La
Russie, j’y étais moi aussi par toutes mes pensées,
je ne l’avais pas quittée d’un seul jour. Et
ces deux dernières années mon intérêt
pour le tour que prenaient les événements russes
s’était si maladivement exacerbé que parfois
la sténocardie m’oppressait.
» Je recevais de Russie un nombre considérable de
lettres qui m’étaient directement adressées
(un nombre encore plus grand se perdait en route) : des inconnus
y donnaient leur avis sur mon retour ou mon non-retour. Les lettres
essayant de m’en dissuader représentaient un fort
contrepoids : «Espérons que vous ne vous hâterez
pas de rentrer en Russie» ; «Ne vous pressez pas de
déménager !» ; «La Russie actuellement
est un pays qui rassemble les vices de tous les temps et de tous
les peuples ; la jeune génération ne vous connaît
pas» ; «Vous vous rendrez beaucoup plus utile en restant
là-bas qu’en revenant» ; «Nous continuons
de sentir l’étau de l’ancien pouvoir, attendez
pour rentrer !» Et un ancien zek de droit commun, amicalement
: «Il manquerait plus qu’ici ils te tordent le cou,
ceux qui soi-disant te veulent du bien.»
» Les autres, au contraire : «Rentrez, ne ratez pas
le coche !» ; «Tous ceux qui rêvent d’un
avenir meilleur pour la Russie doivent vivre ici» ; «Il
faut bien quelqu’un pour donner une cohésion à ces
millions privés de voix, pour faire émerger des habitants
de Russie les forces d’où viendra le salut» ; «Notre
pays, nous le sentons bien, a besoin de votre présence,
d’entendre le son de votre voix : venez !»
» Mais bien sûr ! ces gens-là, ils ont besoin
de moi ! Oui, il peut se trouver des fanatiques armés de
couteaux ou de pistolets mais il y a aussi le Seigneur, voilà toute
ma protection. C’est bien cela, il faut rentrer, tant qu’il
me reste assez de forces pour effectuer des voyages dans les régions,
transmettre à la vie russe tout ce que j’ai amassé.
Ah, si ce retour pouvait être une sorte de levier capable
de redresser les affaires de chez nous ! (Par la même occasion,
ce sera une leçon de vie et pour mes fils, et pour une multitude
en Russie qui n’a pas encore fui en Occident ou qui est condamnée à rester.)
» Dès 1987, les journalistes d’opinion appartenant à la
Troisième émigration, tout alarmés, prévenaient
que «j’avais déjà commencé à faire
mes bagages», que «je me préparais en secret à sauter
le pas et rentrer en URSS». Maintenant, leurs frères
de la métropole entonnaient un autre refrain : pourquoi
est-il toujours dans le Vermont ? Pourquoi ne revient-il pas ?
D’ailleurs, trop tard, il a déjà tout raté !
Et personne ici n’en a besoin, sa vraie place est «dans
la naphtaline !»....
» D’où vient-elle, cette exaspération
sans pareille que nourrit depuis tant d’années la
tribu instruite à mon endroit ? N’est-ce pas que mon
comportement face au régime soviétique leur était
un vivant reproche : que l’on pouvait ne pas courber l’échine,
que j’avais osé agir alors qu’eux, tapis dans
leurs cachettes, n’osaient broncher. Il y a aussi, bien sûr,
mon orientation nationale : «être russe», la «russité»,
cela, il est admis qu’on doit le dissimuler au plus profond
de soi, l’effacer comme une marque d’infamie, en tout
cas ne pas manifester de sentiments russes au plein sens du terme.
» La presse russe libérée et par conséquent
intrépide, après le récent déluge de
louanges, entreprit de me salir à qui mieux mieux comme
si la presse soviétique non encore libérée
ne s’était pas assez aiguisé les dents sur
moi. C’est une loi universelle en psychologie. Les titres
de journaux pointèrent un nez moqueur («Soljenitsyne
? qui ça ?», «Trois barbes dans un seul plat»,
et autres saillies du même genre). Riez tant que vous voudrez,
il n’en reste pas moins que durant ces années de glasnost,
peu à peu, imperceptiblement, la tribu instruite a bien
dû accepter de reconnaître la grandeur d’homme
d’État de Stolypine et l’abomination de Février,
sur ce point essentiel ils m’ont donné raison.
