroy-Battistelli, Denoël, 1993 (à consulter
en bibliothèque). Un complément très intéressant à l'ouvrage
précédent.
PRÉDAL René, Louis Malle, Edilig, 1989 (à consulter
en bibliothèque). Un ouvrage d'analyse très complet
sur l'œuvre du cinéaste.
SICLIER Jacques, La France de Pétain et son cinéma,
Ramsay, 1990. Une analyse historique et cinématographique
très complète.
«
Lacombe Lucien », critique de Jean Delmas, in Jeune Cinéma,
mars 1977. À lire pour comprendre la réaction de
rejet très vive que le film a pu susciter après sa
sortie.
Benjamin Delmotte
© SCÉRÉN-CNDP - Images, écrans, réseaux
/ Télédoc
Février 2003 - Tous droits réservés. Limitation à l'usage
non commercial, privé ou scolaire.
Liens
brisés
|