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1999-2018

 

Jean-Piere OSTENDE

Superparc supernaturel

(comptoir d'édition, 2010)

 

Quatrième de couverture

 

SUPERPARC SUPERNATUREL
FICTION ET DESSINS DE
JEAN-PIERRE OSTENDE


Que se trame-t-il dans le parc naturel du Vercors ? Cette région réputée pour ses paysages grandioses découvre avec perplexité l’arrivée de Barbera, metteur en scène de paysage international. Il est accompagné de Bergman, son assistant.
Le duo est chargé de promouvoir la création mondiale de Superparc upernaturel. En effet, dans ce massif somptueux, tout invite à imaginer un tourisme de masse autant que des séjours de désinsertion pour femmes cadres surmenées.
Pourtant le projet ne va pas faire l’unanimité. Bergman et Barbera devront affronter, outre la montagne et la nourriture locale, les réunions avec les autochtones, pour la plupart agriculteurs. Peu à peu, au détour de routes sublimes, une autre réalité s’insinue, des Hongrois, un hélicoptère de combat,
des pulsions étranges… jusqu’à une surprise finale.


Jean-Pierre Ostende poursuit ici l’aventure littéraire de l’Explorateur Club, démarrée par des lectures publiques en 2003, installée avec le roman La présence. Y sont jointes quelques pages des carnets de dessin du romancier, préparatifs de ses récits.

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(pages 11 à 18)

La
route
des
glaces

Nous entrons dans le parc naturel du Vercors avec une grande facilité proche de l'inconscience. Á la façon dont commencent certains films d'horreur, vous savez, quand les familles sourient de toutes leurs dents blanches et que les pelouses sont trop vertes et le ciel d'un bleu métallique.
Depuis l'homme préhistorique nous ne sommes pas les premiers à pénétrer dans le massif du Vercors.
D'abord on ne voit rien de particulier, à part les montagnes qui prennent beaucoup de place et font monter et tourner les routes.
Sans nous en douter ni nous soucier de rien, nous venons de passer de l'autre côté, de pénétrer dans un monde de cols et de vallées, de côtes et de tournants, d'éboulis et de tunnels, où tout sera différent et rien ne sera plus comme avant.
Au début nous sommes frivoles, presque négligents.
C'est un simple voyage à la montagne. On admire le paysage. On le croit neutre, angélique, aussi naïf et confiant que nous. On s'émerveille un peu. On régresse. On pense : C'est féerique. Quel beau panorama. On se sent petit. Ils ont de la chance, ces montagnards, de vivre dans un endroit si vert et varié où l'air soigne les malades, avec des noix accrochées dans les arbres et un paysage si colossal, bien qu'il fasse frais soudain, le frisson est arrivé en trois secondes, le ciel s'est assombri de nuages noirs.
Voilà un beau café, avec une terrasse pour l'été, des tables de bois, des cendriers, des bancs, nous sommes en fin novembre et le froid coupe, il pleut, nous rentrons, tiens, des cornes animales, une image de licorne avec une barbiche de bouc, personne?
Nous nous sentons perdus à l'intérieur, ah voilà quelqu'un!
Étonnée de découvrir deux clients hors saison, un bonnet bleu en laine sur la tête, une serveuse nous propose du café brûlant. Quand elle sourit nous voyons briller son bel appareil dentaire neuf. Elle est jeune.
Nous échangeons quelques mots avec elle sur le temps, nous sympathisons et découvrons une étudiante : elle prépare une thèse sur la mécanique des fluides. Et vous?
– Voyage d'études.
Elle doit nous prendre pour des benêts.
Nous ne portons même pas de bonnet. Pourtant, durant ma préparation j'ai vu un reportage et la région l'hiver en est infestée.
Les mains rouges aux doigts tout abîmés de l'étudiante serveuse retiennent mon regard.
Puis j'ouvre le guide.
Après quelques kilomètres au sortir de Villard-de-Lans, la route vient s’enfermer au creux de superbes falaises dont l’aplomb domine parfois les eaux de plus de six cents mètres. Á la "Goule Noire", un arrêt s’impose pour observer l’importante résurgence des eaux du plateau d’Autrans et de Méaudre.
Ce massif troué de gorges et de routes étroites s'appelle le Vercors depuis le XXe siècle.
Après plusieurs kilomètres, la route s’élargit dans la Balme de Rencurel qui contraste par son aspect verdoyant puis vient s’incruster à nouveau au fil du rocher sur des à pics de deux cents mètres. Un arrêt s'impose. On observera la cascade du Bournillon sur le versant opposé qui s’élance sur trois cents mètres de chutes et les falaises de Presles célèbres pour leurs multiples voies d'escalades.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés dans ce café ni pourquoi la nuit tombe si vite. Dans les pages régionales du journal, Barbera a lu un article à notre sujet : « Ils sont venus pour le scénario paysager. Le scénariste et le metteur en scène sont arrivés dans l'après-midi. Les deux amis nous promettent le Superparc Supernaturel, le paysage le plus magique du monde dans une des régions les plus fantastiques du monde et cela dans un souci de développement durable et avec les meilleures intentions, du pur Joseph Vannair, la fée des affaires... »
Ça me gêne d'être pris pour un scénariste, je suis l'assistant, je ne suis pas metteur en scène.
Et en plus je ne suis pas du tout son ami.
Je suis là pour l'assister et l'encourager. C'est toujours trop tard quand une information est publiée dans un journal, le mal est fait, heureusement personne ne lit. C'est Barbera l'auteur metteur en scène. Comment savent-ils pour notre présence? Pourquoi pensent-ils que nous sommes amis? Qui leur a donné ces informations et pourquoi ces mensonges?
De temps en temps il faut arrêter de se poser des questions.
L'étudiante en mécanique des fluides demande à Barbera pour qui nous travaillons et il lui répond : Joseph Vannair, l'homme des projets, le sauveur des régions et des entreprises en difficulté.
C'est génial quand on sait bien répondre. C'est rassurant la précision. C'est tellement grisant d'apprendre.
Pourtant l'ignorance ne connaît pas de fin, on peut l'augmenter chaque jour.

