Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta
table et écoute. N'écoute même pas, attends
seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux
et seul. Le monde viendra s'offrir a toi pour que tu le démasques,
il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant
toi.
FRANZ KAFKA
(Méditations sur le pêche, la souffrance, l'espoir et le vrai
chemin)
Dès
que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil commence. A la pénombre
connue de la chambre, volume obscur coupé par des détails,
ou ta mémoire identifie sans peine les chemins que tu as
mille fois parcourus, les retraçant à partir du
carré opaque de la fenêtre, ressuscitant le lavabo
à partir d'un reflet, l'étagère à
partir de l'ombre un peu plus claire d'un livre, précisant
la masse plus noire des vêtements suspendus, succède,
au bout d'un certain temps, un espace à deux dimensions,
comme un tableau sans limites sûres qui ferait un très
petit angle avec le plan de tes yeux, comme s'il reposait, pas
tout a fait perpendiculairement, sur l'arête de ton nez,
tableau qui, d'abord, peut te sembler uniformément gris,
ou plutôt neutre, sans couleurs ni formes, mais qui, assez
vite sans doute, se trouve posséder au moins deux propriétés:
la première est qu'il s'assombrit plus ou moins selon que
tu fermes plus ou moins fortement tes paupières, comme
si, plus précisément, la contraction exercée
sur la barre de tes sourcils lorsque tu fermes les yeux avait
pour effet de modifier l'inclinaison du plan par rapport à
ton corps, comme si la barre de tes sourcils en formait la charnière,
et, par conséquent, bien que cette conséquence n'ait
pas l'air démontrable sinon par l'évidence, de modifier
la densité, ou la qualité, de l'obscurité
que tu perçois; la seconde est que la surface de cet espace
n'est pas du tout régulière, ou plus précisément,
que la distribution, la répartition de l'obscurité
ne se fait pas d'une manière homogène: la zone supérieure
est manifestement plus sombre, la zone inférieure, qui
te semble la plus proche, bien que déjà, évidemment,
les notions de proche et lointain, haut et bas, devant et derrière,
aient cessé d'être tout a fait précises, est,
d'une part, beaucoup plus grise, c'est-à-dire non pas beaucoup
plus neutre comme tu commences par le croire, mais bel et bien
beaucoup plus blanche, et d'autre part contient, ou supporte,
une, deux, ou plusieurs sortes de sacs, de capsules, un peu l'idée
que tu te fais d'une glande lacrymale, par exemple, à bords
minces et ciliés, et à l'intérieur desquels
tremblent, s'agitent, se tordent des éclairs très
très blancs, parfois très minces, comme de très
fines zébrures, parfois beaucoup plus gros, presque gras,
comme des vers. Ces éclairs, bien qu'éclairs soit
un terme tout à fait impropre, ont cette curieuse vertu
de ne pouvoir être regardés. Dès que tu fixes
un peu trop ton attention sur eux, et il est presque impossible
de ne pas le faire, car enfin, ils dansent devant toi et tout
le reste est à peine existant, en fait, il n'y a guère
de vraiment sensible que la charnière de tes sourcils et
ce très vague espace à deux dimensions plus ou moins
perceptible ou l'obscurité s'étale irrégulièrement,
mais dès que tu les regardes, bien que ce mot ne veuille
plus rien dire, bien sur, dès que tu cherches, par exemple,
à t'assurer un tant soit peu de leur forme, ou de leur
substance, ou d'un détail, tu peux être sur de te
retrouver, les yeux ouverts, en face de la fenêtre, rectangle
opaque redevenant carré, bien que ce ou ces sacs ne lui
ressemblent en rien. Ils réapparaissent, par contre, et
avec eux l'espace plus ou moins incliné articulé
sur tes sourcils, quelque temps après que tu as refermé
les yeux, et, vraisemblablement, ils n'ont pas changé d'une
fois a l'autre. Tu ne peux, pourtant, être tout à
fait sur de ce dernier point car, au bout d'un temps difficilement
appréciable, et bien que rien ne te permette encore d'affirmer
qu'ils aient positivement disparu, tu peux constater qu'ils ont
considérablement pali. Tu as maintenant affaire à
une sorte de grisaille zébrée, appartenant toujours
à ce même espace prolongeant plus ou moins tes sourcils,
mais, dirait-on, déformé au point d'être constamment
déporté sur la gauche; tu peux le regarder, l'explorer,
sans bouleverser l'ensemble, sans susciter un réveil immédiat,
mais cela est totalement dépourvu d'intérêt.
