Pas
beaucoup de promeneurs, hier, rue Gay-Lussac. Je crois même
que j'étais le seul à suivre cette rue légèrement
en pente dont la trouée se perd vers je ne sais plus quel
horizon. Juste avant d'arriver dans la zone des Ursulines, j'ai
remarqué à la vitrine d'une librairie la couverture
d'un livre dont le titre était : L'Assassinat de Pierre
Bosmans. Une couverture d'un blanc sale. En son milieu, une tache
orange sur laquelle était inscrit en caractères noirs
: ASSASSINAT. La couverture et le titre étaient en harmonie
avec ce dimanche et cette rue. Le lendemain, je suis revenu acheter
le livre. Il retraçait un fait divers. Quatre jeunes gens
de dix-huit ans - dont une fille - fréquentent à Paris
le même cours secondaire. Un beau jour, trois d'entre eux
décident de tuer le quatrième. Le meurtre est commis
par P., un après-midi de décembre, dans une allée
forestière des environs de Paris. Quel en était le
mobile ? Une rivalité, puisque Pierre Bosmans et P. étaient
amoureux de la fille. Et les quatre jeunes gens vivaient coupés
de la réalité, dans un climat oppressant de mythomanie.
Pierre Bosmans leur avait fait croire qu'il avait une maîtresse
richissime habitant l'hôtel Crillon, une somme d'argent de
2 millions, et qu'il était agent secret et trafiquant d'armes.
Je
me suis demandé si les trois complices de ce crime habitaient
encore Paris aujourd'hui et quel souvenir ils gardaient de leurs
dix-huit ans et du cauchemar où ils avaient pataugé.
Je les imaginais, préparant le meurtre à la sortie
de leur cours, par des journées grises, comme ce dimanche.
Ils tenaient un dernier conciliabule autour d'une table de café et
leurs voix étaient couvertes par les crépitements
du billard électrique. Ils sortaient du café et se
retrouvaient dans une rue voisine de la rue Gay-Lussac, aussi droite,
aussi morne, mais dont le nom avait une sonorité plus funèbre
: la rue Monge.
Les
dimanches soir d'hiver, le vent soufflait sur la place du Panthéon. A droite, une lumière derrière les
vitres : le commissariat de police, l'un des plus inquiétants
de Paris. Hier, j'ai cru revivre un mauvais rêve. C'était
l'heure de rentrer au lycée, là-bas, tout au fond
de la place. J'y avais été pensionnaire à dix-sept
ans. Chaque soir, vers 5 heures, je voyais la foule des élèves
sortir par le porche et nous ne restions qu'un petit nombre dans
la cour de "récréation" avant de rentrer
en "étude". Je ne me souviens plus très
bien de mes camarades d'internat. Parfois il en est ainsi pour
ceux qui ont fait un séjour en prison : ils tâchent
d'oublier leurs compagnons de cellule. Trois garçons venus
de Sarreguemines préparaient l'Ecole normale supérieure.
Un Martiniquais de ma classe se joignait souvent à eux.
D'un autre élève qui portait toujours une pipe, une
blouse grise et des charentaises, on disait qu'il n'avait pas quitté l'enceinte
du lycée depuis trois ans. Je me souviens aussi, vaguement,
de mon voisin de dortoir : un petit roux, que j'ai aperçu
deux ou trois ans plus tard, de loin, boulevard Saint-Michel dans
un uniforme de bidasse, sous la pluie. Après l'extinction
des feux, un veilleur de nuit traversait les dortoirs, une lanterne à la
main, et vérifiait si chaque lit était bien occupé.
C'était l'automne de 1962, mais aussi le XIXe siècle
et peut-être une époque encore plus reculée
dans le temps.
Mon
père est venu une seule fois me rendre visite dans
cet établissement. Le proviseur du lycée, qu'il avait
averti par téléphone de son passage, m'avait donné l'autorisation
de l'attendre sous le porche de l'entrée. Ce proviseur portait
un joli nom : Adonis Delfosse.
Je
revois la silhouette de mon père, là, sous le
porche, mais je ne distingue pas son visage, comme si sa présence
dans ce décor de couvent médiéval me paraissait
irréelle. La silhouette d'un homme de haute taille, sans
tête.