C'est le crépuscule quand Barbera termine ses explications. La future ingénieur en comportement des fluides nous a regardés en coin. Elle portait toujours son bonnet bleu en laine sur la tête, cette fois-ci un peu de travers, les joues rouges. Avait-t-elle un ami? Vivait-elle seule?
Elle a dit : « Soyez très prudents dans les gorges. »
Bien que sans orage, le début de la nuit donnait un air tragique à la montagne.
– La nature, a dit Barbera au moment où j'ai démarré la voiture, est toujours dramatique. Elle est dramatique parce qu'elle est un lieu de conflits. » (Je reste silencieux.)
– Vous savez, Jacques, aucune progression n'existe sans conflit. (Par moments, à mon avis, Barbera me prend pour une truffe). Vous comprenez ? La nature représente à la fois la scène, le décor mais aussi le personnage principal. C'est le lieu de l'art total. Elle est aussi spectatrice. Il ne faut pas la frustrer et craindre le paysage-spectacle. (Mais je n'ai pas peur). La nature est un prétexte, le parc est un prétexte, comme la boule de cristal de la voyante ou le piano d'un compositeur, il faut en jouer le mieux possible et ensuite l'oublier pour atteindre la dimension supérieure (là je ne le suis pas, ça va se voir) il faut oublier son outil... Vous connaissez Maradona le joueur de football?
– Oui. (Il me prend pour un bigorneau.)
– Longtemps Maradona s'est couché au petit matin, pour jouer au football le soir jusque tard dans la nuit, avec ses amis. La nuit, sans lumière, il finissait par ne plus voir le ballon (là Barbera m'a paru emporté, j'ai pensé à ses paroles au sujet de l'animal et du paysage, de ses mains il mimait quelqu'un qui avance dans une nuit sans lumière) et à force de se faufiler entre ses amis, de tous les mettre dans le vent sans voir le ballon à travers la nuit noire et sur un terrain misérable et plein de trous, ça lui a donné une allure, un rythme, une adresse féerique, à la façon d'un djinn sorti de nulle part, ça lui a permis de jouer le jour sans se préoccuper du ballon, de pouvoir regarder ailleurs d'où sa miraculeuse et merveilleuse force... un immense footballeur ne regarde pas le ballon... il est ailleurs... Dieu joue les yeux fermés... n'oubliez pas ça, Jacques...
Nous avons repris la route et j'ai regardé la lumière sur le goudron.
(Dieu joue les yeux fermés, il a de ces idées.)
Plusieurs personnes à la queue leu leu marchaient en silence dans la rue, des bonnets sur la tête. Pour vivre je me suis toujours laissé tenter par les récits ; y compris à mon sujet, cela s'appelle d'ailleurs l'autorécit. Il faut se raconter des histoires pour vivre, non ? Là, j'ai pensé à des moines et aussi à ma compagne, Judith, me conseillant, après avoir vérifié que je n'oubliais pas mon cache-nez, de ne pas avoir de visions délirantes comme ce fut déjà le cas lors d'un voyage précédent .
Nous avons atteint les tunnels. La montagne en était farcie.
Là nous avons vu la glace.
Dans les gorges de la Bourne des centaines de stalactites de glace sont suspendus dans les tunnels à la manière d'une fête foraine sauvage. Le train fantôme c'est nous. Il a fallu réduire notre vitesse. Tout le monde ralentit au moment de s'engager dans des tunnels de glace. Surtout la première fois.
Les stalactites de glace ressemblent à de grosses dents prêtes à éclater notre pare-brise, un verre plus adapté pour nous protéger de la pluie et du vent que de ce genre d'attaques.
Tous les gens sensés doivent éviter cette route la nuit quand la glace est la maîtresse. Seuls deux étrangers inconscients peuvent s'y engager sans appréhension.
D'ailleurs nous ne croisons personne. Ils sont tous cachés dans des fermes inaccessibles ou des villages aux maisons serrées.
« Soyez très prudents dans les gorges. »
Kaiser me paye pour soutenir Barbera durant les réunions publiques où il essayera de persuader les habitants d'accepter le projet piloté par Joseph Vannair, dit la balle, l'homme capable de convertir les élus et leurs saints au financement de Superparc Supernaturel.