C'est sur la droite que quelque chose se passe, en l'occurrence
une planche, plus ou moins derrière, plus ou moins au-dessus.
plus ou moins à droite. La planche ne se voit évidemment
pas. Tu sais seulement qu'elle est dure, bien que tu ne sois pas
dessus, puisque, justement, tu es sur quelque chose de très
mou qui est ton propre corps. Il se produit alors un phénomène
tout à fait étonnant: il y a d'abord trois espaces
que rien ne te permettrait de confondre, ton corps-lit qui est
mou, horizontal, et blanc, puis la barre de tes sourcils qui commande
un espace gris, médiocre, en biais, et la planche, enfin,
qui est immobile et très dure au-dessus, parallèle à toi,
et peut-être accessible. Il est clair, en effet, même
s'il n'y a plus que cela qui soit clair, que si tu grimpes sur
la planche, tu dors, que la planche, c'est le sommeil. Le principe
de l'opération est on ne peut plus simple, bien que tout
te donne à penser qu'il te faudra beaucoup de temps: il
faudrait ramener le lit, le corps, jusqu'à ce qu'ils ne
soient plus qu'un point, qu'une bille, ou bien, ce qui revient
au même, il faudrait réduire toute la flaccidité du
corps, la concentrer en un seul endroit, par exemple dans quelque
chose comme une vertèbre lombaire. Mais le corps, à cet
instant, ne présente plus du tout la belle unité de
tout à l'heure, en fait, il s'étale dans tous les
sens. Tu entreprends de ramener vers le centre un orteil, ou ton
pouce, ou ta cuisse, mais alors, chaque fois, il y a une règle
que tu oublies, c'est qu'il ne faut jamais perdre de vue la dureté de
la planche, c'est qu'il fallait procéder avec ruse, ramener
ton corps sans qu'il se doute de rien, sans que toi-même
le saches avec certitude, mais il est trop tard, chaque fois depuis
longtemps déjà trop tard et, curieuse conséquence,
la barre de tes sourcils se casse en deux et au centre, entre tes
deux yeux, comme si la charnière avait tenu tout l'ensemble,
et que toute la force de cette charnière se rassemblait
en cet endroit, survient d'un seul coup une douleur précise,
indubitablement consciente et que tu reconnais tout de suite comme étant
le plus banal des maux de tête.
L'œuvre, de Georges Perec (1936-1982) connaît un succès
croissant. Etonnamment diverse et originale, elle a renouvelé les
enjeux de l'écriture narrative et poétique. Ainsi
Perec s'est-il fait explorateur de notre environnement, tour a
tour narquois (Les choses, prix Renaudot 1965) ou fantaisistement
méthodique (Espèces d'espaces), inventeur de nouvelles
formes de l'autobiographie (La boutique obscure, W ou le souvenir
d'enfance, Je me souviens) ou chroniqueur du renoncement au monde
(Un homme qui dort). En jonglant avec les lettres et les mots,
il a transformé le langage en un jubilatoire terrain de
jeux et d'inventions (Quel petit vélo à guidon chromé au
fond de la cour, La disparition, Les revenentes) ou en un laboratoire
qui s'ouvre aussi bien a la poésie (Alphabets, La clôture)
qu'a la rêverie philosophique (Penser/ classer). Il a été un
des membres importants de l'OULIPO (Ouvroir de Littérature
Potentielle). La vie mode d'emploi (prix Médicis 1978),
ce « romans « qui contient une centaine de romans et
mille bonheurs et perplexités de lecture, offre comme une éblouissante
synthèse de toutes ses recherches.
Liens
brisés
© Denoel,
1967
|