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André Glucksmann, philosophe de l’indignation par Marion Van Renterghem et Nicolas Weill

André Glucksmann, contemporain capital , par Bernard-Henri Lévy

Le Monde, 10/11/2015

 

Il a eu le culot de se lever et de demander une minute de silence en hommage aux combattants du peuple tchétchène. Il fallait voir la tête des officiels et du chef d’état-major des armées russes, ce jour de l’année 2000 dans une salle de conférence au centre de Moscou. Empêtrés dans l’hésitation, les représentants de la Russie de Vladimir Poutine se sont sentis obligés de se lever à leur tour. André Glucksmann est resté de marbre face à eux, tenant la minute debout avec ses amis Bernard-Henri Lévy, Romain Goupil et Gilles Herzog.
Le culot et l’engagement physique, c’était une marque de « Glucks », comme l’appelaient ses intimes, l’ex-« nouveau philosophe », pamphlétaire et homme de terrain, obsédé qu’il était par l’obligation de combattre le mal et de défendre les droits humains.
Lire aussi Hommages à André Glucksmann, un homme qui « guidait les consciences »

C’est un très grand monsieur qui vient de mourir à Paris dans la nuit du 9 novembre, à l’âge de 78 ans (il était né en juin 1937). Il a fini par rendre les armes, lui qui était toujours prêt à monter au front et à se rendre sur le terrain, y compris en clandestin en Tchétchénie, avec l’esprit de résistance que lui avait insufflé sa mère, déjà rebelle dans le camp de concentration où les rafles de Vichy et les nazis l’avaient envoyée. Il est mort entouré de sa femme, Fanfan, de son ami Romain Goupil et de son fils Raphaël, infatigable militant comme lui, dans son appartement bizarrement bourgeois et vieillot de l’ancien quartier des fourreurs, rue du Faubourg-Poissonnière, à Paris, où l’immense salon avait pris l’habitude d’accueillir sur des matelas toutes sortes de réfugiés et d’opposants aux guerres et aux dictateurs.

En pensant à Glucksmann, on revoit ce visage si particulier, ses cheveux qu’il gardait obstinément taillés en bol comme un chanteur des années 1970, avec toutes les nuances de gris apportées par l’âge, et ces sourcils blancs, dans les dernières années, qui lui donnaient encore plus un air de vieux sage. La douceur très particulière de son visage et de ses yeux bleus tranchait avec ses prises de parole emportées, ses fureurs héroïques et son intransigeance dans ses combats, autant qu’avec ces restes de gouaille populaire qu’il cultivait et qui le différenciaient de ses homologues, tel son distingué ami BHL. Entre ses lèvres, le « P » de Poutine prenait des allures particulièrement explosives et, de rage, devenait « Ppfoutine ».

Il était devenu une icône. Claire Brétécher l’avait mis en scène dans Ia bande dessinée qui faisait le bonheur des lecteurs du Nouvel Observateur dans les années 1970 : Les Frustrés, sortes d’ancêtres des bobos d’aujourd’hui, dont Glucksmann était l’un des gourous, figure de proue de ces intellectuels bizarres, aussi brillants que beaux gosses et sexy. Un chercheur au CNRS à la frange si célèbre qu’elle faisait même le bonheur des magazines de luxe.
La France entière le découvre dans une fameuse émission d’« Apostrophes » en 1977, aux côtés de Bernard-Henri Lévy, à l’occasion de l’apparition publique et télévisée de l’ensemble du groupe des « nouveaux philosophes ». Il est en effet l’inspirateur de ce groupe d’anciens gauchistes formé notamment de BHL, Jean-Marie Benoist, le spécialiste de mystique islamique Christian Jambet ou encore Guy Lardreau et Jean-Paul Dollé, qui provoque le mouvement de rupture intellectuelle avec le marxisme, à une époque où le Parti communiste dépasse les 20 % de l’électorat. Dans les milieux de gauche « qui lisaient peu Aron, mais faisaient confiance à Glucks », confie au Monde l’écrivain Pascal Bruckner, son ami depuis les années 1980, sa voix porte. André Glucksmann provoque alors une « véritable révolution », selon le cinéaste Romain Goupil : « Il fallait désespérer Billancourt. » André Glucksmann, marqué par la lecture de Soljenitsyne, victime du Goulag soviétique, estima plus tard que vingt ans avant l’effondrement du communisme, il avait « fait tomber le Mur dans les têtes ».