Je suis une claque intelligente.
Une claque intelligente sait se maîtriser. Elle ne se laisse pas impressionner par un paysage lunaire et glacé la nuit juste avant l'hiver.
Une claque intelligente ne perd pas son sang-froid.
Les tunnels ne sont pas des boyaux hérissés de dents glacées. Ne te raconte pas d'histoire. Judith a raison à la maison quand elle me dit : « Évite les visions délirantes. »
Nous ne sommes pas dans un film d'horreur ou dans un jeu vidéo. Ni les vampires ni les skieurs morts-vivants n'existent.
Il suffit juste de traverser.
Je n'ose pas interroger Barbera sur le sulfureux Joseph Vannair qui finance le Superparc Supernaturel et passe à la fois pour un monstre et un génie, un sauveur et un escroc.
Je me demande ce que mijote Barbera ici, le metteur en scène de paysage. Joseph Vannair a déjà convaincu une partie des élus, des banquiers et des chefs d'entreprise de la nécessité d'un changement d'orientation en vue de créer des emplois et assurer un avenir aux habitants de la région. Qui serait contre le développement économique ? Qui ?
Que prépare-t-il exactement, Vannair ?
Á certains moments il ne faut pas discuter avec son client.
« Le Vercors n'est pas une invention peut-être? »
(Quand Barbera parle ainsi, ça me gêne)
Dans le genre de question qui vous laisse un peu ruminant perdu, vache aux yeux bandés, Barbera s'y connait.
Avec lui, si on l'écoute, tout est invention, même la réalité et cela parce que nous avons créé la notion de vérité.
Les stalactites de glace c'est une invention?
Les stalactites de glace attendent un mot de trop, mais lequel ? Ils guettent une secousse pour s'écrouler et nous transformer en zombies, en steaks congelés.
C'est un tunnel de glace?
Là-dessus les virages irréguliers et glissants, cette ambiance de train fantôme et givré où l'on s'attend au pire, tout ça si grandiose et monstrueux qu'avec Barbera, lèvres serrées, nous n'avons pas l'occasion de trop parler, accrochés, coincés, crispés nous suivons les tours et détours de la route plus loin en pleine nuit, prêts à tout moment à voir une épée en forme de pic de glace tomber et traverser le pare-brise, en guise de châtiment, de réponse à notre intrusion, à la façon de ces films de suspense où la plupart des personnages sont tendus à mort et je pense :
"Mon dieu ne touchez à rien.
Retirez ce paysage grandiose qui chamboule les esprits et inspire l'horreur.
Ne m'obligez pas à devenir un grand poète. »
Ainsi nous avons roulé et voyagé au bout des gorges de la Bourne dans cette nuit gelée et sans lumière à part celle de nos phares, au milieu d'un paysage hérissé où pullulent des serveurs mi-surfeurs mi-ecclésiastiques, sous des centaines de pics de glace accrochés sous la voûte des tunnels, attention aux visions.
Nous avons finalement trouvé un hôtel où nous n'étions que deux et sans chauffage parce que la saison du ski n'avait pas commencé, un de ces hôtels ouvert mais pas encore ouvert. Des bois de cerfs sur les murs, des têtes de sangliers empaillés. L'hôtelier devait mesurer deux mètres de haut sans chaussure. J'ai tout de suite remarqué ses pieds nus, son nœud papillon et son sourire déformé... Ce genre de physique provoque le souvenir de châteaux perdus sous l'orage, le tonnerre, les bougies aux flammes effrayées et les chevaux dont les yeux éclairent la forêt. On aurait dit qu'il parlait à deux enfants perdus la nuit en forêt avec un petit bout de pain sec à la main.
– Vous êtes sûrs de vouloir une chambre? Ce n'est pas encore vraiment ouvert. Vous avez vu l’heure ? P't-être à Villard vous trouverez... On ne sert plus à cette heure... J'ai des ravioles, ça vous ira?
L'air de rien, à la façon de petits coussins tenaces, les ravioles se sont glissées dans notre vie ce soir-là.