Je
ne sais plus s'il existait un parloir. Il me semble que notre
entrevue a eu lieu au premier étage dans une salle qui devait être
la bibliothèque, ou bien la salle des fêtes. Nous étions
seuls, assis à une table, l'un en face de l'autre. Mon père
m'exposait les projets qu'il avait formés pour mon avenir.
Il
souhaitait que je parte au service militaire en devançant
l'appel. Les quatre années qui ont suivi - jusqu'à ce
que j'atteigne l'âge de la majorité -, il n'a pas
renoncé à ce projet. Il voulait lui-même régler
toutes les formalités à la caserne de Reuilly. Puis
ce serait le départ pour une autre caserne, vers l'est.
Je
l'ai raccompagné jusqu'au porche du lycée. Je
l'ai vu s'éloigner sur la place du Panthéon. Un jour,
mon père m'avait confié qu'il fréquentait
lui aussi, à dix-huit ans, le quartier des Ecoles. Il avait
tout juste assez d'argent pour prendre en guise de repas un café au
lait et quelques croissants au Dupont-Latin. En ce temps-là,
il avait un voile au poumon. Je ferme les yeux et je l'imagine
remontant le boulevard Saint-Michel, parmi les sages lycéens
et les étudiants d'Action française. Son Quartier
latin à lui, c'était plutôt celui de Violette
Nozière. Il avait dû la croiser souvent sur le boulevard.
Violette, la belle écolière du lycée Fénelon,
qui élevait des chauves-souris dans son pupitre.
En
1945, juste après ma naissance, mon père décide
de vivre au Mexique. Les passeports sont déjà prêts.
Mais, au dernier moment, il change d'avis. Il s'en est fallu de
peu qu'il quitte l'Europe après la guerre. Trente années
plus tard, il est allé mourir en Suisse, pays neutre. Entre-temps,
il s'est beaucoup déplacé : le Canada, la Guyane,
l'Afrique équatoriale, la Colombie. Ce qu'il a cherché en
vain, c'était l'eldorado.
Vers
1952, dans une petite maison de Jouy-en-Josas, rue du Docteur-Kurzenne,
j'écoutais la radio le jeudi après-midi à cause
des émissions pour les enfants. Les autres jours, j'entends
quelquefois le bulletin d'information. Le speaker rend compte du
procès de ceux qui ont fait LE MASSACRE D'ORADOUR. Les sonorités
de ces mots me glacent le cœur aujourd'hui, comme ces jours-là où je
ne comprenais pas très bien de quoi il s'agissait.
Un
soir, au cours de l'une de ses visites, mon père est
assis en face de moi dans le salon de la maison de la rue du Docteur-Kurzenne,
près du bow-window. Il me demande ce que je voudrais faire
dans la vie. Je ne sais pas quoi lui répondre.
De
1953 à 1956, à Paris, je vais avec mon frère à l'école
communale de la rue du Pont-de-Lodi.
Mystère de la cour du Louvre, des deux squares du Carrousel
et des jardins des Tuileries où je passe de longs après-midi
avec mon frère. Pierre noire et feuillages des marronniers,
sous le soleil. Le théâtre de verdure. La montagne
de feuilles mortes contre le mur de soubassement de la terrasse,
au-dessous du Musée du Jeu de paume. Nous avions numéroté les
allées. Le bassin vide. La statue de Caïn et d'Abel
dans l'un des squares disparus du Carrousel. Et la statue de La
Fayette dans l'autre square. Le lion en bronze des jardins du Carrousel.
La balance verte contre le mur de la terrasse du bord de l'eau.
Les faïences et la fraîcheur du "lavatory" sous
la terrasse des Feuillants. Les jardiniers. Le bourdonnement du
moteur de la tondeuse à gazon, un matin de soleil, sur une
pelouse, près du bassin. L'horloge aux aiguilles immobiles
du côté de la porte sud du Palais. Et la marque au
fer rouge sur l'épaule de Milady.
Les
lectures, quelques années plus tard. Certaines m'ont
marqué :
Fermina Marquez
La
Colonie pénitentiaire
Les Amours jaunes
Le
Soleil se lève aussi
Dans d'autres livres, je retrouvais le fantastique des rues :
Marguerite de la nuit
Rien qu'une femme
La Rue sans nom
Il
traînait encore dans les bibliothèques des infirmeries
de collège quelques vieux romans qui avaient survécu
aux deux dernières guerres et qui se tenaient là,
très discrets, de peur qu'on ne les descende à la
cave. Je me souviens d'avoir lu Les Oberlé de René Bazin.
