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1999-2018

 

Jean CLAIR

entretien avec Francis BACON

" Un désastre se prépare "

Le Monde du 2 Mai 1992

 

Je sais que j'ai été très influencé par Picasso, surtout quand j'étais jeune. Vous savez, pour moi, le plus grand artiste de ce siècle, c'est lui. _ Etiez-vous plus intéressé par ses sculptures ou par ses peintures ? _ J'aime beaucoup les peintures. Mais j'aime aussi les sculptures. C'était un artiste tellement complet. Et même si dans tout ce qu'il a fait très tard, en matière de peinture, il y a beaucoup de choses que je n'apprécie pas beaucoup, il y a des dessins merveilleux. _ Surtout les autoportraits. _ Ils sont extraordinaires. Et je me souviens, je ne sais pas comment c'est venu, je me souviens d'avoir discuté un jour avec Michel Leiris, on parlait du surréalisme. J'ai dit que oui, bien sûr, Picasso était le meilleur peintre surréaliste. Et il m'a répondu, bien sûr, qu'il n'avait rien à voir avec le surréalisme. Ce qui est sans doute vrai _ il n'appartenait pas au parti des surréalistes, _ mais peut-être qu'après tout les Espagnols sont foncièrement surréalistes. _ A cause de sa manière paroxystique de traiter la figure ? De sa proximité avec la mort ? _ Ca va toujours de pair chez tous les grands artistes. _ Vous avez déjà vu la Crucifixion de Picasso ? _ Je ne l'ai jamais vue. Je n'ai vu qu'une reproduction. Mais les dessins ! Il y a quelques très beaux dessins autour de la Crucifixion. _ Oui, nous avons environ treize dessins de 1932, qu'il semble avoir faits d'après Grünewald, à Colmar. _ J'aime particulièrement celui où l'on voit un morceau de tissu, avec simplement une épingle à nourrice. Mais il y a énormément de choses de Picasso que je n'aime pas du tout... Comme ses versions de Las Meninas. _ Pourquoi ? Vous pensez qu'elles sont trop formelles ? _ Je pense que... Je trouve que c'est une chose tellement parfaite qu'on n'aurait rien dû faire avec Las Meninas. _ On ne peut rien ajouter, transformer ? _ Exactement. C'est comme les choses stupides que j'ai essayé de faire moi-même un jour, à partir de ce grand pape de Velasquez. Et c'était vraiment très stupide, parce qu'on ne peut rien ajouter à quelque chose d'aussi parfait. Je regrette encore beaucoup d'avoir fait ces tableaux. Je les déteste. _ Ils sont considérés comme vos chefs-d'oeuvre. _ Eh bien, je n'aime pas !... Je ne pense pas qu'ils fonctionnent _ pour moi. Je regrette toujours beaucoup de les avoir faits. _ Pour revenir à la Crucifixion, pensez-vous que vous pourriez ajouter quelque chose à une scène que l'on représente depuis presque deux mille ans ? _ Je pense que c'est stupide de faire ça, mais il y a une des images de la Crucifixion, la figure sur la croix qui figure au Musée Guggenheim, que j'aime toujours _ le panneau... _ Vous pensez au premier panneau ? _ Non, au troisième, en fait. _ Mais nous nous éloignons de la Crucifixion elle-même avec ce troisième panneau. C'est plus qu'une crucifixion, c'est presque un massacre, une boucherie, de viande et de chair pilée. _ Bon, mais c'est ça la crucifixion, après tout ! Vous pensez que c'est doux ? _ C'est devenu une chose très banale, on porte ça sur la poitrine, sur le corps, comme un bibelot, par exemple, un bijou. _ Exactement. C'est tout à fait vrai. Avez-vous été élevé comme un catholique ? Bien entendu, vous comprenez, il est inévitable qu'on voie les choses sous cet angle, d'après la manière dont on a été élevé. On y pense de cette façon, mais en fait on ne peut rien imaginer qui soit plus barbare que la crucifixion, et que cette manière précise de tuer quelqu'un. _ Est-ce que le fait d'être irlandais a eu une influence pour vous ? _ En fait, je ne suis pas irlandais. Je suis né à Dublin, mais mon père et ma mère étaient anglais tous les deux. Mon père a vécu là-bas parce qu'il était entraîneur de chevaux de course. Ça revenait bien moins cher de travailler là-bas plutôt qu'en Angleterre, c'est la seule raison. En réalité, je ne suis pas irlandais. Ça m'est égal d'être anglais ou irlandais, mais ce qu'il y a, évidemment, c'est que, comme je suis resté là-bas jusqu'à quinze ou seize ans, ça déteint beaucoup, toute l'atmosphère irlandaise. C'est un pays de littérature, pas de peinture. Pas du tout. Mais c'est à cause de l'Eglise, bien sûr, que des gens comme Joyce et, pour une grande partie de son temps, Yeats aussi ont dû vivre en dehors de l'Irlande parce que... _ Pour survivre ? _ Oui. Et il y a un livre très intéressant