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1. Note de l’éditeur : La présence, éditions Gallimard, 2007. Jacques Bergman se voit
confier par Kaiser une mission : se rendre dans un château du XVIIIe siècle afin d’en
évaluer le potentiel touristique.


 

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(pages 44 à 49)

La nature
est
la nature

Lawrence Bellenuit s'est donc vu régulièrement confier un groupe de femmes. Toutes hyperactives et surmenées, elles éprouvent le besoin de décrocher avec le séjour-désinsertion en nature nature.
Nous avons pu accompagner Lawrence Bellenuit et un groupe dès le départ. Notre curiosité de le voir à l'œuvre et de vérifier son changement d'attitude l'emporte.
Les conseils du guide avant l'embarquement : « Mesdames, Mesdemoiselles, durant notre expérience, nous allons rencontrer des agriculteurs vivants, dans leur milieu naturel. Je vous conseille de prendre un certain nombre de précautions. D'abord vous serez humbles. Rappelez-vous une chose : vous ne savez rien ici. Donc, restez modestes, surtout dans vos propos. Ensuite, évitez tout simplement certains sujets. Vous pouvez, mesdames, mesdemoiselles, admirer un agriculteur sur son tracteur. Il n'est pourtant pas conseillé de vous en approcher trop près sans connaître ce qui pourrait gâcher sa journée et aussi la vôtre.
La politique agricole commune est un sujet sensible.
Le prix du lait est un sujet sensible, l'Europe aussi.
L'affaire des cent mille bungalows qui a éclaté il y a deux semaines est aussi une question délicate. Les associations antibungalows sont très actives et attendent de pied ferme les cent mille maniaques inscrits pour l'été. Je ne voudrais pas que certaines d'entre vous se fassent botter vous-voyez-ce-que-je-veux-dire. En route. »
Puis il ajoute :
- Maintenant chacune vérifie sa gourde. Ensuite nous montons dans le minibus climatisé avec Bernardo Corazon le chanteur de randonnée, vous pourrez l'appeler Joselito, sans oublier notre chauffeur Nordine qui est aussi poète, je ne me trompe pas?
- Non, monsieur Bellenuit.
Durant les petites marches, monté sur un poney, Joselito chanteur de randonnée (juke-box vivant, voix de velours, nostalgie ++) sera accompagné par un médecin qui donnera deux conférences sur l'équilibre et la gestion des émotions et assurera le point d'écoute psychologique.
Là-dessus, grâce aux jumelles, le groupe a la chance d'apercevoir pour la première fois évoluer en pleine nature des retraités anglais et hollandais avec des boussoles pour un parcours aventure. Selon Barbera l'espèce est fréquente dans la région.
Ensuite commence le début de la randonnée. Lawrence Bellenuit en tête, silencieux.
Le groupe marche en utilisant le bâton gravé Vercors selon une technique ancestrale. Après leur avoir retiré l'argent et le téléphone, leur avoir fourni chaussures de montagne et chapeau indispensable, on expose les clientes à un paysage sublime. Mais attention, petit à petit. La beauté trop immédiate pour certaines pourrait se révéler dangereuses et provoquer des bouffées délirantes. On les expose donc doucement. Elles atteignent ensuite une espèce de torpeur. Le paysage devient un prolongement d'elles-mêmes et elles en tombent amoureuses. Il y a un effet de narcose. Une fois leur système nerveux stratégiquement engourdi, selon les termes d'un manuel de guide en montagne édité par l'explorateur club, le paysage devient pour elles un véritable cinéma total.
Pour reprendre les propos d'un penseur canadien, cité par Barbera, nous les voyons alors alterner doucement le dandinement du canard et l'extase pavlovienne.