Mais
surtout je lisais les premiers Livres de poche qui venaient de
paraître, et ceux de la collection Pourpre, reliés
de carton. Pêle-mêle, de bons et de mauvais romans.
Beaucoup d'entre eux ont disparu des catalogues. Parmi ces premiers
Livres de poche, quelques titres ont gardé pour moi leur
mystère :
La
Rue du Chat-qui-pêche
La Rose de Bratislava
Marion des Neiges
Le
dimanche, promenade avec mon père et l'un de ses comparses
du moment. Stioppa. Mon père le voit souvent. Il porte monocle
et ses cheveux sont si gominés qu'ils laissent une trace
quand il appuie la tête sur le dossier du canapé.
Il n'exerce aucun métier. Il habite dans une pension de
famille avenue Victor-Hugo. Parfois, nous allions, Stioppa, mon
père et moi, nous promener au bois de Boulogne.
Un
autre dimanche, mon père m'emmène, je me demande
bien pourquoi, au Salon nautique, du côté du quai
Branly. Nous rencontrons l'un de ses amis d'avant-guerre, "Paulo" Guérin.
Un vieux jeune homme en blazer. Je ne sais plus s'il visitait lui
aussi le Salon ou s'il y tenait un stand. Mon père m'explique
que "Paulo" Guérin n'a jamais rien fait sinon
monter à cheval, piloter de belles voitures, et séduire
des filles. Que cela me serve de leçon : oui, dans la vie,
il faut des diplômes.
Cette
fin d'après-midi-là, mon père avait
l'air rêveur comme s'il venait de croiser un fantôme.
Chaque fois que je me suis retrouvé sur le quai Branly,
j'ai pensé à la silhouette un peu épaisse,
au visage qui m'avait paru empâté sous les cheveux
bruns ramenés en arrière, de ce "Paulo" Guérin.
Et la question demeurera à jamais en suspens : que pouvait-il
bien faire, ce dimanche-là, sans diplômes, au Salon
nautique ?
Parfois
mon père m'accompagnait le lundi matin à la
Rotonde, porte d'Orléans. C'était là où m'attendait
le car qui me ramenait au collège. Nous nous levions vers
6 heures, et mon père en profitait pour donner des rendez-vous
dans les cafés de la porte d'Orléans avant que je
prenne le car. Cafés éclairés au néon
les matins d'hiver où il fait encore nuit noire. Sifflements
des percolateurs. Les gens qu'il rencontrait là lui parlaient à voix
basse. Des forains, des hommes au teint rubicond de voyageurs de
commerce, ou à l'allure chafouine de clercs de notaires
provinciaux. A quoi lui servaient-ils exactement ? Ils avaient
des noms du terroir : Quintard, Chevreau, Picard.
Un
dimanche matin, nous sommes allés en taxi dans le quartier
de la Bastille et de la République. Mon père a fait
arrêter le taxi une vingtaine de fois devant des immeubles,
boulevard Voltaire, avenue de la République, boulevard Richard-Lenoir.
Chaque fois, il déposait une enveloppe chez le concierge
de l'immeuble. Appel à d'anciens actionnaires d'une société défunte
dont il avait exhumé les titres ? Peut-être cette
Union minière indochinoise ? Un autre dimanche, il dépose
ses enveloppes le long du boulevard Pereire.
Sur
la cheminée de sa chambre, plusieurs volumes de "Droit
maritime" qu'il étudie. Il pense à mettre en
chantier un pétrolier en forme de cigare.
Promenades
du dimanche avec mon père et un ingénieur
italien, créateur d'un brevet pour "fours autoclaves".
Mon père sera très lié, aussi, avec un certain
M. Held, "radiesthésiste", qui avait toujours
dans sa poche un pendule.
Un
soir, dans l'escalier, mon père m'a dit une phrase que
je n'ai pas très bien comprise sur le moment - l'une des
rares confidences qu'il m'ait faites : "On ne doit jamais
négliger les petits détails. Moi, malheureusement,
j'ai toujours négligé les petits détails."
Il
aurait souhaité que je sois ingénieur agronome.
