A
propos de la célébration du 60e
anniversaire de la libération
des camps de la mort nazis
Que
vous inspire l'actuelle déferlante d'images qui tentent
de montrer « l'inimaginable » ?
Rien
de particulier. Il est normal que les images prolifèrent
: il n'y a aucune raison de les rejeter, il ne s'agit pas d'être
iconoclaste, mais d'interroger, chaque fois, la nature de l'image
: est-ce qu'elle « sature » ? est-ce qu'elle épuise
un sens, ou non ? Un film comme La Liste de Schindler épuise
son sens, le Shoah de Lanzmann ne l'épuise pas.
Mais
ce dernier n'est pas le seul film ni la seule image possibles.
La question est celle de l'inscription dans
l'image d'une ouverture,
d'une non-complétude, d'un inimaginable. Il y a des images
regards et des images de voyeurs : les secondes veulent voir l'invisible.
C'est la pornographie, un vouloir-voir plutôt qu'un voir,
un vouloir-jouir-de-voir. Ainsi les images publiées par
Georges Didi-Huberman (que certains ont critiquées) ne relèvent
pas du voyeurisme, mais de l'effroi - qui est une forme du regard.
Dans
un livre intitulé Au fond des images (Galilée,
2003), vous avez souligné cette contradiction qui « interdit » la
représentation d'Auschwitz : si la réalité des
camps est impossible à mettre en image, dites-vous, c'est
qu'ils ont eux-mêmes mis en scène « l'exécution
sans reste de la représentation ». Qu'entendez-vous
par là ?
Les
camps sont une machine à représentation : le
nazi s'y donne le spectacle de sa toute-puissance et de l'absolue
déchéance qu'elle a fabriquée comme sa contre-image.
C'est
une « surreprésentation », dont on ne
peut tenter la représentation sans risquer ou bien d'en épouser
le mouvement de jouissance, ou bien d'en perdre l'objet même.
On peut dire aussi : la « surreprésentation » du
camp (dont la rampe d'arrivée ou la place d'appel au matin
sont les scènes symptômales) est une représentation
pleine, saturée : tout y est dit, tout y est présent,
aucune ligne de fuite ne s'échappe vers une absence plus
importante que la présence. C'est exactement ce que notre
pensée gréco-monothéiste désigne comme « idolâtrie ».
Le nazisme est l'auto-idolâtrie absolue.
« Montrer les images les plus terribles est toujours possible,
mais montrer ce qui tue toute possibilité d'image est impossible,
sauf à refaire le geste du meurtrier », écrivez-vous.
Sous des dehors angéliques, la pédagogie de la mémoire
viendrait-elle donc rejouer la scène de l'extermination
?
La
mémoire est à traiter comme l'image : ou bien
elle fige et sature un passé dans un « présent » intemporel,
et c'est tantôt une mélancolie sans appel (pour celui
qui se souvient), tantôt une abstraction pure (pour le plus
jeune dont ce n'est pas la mémoire) ; ou bien elle est un
acte, une mobilisation du présent vivant, et c'est autre
chose. Cette mémoire se passe de « souvenirs » :
l'épreuve du passé y informe l'expérience
du présent. Il s'agit moins de dire « quelle horreur
! » que de demander ce qui l'a rendue possible, et pourquoi « le
ventre est toujours fécond, d'où sortit la bête
immonde » comme l'écrit Brecht.
Dans
la commémoration visuelle de la Shoah, faut-il soupçonner
une « volonté de couler dans le bronze (le béton
ou le film) » une barbarie présentée comme
révolue, alors même que, dites-vous, « le monde
qui a fait Auschwitz est toujours notre monde »...
Ce
monde, en effet, est le monde d'une histoire cassée
(et non « finie » !) : l'Allemagne et l'Europe des
années 1930 sentaient se rompre l'histoire de l'Occident
triomphant, de sa conquête du monde et du savoir, de la maîtrise
d'un progrès. Auschwitz peut être entendu comme le
cri forcené d'une volonté d'aller au bout de la rupture
pour tout « régénérer ». La régénération
a pourri dans le charnier, mais l'histoire aussi est restée
suspendue.
Il
y a toujours le risque de vouloir arraisonner une destination
ultime, une valeur suprême... Il faut surtout refuser de
croire que nous aurions « raison ». Il faut remettre
la « raison » elle-même en chantier. Les terribles
photos venues de prisons militaires en Irak forment à leur
tour des représentations saturées (même dans
leur caractère sans doute accidentel ou marginal, sans la
volonté systématique des camps) : n'importe quel
démocrate ordinaire peut du jour au lendemain devenir le
voyeur d'une toute-puissance fantasmatique. La prise de photos
est aussi importante que les actes photographiés : on veut
se voir jouissant de voir l'effet de sa puissance. Cela suppose
une formidable impuissance, qui n'est pas celle des individus,
mais d'une culture, d'une civilisation, d'une histoire - les nôtres.
Car je ne veux surtout pas induire une stigmatisation - de l'Amérique
ou de qui que ce soit - qui ferait pendant à celle par laquelle
nous condamnons l'ordre SS.
Plus
que jamais la question doit être : comment cela est-il
possible ? Ce n'est pas parce qu'il y a du monstre dans l'homme
(ce qui fut toujours vrai), mais c'est parce que l'« homme » ne
nous donne plus la mesure de rien. A quoi ou par quoi faut-il mesurer
l'homme ? Pascal écrit que « l'homme passe infiniment
l'homme » : voilà ce qu'une image doit donner à pressentir.
La toute-puissance est un mauvais infini, une caricature, une image
saturée.
Liens
brisés
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