Une photo légendaire le montre en 1979 aux côtés de Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et Michel Foucault, sur le perron de l’Elysée dont Valéry Giscard d’Estaing était alors le locataire, pour soutenir les réfugiés vietnamiens au nom de l’entreprise « Un bateau pour le Vietnam ». Ce moment préfigure symboliquement une diplomatie d’interventionnisme dépassant les clivages gauche-droite, menée au nom des droits de l’homme après la guerre froide, dont il est le héraut. Il introduit une idée nouvelle à laquelle sont associés Bernard Kouchner et la création de Médecins sans frontières : face au totalitarisme, à la torture et la souffrance, il n’y a pas à choisir son camp.
« Un homme intransigeant »
La bande à Glucks. André Glucksmann est un homme qui fait le lien entre les époques et les générations. Il fédère autour de lui un groupe d’intellectuels intervenant régulièrement dans toutes les causes où le droit leur paraît violé : par exemple, lors de l’annulation des élections algériennes, en 1992, après la victoire du Front islamique du salut (FIS), ou lors des guerres dans l’ex-Yougoslavie. André Glucksmann n’hésite pas à aller haranguer les étudiants de Belgrade contre le président serbe Slobodan Milosevic. De même n’hésite-t-il pas à se retrouver avec les Tchétchènes en 2000 qu’il va soutenir jusque dans leurs tranchées, alors qu’ils sont massacrés par Vladimir Poutine qui veut mater leurs velléités d’indépendance.
« C’était un homme intransigeant, qui avait transposé l’intransigeance du communisme dans l’anticommunisme », note Pascal Bruckner. Cette intransigeance, il l’avait aussi héritée de ses parents, originaires d’Europe de l’Est et de culture autrichienne, militants sionistes de gauche devenus communistes, qui s’étaient rencontrés à Jérusalem à la fin des années 1920. André Glucksmann, parfait germaniste, aimait raconter comment sa mère avait été séduite par son père, en repérant dans la poche de son veston un exemplaire du célèbre journal satirique viennois de Karl Kraus, Die Fackel. Tous les deux retournent ensemble en Allemagne en 1933 pour créer des cellules de résistance au nazisme, puis se réfugient à Paris où, tout en s’engageant dans l’Internationale communiste, ils évitent le dangereux retour en URSS. Au risque de se retrouver coincés par les troupes hitlériennes qui envahissent la France en 1940.
« Protester, c’est efficace, mieux vaut l’ouvrir »
Sur une photo, le petit André a la mine fâchée et les poings fermés, enfant caché pendant la guerre, tandis que sa mère s’engage dans la Résistance avec une énergie telle qu’elle réussit, lors des rafles de l’été 1942, à impressionner les gendarmes de Vichy. Ceux-ci préfèrent la laisser partir du camp où elle est internée avec ses deux filles. André, seul de la fratrie à être né sur le territoire français, en dégage un précepte de vie : « La leçon que j’en ai tirée plus tard, a-t-il confié au Monde, c’était que protester, c’est efficace. Mieux vaut l’ouvrir. »
Dans l’après-guerre, le théâtre de sa jeunesse est la banlieue lyonnaise et le lycée La Martinière des faubourgs de Lyon. Le même que celui fréquenté des décennies plus tard par le terroriste Khaled Kelkal, s’amusait-il à rappeler, lui qui aimait souligner la familiarité qu’il entretenait avec les milieux populaires, ce qui le singularisera parmi ses futurs collègues normaliens tout en l’empêchant, ajoutait-il, de céder trop facilement au « romantisme de la classe ouvrière ». Il évolue dans une galaxie communiste, celle où les enfants lisent Pif le chien et où tout le monde vibre à chaque succès soviétique. Il y fait de bonnes études qui le mènent à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, puis à l’agrégation de philosophie, qu’il obtient en 1961, en bon produit qu’il est de la méritocratie républicaine.
Dans les années 1960, tout en militant à l’Union des étudiants communistes (UEC), il fréquente le séminaire de Raymond Aron. Le théoricisme exacerbé des marxistes althussériens de l’époque lui inspire, en 1966, un de ses premiers articles scientifiques parus dans le périodique Action, proche du PC : « Le structuralisme ventriloque », consacré à Louis Althusser, qu’il n’aimait guère. Le même souci de l’actualité et des réalités l’amène à délaisser les objets traditionnels de la métaphysique pour s’intéresser philosophiquement à la géopolitique, la guerre, la dissuasion nucléaire, ainsi qu’à des penseurs de la stratégie militaire comme Sun Tzu ou Clausewitz, d’ailleurs lus ardemment par les communistes chinois.