Il pensait que c'était un métier d'avenir. S'il attachait
tant d'importance aux études, c'est que lui n'en avait pas
faites et qu'il était un peu comme ces gangsters qui veulent
que leurs filles soient éduquées au pensionnat par
les "frangines". Il parlait avec un léger accent
parisien - celui de la cité d'Hauteville -, et il employait,
de temps en temps, des mots d'argot. Mais il pouvait inspirer confiance à des
bailleurs de fonds, car son allure était celle d'un homme
aimable et réservé, de haute taille, et qui s'habillait
de costumes très stricts.
Vers
quinze, seize ans, je prenais le car, à Annecy, pour
aller à Genève où quelquefois j'étais
en compagnie de mon père. Nous déjeunions dans un
restaurant italien avec un nommé Picard. L'après-midi,
il avait des rendez-vous. Etrange Genève. Des Algériens
tenaient de longs conciliabules dans le hall de l'Hôtel du
Rhône.
Je
marchais jusqu'à la vieille ville. Au retour, le car
franchissait la frontière au crépuscule sans s'arrêter
pour le contrôle de la douane. Saint-Julien. Cruseilles.
A
Annecy, une promenade sur le Paquier quand les vacances étaient
finies. L'automne, déjà. Nous passions devant la
préfecture et Annecy redevenait une ville de province. Nous
croisions un vieil Arménien, toujours seul, dont on disait
qu'il était un commerçant très riche et qu'il
donnait beaucoup d'argent aux filles et aux pauvres.
Et
la voiture de sport grise de Jackie Giroud, carrossée
par Allemano, tourne autour du lac, lentement, pour l'éternité.
Vers
Noël 1962, je suis recueilli par des amis, à Saint-Lô.
La ville a été anéantie sous les bombardements
et reconstruite après la guerre. Près du haras, il
reste encore une zone de baraquements provisoires. En province, à Annecy, à Sant-Lô,
c'était encore l'époque où tous les rêves
et les promenades nocturnes échouaient devant la gare d'où partait
le train pour Paris.
A
Saint-Lô, j'ai lu Les Illusions perdues, ce Noël
1962. J'occupais toujours la même chambre au dernier étage
de la maison. Sa fenêtre donnait sur la route. Je me souviens
que chaque dimanche, à minuit, un Algérien remontait
cette route vers les baraquements, en se parlant doucement à lui-même.
Ce
soir, Saint-Lô m'évoque la fenêtre éclairée
du Rideau cramoisi, comme si j'avais oublié d'éteindre
la lumière dans mon ancienne chambre ou dans ma jeunesse.
Barbey
d'Aurevilly était né dans les environs. J'avais
visité sa maison.
A
Paris, à la même époque, je vais déjeuner
chez Raymond Queneau, le samedi. Souvent, au début de l'après-midi,
nous prenons ensemble un taxi, et de Neuilly nous revenons tous
deux sur la Rive gauche.
Il
me parle d'une promenade qu'il avait faite avec Boris Vian dans
une petite rue que presque personne ne connaît, tout
au fond du XIIIe arrondissement, entre le Quai de la Gare et la
voie ferrée d'Austerlitz : rue de la Croix-Jarry. Il me
conseille d'y aller.
Plus
tard, chaque fois que nous nous verrons, nous parlerons de cette
rue de la Croix-Jarry. Il y a quelque temps,
j'ai lu que
les moments où Queneau a été le plus heureux,
c'était quand il devait écrire des articles sur Paris
pour L'Intransigeant et qu'il se promenait l'après-midi à travers
les rues.
Je
me demande si ces années mortes en valaient vraiment
la peine. Les seuls instants où j'étais vraiment
moi-même : ceux où je me retrouvais seul dans les
rues, comme Queneau, à la recherche des chiens d'Asnières.
J'avais
deux chiens en ce temps-là. Ils s'appelaient Jacques
et Paul. A Jouy-en-Josas, en 1952, nous avions une chienne, mon
frère et moi, qui s'appelait Peggy et qui s'est fait écraser,
un après-midi, rue du Docteur-Kurzenne. Queneau aimait beaucoup
les chiens.
Il
m'avait parlé d'un western où l'on assistait à une
lutte sans merci entre des Indiens et des Basques. La présence
des Basques l'avait beaucoup intrigué et l'avait fait rire.
J'ai fini par trouver quel était ce film : Thunder in the
sun, "Caravane vers le soleil", un western en Technicolor
de Rusel Rouse, avec Susan Hayward, Jeff Chandler et Jacques Bergerac.
