Je
sais que j'ai été très influencé par
Picasso, surtout quand j'étais jeune. Vous savez, pour moi,
le plus grand artiste de ce siècle, c'est lui. _ Etiez-vous
plus intéressé par ses sculptures ou par ses peintures
? _ J'aime beaucoup les peintures. Mais j'aime aussi les sculptures.
C'était un artiste tellement complet. Et même si dans
tout ce qu'il a fait très tard, en matière de peinture,
il y a beaucoup de choses que je n'apprécie pas beaucoup,
il y a des dessins merveilleux. _ Surtout les autoportraits. _
Ils sont extraordinaires. Et je me souviens, je ne sais pas comment
c'est venu, je me souviens d'avoir discuté un jour avec
Michel Leiris, on parlait du surréalisme. J'ai dit que oui,
bien sûr, Picasso était le meilleur peintre surréaliste.
Et il m'a répondu, bien sûr, qu'il n'avait rien à voir
avec le surréalisme. Ce qui est sans doute vrai _ il n'appartenait
pas au parti des surréalistes, _ mais peut-être qu'après
tout les Espagnols sont foncièrement surréalistes.
_ A cause de sa manière paroxystique de traiter la figure
? De sa proximité avec la mort ? _ Ca va toujours de pair
chez tous les grands artistes. _ Vous avez déjà vu
la Crucifixion de Picasso ? _ Je ne l'ai jamais vue. Je n'ai vu
qu'une reproduction. Mais les dessins ! Il y a quelques très
beaux dessins autour de la Crucifixion. _ Oui, nous avons environ
treize dessins de 1932, qu'il semble avoir faits d'après
Grünewald, à Colmar. _ J'aime particulièrement
celui où l'on voit un morceau de tissu, avec simplement
une épingle à nourrice. Mais il y a énormément
de choses de Picasso que je n'aime pas du tout... Comme ses versions
de Las Meninas. _ Pourquoi ? Vous pensez qu'elles sont trop formelles
? _ Je pense que... Je trouve que c'est une chose tellement parfaite
qu'on n'aurait rien dû faire avec Las Meninas. _ On ne peut
rien ajouter, transformer ? _ Exactement. C'est comme les choses
stupides que j'ai essayé de faire moi-même un jour, à partir
de ce grand pape de Velasquez. Et c'était vraiment très
stupide, parce qu'on ne peut rien ajouter à quelque chose
d'aussi parfait. Je regrette encore beaucoup d'avoir fait ces tableaux.
Je les déteste. _ Ils sont considérés comme
vos chefs-d'oeuvre. _ Eh bien, je n'aime pas !... Je ne pense pas
qu'ils fonctionnent _ pour moi. Je regrette toujours beaucoup de
les avoir faits. _ Pour revenir à la Crucifixion, pensez-vous
que vous pourriez ajouter quelque chose à une scène
que l'on représente depuis presque deux mille ans ? _ Je
pense que c'est stupide de faire ça, mais il y a une des
images de la Crucifixion, la figure sur la croix qui figure au
Musée Guggenheim, que j'aime toujours _ le panneau... _
Vous pensez au premier panneau ? _ Non, au troisième, en
fait. _ Mais nous nous éloignons de la Crucifixion elle-même
avec ce troisième panneau. C'est plus qu'une crucifixion,
c'est presque un massacre, une boucherie, de viande et de chair
pilée. _ Bon, mais c'est ça la crucifixion, après
tout ! Vous pensez que c'est doux ? _ C'est devenu une chose très
banale, on porte ça sur la poitrine, sur le corps, comme
un bibelot, par exemple, un bijou. _ Exactement. C'est tout à fait
vrai. Avez-vous été élevé comme un
catholique ? Bien entendu, vous comprenez, il est inévitable
qu'on voie les choses sous cet angle, d'après la manière
dont on a été élevé. On y pense de
cette façon, mais en fait on ne peut rien imaginer qui soit
plus barbare que la crucifixion, et que cette manière précise
de tuer quelqu'un. _ Est-ce que le fait d'être irlandais
a eu une influence pour vous ? _ En fait, je ne suis pas irlandais.
Je suis né à Dublin, mais mon père et ma mère étaient
anglais tous les deux. Mon père a vécu là-bas
parce qu'il était entraîneur de chevaux de course. Ça
revenait bien moins cher de travailler là-bas plutôt
qu'en Angleterre, c'est la seule raison. En réalité,
je ne suis pas irlandais. Ça m'est égal d'être
anglais ou irlandais, mais ce qu'il y a, évidemment, c'est
que, comme je suis resté là-bas jusqu'à quinze
ou seize ans, ça déteint beaucoup, toute l'atmosphère
irlandaise. C'est un pays de littérature, pas de peinture.
Pas du tout. Mais c'est à cause de l'Eglise, bien sûr,
que des gens comme Joyce et, pour une grande partie de son temps,
Yeats aussi ont dû vivre en dehors de l'Irlande parce que...