qui est sorti après la mort d'Eliot avec la correction des originaux, et puis les corrections faites par Ezra Pound. Ezra Pound en avait fait quelque chose de dix fois mieux. Et bien sûr, si on avait ça en peinture, ce serait absolument merveilleux, quelqu'un qu'on puisse aller voir, quelqu'un qui nous dirait : " Ne fais pas ci, jette ça... ", et plein de choses du même genre. Mais il n'y a personne _ je n'ai jamais eu la chance de connaître quelqu'un. (...) " Un sens très fort de la tragédie " _ Et William Blake ? Vous avez fait deux fois le portrait de Blake. _ Je ne m'intéresse pas du tout à William Blake. Quelqu'un m'a demandé de faire ces portraits, c'est tout. _ Mais ça vous intéressait de les faire ? _ Pas vraiment. _ Non ? _ Ça m'intéressait plutôt de faire les têtes. Quelqu'un m'a donné un moulage de son masque mortuaire, c'est tout. Mais je n'aime pas vraiment... Je déteste le travail de Blake. Non, pas ses poèmes, mais ses dessins et toutes ces choses-là, je les déteste. Je veux dire que je les déteste intensément. Je les déteste de la même manière que je déteste les oeuvres préraphaélites. _ Je peux imaginer cela, plus facilement. Mais pour revenir au triptyque de 1944, vous l'avez appelé une " Base pour la Crucifixion ". _ Bon, je vais vous dire quelle était l'idée... Je n'ai jamais fait la Crucifixion, l'idée était que j'allais mettre ces images autour de la base et puis je n'ai jamais fait la Crucifixion, alors... _ Parce que la base suffisait ? _ Non, ce n'est pas ça. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je n'ai jamais continué, c'est tout. J'ai juste essayé de faire autre chose. Je n'ai jamais continué et dans mon idée elles devaient se placer autour dela base, et la Crucifixion serait venue par-dessus. Et puis je n'ai jamais fait la Crucifixion... Parce que, vous comprenez, ces figures étaient tellement influencées par Picasso, par les dessins de Picasso, de 1926 à 1928, tous les dessins et les tableaux de cette période... _ Oui. _ En fait, Picasso était un homme extraordinaire. Pour moi, c'est le plus grand génie de ce siècle. Je me trompe sans doute complètement à ce sujet, mais vous savez... quand je pense à Matisse et à Giacometti et à des gens comme ça, je ne peux pas les comparer, je pense qu'ils sont très en dessous, j'ai peut-être tort, en dessous des qualités de Picasso, parce que je pense que Picasso a un sens tellement universel des choses. Et un sens très fort de la tragédie. _ Vous aussi, vous avez un sens de la tragédie. _ Ce serait naturel pour moi. Après tout, je suis né en 1909... Je me souviens, quand j'avais cinq ans, mon père m'a parlé du début de la première guerre mondiale. Et à l'époque nous étions en Irlande pendant tout le temps de ce qu'on avait l'habitude d'appeler " les troubles " de ce temps-là. Et puis la seconde guerre mondiale. C'est ça, la raison. Alors ce n'est pas tant... ce sont les circonstances de l'époque durant laquelle on a vécu. _ Mais pensez-vous que la vie dans les années 30, la vie quotidienne, était beaucoup plus _ comment dirais-je... _ pas plus terrible, mais... Est-ce qu'il n'y avait pas plus de détails horribles dans les journaux chaque jour, plus qu'aujourd'hui ? On est devenu plus civilisé, d'une certaine manière, plus hypocrite, aussi. _ En fait, on est devenu plus civilisé pour se rapprocher de l'horreur (rire). Aujourd'hui, on l'accepte comme quelque chose de quotidien. On en est nourri, d'une certaine façon. _ Quand on regarde les journaux de l'époque, ils sont remplis de crimes et d'horreurs de toute sorte. _ Mais c'est toujours le cas. _ Vous ne voyez aucune différence ? _ Pas tellement, non. Bien sûr, on ne voit pas aujourd'hui ce qui s'est passé en Allemagne avec Hitler, mais on sent qu'un désastre se prépare. Un autre désastre. On ne peut rien y faire, parce que je crois que la vie est comme ça. Je pense qu'on a juste la chance, parfois, de traverser des périodes où on peut être heureux. Mais ce que je veux dire, ce qui se passe, c'est que, quand je dis ça, je suis très, très... je suis très optimiste de nature, mais là-dessus je ne suis pas optimiste du tout. Il n'y a pas de quoi être optimiste. Après tout, on naît pour mourir. Il n'y a pas de quoi être optimiste, jamais. Picasso redoutait la mort, n'est-ce pas ? _ Je le pense, oui. Si on regarde les derniers autoportraits, alors on peut voir...

_ Oui, on peut voir à quel point la mort le dégoûtait. "

Jean CLAIR

 

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