Autre précaution : il est interdit de siffler pendant les randonnées. Cela vous fait rire mais vous ririez moins si vous saviez combien de mélodies entêtantes et sifflées sont à l'origine d'accidents de randonneurs. Siffler en boucle pendant des heures peut provoquer des réactions meurtrières insoupçonnables et irrépressibles.
- Même pas un petit air de variété comme chabadabada?
- Non. Profitez plutôt d'une de nos randonnées philo.
Au bout d'une marche assez courte, pour que le temps d'exposition au beau paysage et à l'air pur reste progressif, Bellenuit leur propose une pause.
L'arrêt au refuge en rondins naturels, (rideaux de bure, soupière en terre cuite) en compagnie de Lawrence Bellenuit (café fort arabica viril) est un moment apprécié du public.
Soudain en plein moment de détente, et peut-être trop détendue, Ghislaine a craqué : elle tourne en rond, fouille ses poches, cherche quelque chose, nous regarde d'un air désemparé. Vite, un médecin! Est-ce l'effet redouté de l'air des montagnes? Le soroche, le mal de l'altitude? Notre ami médecin a sauté de son âne pour prodiguer les premiers soins.
D'après lui, elle souffre d'une Internite (maladie de la relation permanente à l'Internet et au téléphone) mais il n'a pas approfondi. Bellenuit propose de lui donner un bout de fromage, du bleu.
Pour la première nuit Nordine le chauffeur et poète a déchargé le bus, installé tout le matériel pour le gîte et préparé la soupe énergisante multivitaminée avec des carottes difformes, mais à la beauté intérieure, c'est un bon cuisinier.
Le soir le ciel sans nuage (piqué d'étoiles a dit Nordine) fascine Frédérique et elle voudrait emmener Lawrence Bellenuit voir la grande ourse un peu plus loin pour découvrir bras dessus bras dessous le bord des choses au clair de lune. Par malheur, il s'occupe du feu de camp et regarde les bûches.
« Ce type est un timide. »
De son côté, Marie lui assure qu'un arrêt s'impose dans sa yourte parfumée. Elle a choisi l'option des nuits spirituelles.
Le deuxième jour. Nordine leur propose de la gymnastique au matin dans ce cadre sauvage, à l'ancienne, sans écran de simulation... allez on saute... hop hop... ici il n'y a pas de sauna ni de jacuzzi mais une douchette.
Bellenuit se moque de l'aérobiquette. Ici pas de moniteur de tennis bronzé sourire dentifrice. Ici, il y a Lawrence Bellenuit, un homme qui ne prend pas de tranquillisant mais taille une branche avec son couteau, ne podcaste pas mais joue de la guitare, ne photographie pas avec son portable mais fait un croquis dans son calepin, ne connaît pas la déprime au Starbuck coffee mais peut avoir un coup de blues au troquet... Ici il n'y a pas de masseur. Bellenuit ne voudrait pas nous masser? Il hésite? Il se tâte?
La randonnée se poursuit par un petit col où l'arrêt s'impose. Puis le groupe visite une ferme modèle, avec Sylviane notre médiatrice en salopette blanche et bottes noires. Sylviane va nous faire une médiation dans l'étable, ou pour être plus exact : l'espace de stabulation.
- Vous avez toutes remarqué les téléviseurs... est-ce que l'une d'entre vous a une idée de la raison de ces télés...
- Le ministre de l'intérieur?
- Non, ce n'est pas pour la surveillance, c'est une bonne question, nous verrons tout à l'heure la question sécurité avec le kung fu des vaches mais ce n'est pas pour ça... qui a une autre idée? Allez-allez...
- Un artiste à la ferme?
- C'est une bonne question, il y a d'ailleurs eu une vidéo d'artiste sur la fabrication d'un sandwich au jambon et toutes les opérations agricoles pour y arriver... mais ce n'est pas ça, qui-qui a une autre idée? Je vous donne la réponse?
- Oh oui donnez-là on n'en peut plus.