_ Pour survivre ? _ Oui. Et il y a un livre très intéressant
qui est sorti après la mort d'Eliot avec la correction des
originaux, et puis les corrections faites par Ezra Pound. Ezra
Pound en avait fait quelque chose de dix fois mieux. Et bien sûr,
si on avait ça en peinture, ce serait absolument merveilleux,
quelqu'un qu'on puisse aller voir, quelqu'un qui nous dirait : " Ne
fais pas ci, jette ça... ", et plein de choses du même
genre. Mais il n'y a personne _ je n'ai jamais eu la chance de
connaître quelqu'un. (...) " Un sens très fort
de la tragédie " _ Et William Blake ? Vous avez fait
deux fois le portrait de Blake. _ Je ne m'intéresse pas
du tout à William Blake. Quelqu'un m'a demandé de
faire ces portraits, c'est tout. _ Mais ça vous intéressait
de les faire ? _ Pas vraiment. _ Non ? _ Ça m'intéressait
plutôt de faire les têtes. Quelqu'un m'a donné un
moulage de son masque mortuaire, c'est tout. Mais je n'aime pas
vraiment... Je déteste le travail de Blake. Non, pas ses
poèmes, mais ses dessins et toutes ces choses-là,
je les déteste. Je veux dire que je les déteste intensément.
Je les déteste de la même manière que je déteste
les oeuvres préraphaélites. _ Je peux imaginer cela,
plus facilement. Mais pour revenir au triptyque de 1944, vous l'avez
appelé une " Base pour la Crucifixion ". _ Bon,
je vais vous dire quelle était l'idée... Je n'ai
jamais fait la Crucifixion, l'idée était que j'allais
mettre ces images autour de la base et puis je n'ai jamais fait
la Crucifixion, alors... _ Parce que la base suffisait ? _ Non,
ce n'est pas ça. Je ne sais pas ce qui s'est passé.
Je n'ai jamais continué, c'est tout. J'ai juste essayé de
faire autre chose. Je n'ai jamais continué et dans mon idée
elles devaient se placer autour dela base, et la Crucifixion serait
venue par-dessus. Et puis je n'ai jamais fait la Crucifixion...
Parce que, vous comprenez, ces figures étaient tellement
influencées par Picasso, par les dessins de Picasso, de
1926 à 1928, tous les dessins et les tableaux de cette période...
_ Oui. _ En fait, Picasso était un homme extraordinaire.
Pour moi, c'est le plus grand génie de ce siècle.
Je me trompe sans doute complètement à ce sujet,
mais vous savez... quand je pense à Matisse et à Giacometti
et à des gens comme ça, je ne peux pas les comparer,
je pense qu'ils sont très en dessous, j'ai peut-être
tort, en dessous des qualités de Picasso, parce que je pense
que Picasso a un sens tellement universel des choses. Et un sens
très fort de la tragédie. _ Vous aussi, vous avez
un sens de la tragédie. _ Ce serait naturel pour moi. Après
tout, je suis né en 1909... Je me souviens, quand j'avais
cinq ans, mon père m'a parlé du début de la
première guerre mondiale. Et à l'époque nous étions
en Irlande pendant tout le temps de ce qu'on avait l'habitude d'appeler " les
troubles " de ce temps-là. Et puis la seconde guerre
mondiale. C'est ça, la raison. Alors ce n'est pas tant...
ce sont les circonstances de l'époque durant laquelle on
a vécu. _ Mais pensez-vous que la vie dans les années
30, la vie quotidienne, était beaucoup plus _ comment dirais-je...
_ pas plus terrible, mais... Est-ce qu'il n'y avait pas plus de
détails horribles dans les journaux chaque jour, plus qu'aujourd'hui
? On est devenu plus civilisé, d'une certaine manière,
plus hypocrite, aussi. _ En fait, on est devenu plus civilisé pour
se rapprocher de l'horreur (rire). Aujourd'hui, on l'accepte comme
quelque chose de quotidien. On en est nourri, d'une certaine façon.
_ Quand on regarde les journaux de l'époque, ils sont remplis
de crimes et d'horreurs de toute sorte. _ Mais c'est toujours le
cas. _ Vous ne voyez aucune différence ? _ Pas tellement,
non. Bien sûr, on ne voit pas aujourd'hui ce qui s'est passé en
Allemagne avec Hitler, mais on sent qu'un désastre se prépare.
Un autre désastre. On ne peut rien y faire, parce que je
crois que la vie est comme ça. Je pense qu'on a juste la
chance, parfois, de traverser des périodes où on
peut être heureux. Mais ce que je veux dire, ce qui se passe,
c'est que, quand je dis ça, je suis très, très...
je suis très optimiste de nature, mais là-dessus
je ne suis pas optimiste du tout. Il n'y a pas de quoi être
optimiste. Après tout, on naît pour mourir. Il n'y
a pas de quoi être optimiste, jamais. Picasso redoutait la
mort, n'est-ce pas ? _ Je le pense, oui. Si on regarde les derniers
autoportraits, alors on peut voir...
_
Oui, on peut voir à quel point la mort le dégoûtait. "
Jean CLAIR
Liens
brisés
© Le
Monde
|