» Quant aux fanatiques du communisme, de haine à mon
endroit ils en perdaient la voix. Les conférences sur mes
livres étaient toujours interrompues par des cris menaçants.
Pour les nationalistes russes, ils ne me pardonnaient pas de n’avoir
exprimé aucune ferme volonté de défendre la «Grande
Russie» sous son hypostase impériale. (Mais cette
exécration qui me vise de plusieurs côtés n’est-elle
pas un argument de poids pour affirmer que ma ligne est la bonne
?)
» Quant aux gens dans leur grande masse, ils ont envie,
il leur est nécessaire de croire en quelque chose, en quelqu’un.
Après les changements intervenus, comment le pays n’aurait-il
pas attendu, à toutes forces et pour tout de suite, un miracle
? Parmi les miracles possibles, mon intervention pouvait en paraître
un. Qu’il revienne, celui-là, et il va faire bouger
les choses, et tout va changer ?...
» Mais de quoi est-il aujourd’hui occupé, le
cerveau de ceux qui, en Russie, se démènent ? L’économie,
toujours l’économie, la «réforme»,
les vouchers, les banques commerciales, toutes choses auxquelles
je m’entends le moins. (Tout ce que je comprends, et qui
est visible à l’oeil nu, c’est le pillage éhonté et
astucieux auquel on se livre sur le dos du peuple.) Impossible
d’imaginer que séance tenante, à peine arrivé,
je sois capable d’en appeler à la conscience des nouveaux
truands et des nouveaux administrateurs pour qu’ils cessent
de spolier le peuple.
» C’est encore d’une autre façon que
la voix de la Russie s’est fait entendre à moi : dans
des dizaines, si ce n’est des centaines de prières.
Le plus souvent, pour aider une famille à partir en Amérique.
Un bon nombre encore pour aider un malade et la personne chargée
de l’accompagner à partir se faire soigner en Europe
ou en Amérique ils n’avaient aucune idée du
prix, en dizaines, si n’est en centaines de milliers de dollars,
et combien de démarches il fallait faire pour cela, et à qui
confier ce soin. Avais-je le personnel pour cela ? Et cette demande
en provenance des républiques déjà séparées
: «Je vous en supplie, aidez notre famille à déménager
en Russie !...» Certaines vous fendaient le coeur : «Je
vous en adjure, au nom du Christ, aidez-nous !» mais les
aider aurait été pour moi une tâche insurmontable.
Pourtant, quelle douleur d’avoir le coeur traversé par
toutes ces détresses ! Un grand nombre de demandes, aussi
: faire imprimer en Occident tel manuscrit, publier tel livre,
alors que les éditions russes, ici, sont dans un marasme
total, ce qu’ils ne pouvaient non plus comprendre. Et puis
tout simplement une avalanche de manuscrits, de recueils de poèmes,
avec mission de les lire, de donner mon avis mais comment les examiner
tous ?... Je ne me tromperai pas en disant que sur dix lettres
reçues de Russie, neuf ne contenaient que des demandes,
une seule des pensées substantielles sur la Russie, sur
ses malheurs actuels....
» Le courrier d’un écrivain... (Et que sera-ce
en Russie ? La même chose au centuple !)
» Je jetai un rapide coup d’oeil sur la littérature
la plus récente celle de la Troisième émigration
et celle de la clandestinité soviétique passée
en Occident. Oui, on voit bien que la littérature russe
a subi une grande rupture, une frontière très nette
la traverse : ses procédés et ses valeurs me sont
radicalement étrangers. Sa lecture ne présente aucun
intérêt, elle est même rebutante. S’agit-il
d’un irréversible changement d’époque
? Ou simplement d’une littérature dégradée
en tout cas c’est le nom que je lui ai donné à part
moi.
» Entre-temps, la débâcle politique ne faisait
que s’amplifier dans la nouvelle Russie et toujours dans
la même direction improductive. Dans les anciennes républiques
soviétiques, 25 millions de Russes étaient abandonnés
dans un mépris complet (personne n’esquissa le moindre
geste pour les récupérer, ne serait-ce que du Tadjikistan
en flammes ou de la Tchétchénie où les Russes étaient
impunément en butte à diverses exactions, rançonnés,
tués). Et ce gouffre où le pays était précipité par
les calamiteuses réformes de Gaïdar on ne s’en
souciait pas..
Liens
brisés
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