Le résumé indique bien : Les Indiens contre les Basques.
J'aimerais voir ce film en souvenir de Queneau dans un cinéma
Bikini, Magic ou Neptuna que l'on aurait oublié de détruire,
au fond d'un quartier perdu.
Le
rire de Queneau. Moitié geyser, moitié crécelle.
Mais je ne suis pas doué pour les métaphores. C'était
tout simplement le rire de Queneau.
Au
printemps 1966, à Paris, j'ai remarqué un changement
dans l'atmosphère, une variation de climat que j'avais déjà sentie, à treize
ans en 1958 puis à la fin de la guerre d'Algérie.
Mais cette fois-ci, en France, aucun événement important,
aucun point de rupture - ou alors, je l'ai oublié. Je serais
d'ailleurs incapable, à ma grande honte, de dire ce qui
se passait dans le monde en avril 1966. Nous sortions d'un tunnel,
mais de quel tunnel, je l'ignore. Et cette bouffée de fraîcheur,
nous ne l'avions pas connue, les saisons précédentes.
Etait-ce
l'illusion de ceux qui ont vingt ans et qui croient chaque fois
que le monde commence avec eux ? L'air
m'a paru plus léger,
ce printemps-là.
Soyons
franc jusqu'au bout : ma mère et moi, en 1963, nous
avions vendu à un Polonais que nous connaissions et qui
travaillait au marché aux puces, les quatre costumes presque
neufs, les chemises et les trois paires de chaussures Weston avec
embauchoirs de bois clair qu'avait laissés dans un placard
Robert Fly, un ami de mon père, qui avait habité chez
nous. Il avait disparu d'un jour à l'autre, avec sa DS 19.
Nous
n'avions pas un sou, cet après-midi-là. Tout
juste la menue monnaie que m'avait remise l'épicier de la
rue Dauphine, contre des bouteilles en consigne.
Par
la suite, j'ai volé quelques livres chez des particuliers
ou dans des bibliothèques. Je les ai vendus car je manquais
d'argent.
Tu
es à Paris, chez le juge d'instruction, comme le disait
Apollinaire dans son poème. Et le juge me présente
des photos, des documents, des pièces à conviction.
Et
pourtant, ce n'était pas cela, ma vie.
Le
printemps de 1967. Les pelouses de la Cité universitaire.
Le parc Montsouris. A midi, les ouvriers de la Snecma venaient
dans le café, au bas de l'immeuble.
La
place des Peupliers, l'après-midi de juin où j'ai
appris qu'ils acceptaient mon premier livre.
Le
bâtiment de la Snecma, la nuit, comme un paquebot échoué sur
le boulevard Kellermann.
Un
soir de juin, au Théâtre de l'Atelier, place Dancourt.
Une curieuse pièce d'Audiberti : Cœur à cuir.
Elle se jouait seulement pour quelques représentations.
Roger
travaillait comme régisseur à l'Atelier. Le
soir du mariage de Roger et de Chantal, j'avais dîné avec
eux dans un petit appartement, sur cette même place Dancourt
où la lumière des réverbères tremble.
Puis ils étaient partis en voiture vers une banlieue lointaine.
Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.
Peut-être tous les gens croisés au cours de ces années-là,
et que je n'ai plus eu l'occasion de revoir, continuent-ils à vivre
dans une sorte de monde parallèle, à l'abri du temps,
avec leurs visages d'autrefois. J'y pensais tout à l'heure,
le long de la rue déserte, sous le soleil.
Aujourd'hui,
26 mai 2001, au début de l'après-midi,
je me suis rendu compte que cette mince pellicule de minces événements
pouvait se déchirer et se diluer d'un instant à l'autre.
Je marchais rue du Val-de-Grâce et rue Pierre-Nicole. Quartier
calme des Feuillantines. On dirait que l'air y est léger
et garde l'écho des années révolues.
"Le jardin était grand, profond, mystérieux."
J'avais
perdu tous les minuscules points de repère de ma
vie. Des lambeaux de souvenirs me traversaient qui n'étaient
plus les miens, mais ceux d'inconnus, et je ne pouvais pas leur
donner une forme précise. Il me semblait que j'avais habité par
ici dans une vie antérieure. J'y avais laissé quelqu'un.
PATRICK MODIANO
Liens
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