- Eh bien voilà, ces téléviseurs sont là surtout pour le confort des animaux, pour la vertu « destressante » de certaines émissions et de certains films, vous connaissez les proverbes : vache épanouie lait réussi, vache stressée lait à jeter, bœuf réjoui steak réussi, etc. C'est simple, elles adorent Romy Schneider dans Sissi Impératrice et William Leymergie dans Télématin, après ça le yaourt est du feu de dieu, elles adorent des chiffres et des lettres, les actualités régionales, les émissions de variété; en particulier celles sur la nostalgie si ça vous intéresse nous avons une étude européenne sur l'influence de la musique et des programmes télévisés sur la qualité du lait. Oui, vous pouvez la télécharger.
Ne vous approchez pas trop près. N'oubliez pas que le mot vache signifie aussi méchant, à cause de son coup de pied de côté – à la façon du karaté.
Ça je le raconterai à Judith en rentrant. Je ne le savais pas.
D'après Claude Duneton le coup de pied de vache est si connu, on en a fait un pas de danse, la danse et les arts martiaux ne sont pas éloignés... « En termes de danse, signale Furetière, on appelle saut de vache un pas où l'on jette le pied à côté. »
Voilà le côté surprenant des vaches, loin de se douter qu'elles puissent être comparées à des karatekas laitiers. On leur attribue des talents de maîtresses des arts martiaux. Les vaches sont capables, sans aucune formation apparente, de donner des coups de pieds dans toutes les directions: vers l'avant, l'arrière, les côtés. Le kung-fu de vaches est parti de cette idée, grâce à un agriculteur devenu moine shaolin.
(Quel monde étonnant, non?)
- Pour celles que ça intéresse vous pourrez consulter notre centre ressources au mémorial de la vache des montagnes... Continuons notre visite. Par ici vous avez l'espace Max le robot pour une démo de traite entièrement automatique, s'il y a des problèmes? Oui, parfois, mais c'est rare, il peut arriver qu'elles aillent se faire traire trop souvent puisque vous savez, elles y vont quand elles veulent. Parfois des vaches tombent amoureuses du robot au point de ne plus pouvoir s'en passer, ça arrive. Ça les dérègle, on les envoie paître. S'il y a des changements? Oui, le robot modifie l'environnement jusqu'au mobilier. Vous avez toutes remarqué qu'il y a de l'électricité. L'électricité a créé le robot qui a signé l'arrêt de mort du tabouret. Le mobilier a changé. Je crois que votre chauffeur cuisinier poète a préparé un atelier d'écriture sur le sujet. D'ailleurs, avant la démo fabrication du fromage et la boutique, nous ne quittons pas le tabouret et attaquons l'arrêt-poésie avec Nordine ancien éducateur du temps des éducateurs, maintenant notre chauffeur, cuisinier, poète et animateur d'atelier d'écriture calligraphie sur papier vieilli à la cuve biodégradable AOC label qualité je n'ai rien oublié Nordine? Un peu vite? Oui, Nordine nous propose d'écrire sur le robot de traite et la disparition du tabouret. Attention c'est expérimental.
Le groupe : Nor-dine! Nor-dine!
Nordine : Ô petit tabouret de toujours toi petit tabouret pour traire porté renversé, petit tabouret en bois, en fer, de mon père, de ma mère, petit tabouret pour s'asseoir et traire, à côté de la vache, à côté de la chèvre, petit tabouret perdu, petit tabouret sauvage discret, petit tabouret fragile tout petit debout, petit tabouret renversé dans la paille et dans la boue, petit tabouret fils maladroit de la chaise, enfance de la chaise, honte du fauteuil, pourquoi as-tu disparu petit tabouret?...
Nous partons avant la fin.
Le soir, Linda et Bambi nous attendent pour la soirée spéciale dont Joseph Vannair a parlé avec les yeux brillants d'un bébé gourmand.


courriel de l'éditeur : un comptoir d'édition

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