Le maoïsme, auquel son nom est associé, il a préféré s’en souvenir comme d’un épisode de quelques années, celles de Mai et de l’après-Mai 68. Lors des événements au quartier latin, il intervient tout de même auprès de ses camarades pour éviter des déboires à Raymond Aron. Il va alors parlementer avec des révolutionnaires armés de jerricans d’essence, décidés à « mettre le feu au séminaire d’Aron », rue de Tournon. Il rencontre ensuite le polémiste et philosophe chrétien et « gaullo-gauchiste » Maurice Clavel. Sous l’influence de celui-ci à qui il rend visite dans sa maison de Vézelay, il fréquente un groupe d’intellectuels, parmi lesquels Michel Foucault, qui ont en commun de commencer à mettre à distance leur militantisme gauchiste. C’est pour lui une cure de démaoïsation.
Soljenitsyne a changé ma vie
La lecture d’Alexandre Soljenitsyne fait le reste. L’Archipel du Goulag, somme de témoignages recueillis par l’écrivain sur les camps soviétiques, est publié en russe, à Paris, en 1973, et fait l’effet d’une bombe dans les milieux intellectuels de gauche où il met à mal un certain conformisme intellectuel vis-à-vis de l’idéal communiste, que n’avaient pas suffi à ébranler les anciens trotskistes critiques de Socialisme et barbarie, la revue animée par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. « Soljenitsyne a changé ma vie », disait volontiers Glucksmann, l’un des premiers à le déclarer publiquement à une époque où la gauche n’était pas unanimement prête à l’entendre.
Tout en se revendiquant toujours homme de gauche, ses engagements futurs l’éloignent de plus en plus de l’atmosphère soixante-huitarde et de la galaxie communiste. Au point de devenir un soutien de l’intervention américano-britannique en Irak en 2003 ou de la guerre franco-britannique en Libye en 2011, quitte à passer pour « un atlantiste » ou même une figure de proue d’un certain néoconservatisme à la française. Contrairement à Bernard-Henri Lévy ou à Alain Finkielkraut, il reste toujours relativement discret sur Israël et ne met jamais en avant sa judéité, sinon dans les souvenirs qu’il a rassemblés dans son livre autobiographique, Une rage d’enfant (2006, Plon). C’était avant tout « un internationaliste », estime Pascal Bruckner.
En 2007, la tribune qu’il publie dans Le Monde pour annoncer son soutien à la candidature de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle n’en crée pas moins la surprise. Une nouvelle « bande à Glucks » se constitue alors, qui fait douter une partie des intellectuels étiquetés à gauche et agit peut-être sur un électorat qui n’était pas forcément friand du challenger de la droite. Là encore, il joue le rôle de lien entre des univers a priori incompatibles. Il va jusqu’à assister ostensiblement à un meeting électoral du candidat à Bercy au cours duquel Nicolas Sarkozy déploie toute sa verve contre « l’esprit Mai-68 ». Au premier rang, André Glucksmann sourit et les caméras de télévision ne le ratent pas.
A l’Elysée, en 2009, Nicolas Sarkozy lui décerne la Légion d’honneur, trop fier de cette magnifique prise de guerre. Sous les lambris, ses vieux copains Bernard-Henri, Romain Goupil et Bernard Kouchner – ce dernier alors devenu ministre des affaires étrangères d’un gouvernement de droite – se moquent gentiment de la situation... Mais l’idylle fait long feu : l’hostilité de Glucksmann à Poutine l’emporte. Le rapprochement de Nicolas Sarkozy avec le président russe lui fait vite passer l’envie de devenir un conseiller du prince. Même pour ceux qui ont désapprouvé ce soutien passager et insolite, André Glucksmann laissera surtout le souvenir d’un homme habité entièrement par ses convictions, lesquelles furent toujours pour lui plus que des idées, des passions.

 

« André Glucksmann, contemporain capital », par Bernard-Henri Lévy
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Depuis ce matin, dans ma tête, tous les Glucksmann que j’ai connus se bousculent et me convoquent dans des zones de ma mémoire que je ne pensais pas revisiter de sitôt.
Il y a le beau jeune homme haranguant un peuple d’ouvriers et d’étudiants, ils doivent bien être une dizaine, la scène se passe rue du Bourg-Tibourg, à Paris, en 1969 ou 1970, dans un appartement prêté par un « camarade progressiste » pour cette rencontre « clandestine » organisée par une cellule de la Gauche prolétarienne.
Il y a le Glucksmann stratège et tacticien que je revois prenant d’assaut une salle de Louis-le-Grand pour redessiner, à la craie, sur le tableau noir où traînent encore quelques caractères de grec ancien, les grandes lignes de l’offensive du Têt et des recommandations qu’il adresse, avec le plus grand sérieux, à travers nous, les lycéens, au général vietnamien Giap.
Il faisait « un peu peur » à Aron
Il y a le Glucksmann des temps bénis où l’on pouvait encore croire que la cuisinière a forcément raison contre le mangeur d’hommes et que l’œil du peuple voit toujours juste. Il y a le Glucksmann qui faisait un peu peur à Raymond Aron tant sa connaissance de Clausewitz était à la fois parfaite et implacable, exhaustive mais faite pour changer le monde : souvenir d’un déjeuner, en 1978, dans un petit restaurant de la rue du Dragon qui ressemblait à un wagon de chemin de fer – et, là, un très vieux monsieur très courtois qui, s’avisant de l’usage révolutionnaire qu’était en train de faire de son enseignement le meilleur de ses étudiants, semblait saisi de la même terreur sacrée que Gide rencontrant pour la première fois Bernard Lazare et s’apercevant que l’on pouvait mettre quelque chose au-dessus de la littérature.
Il y a le Glucksmann qui enchantait Michel Foucault voyant, lui, dans ses fureurs, l’exacte traduction de son axiome selon lequel au commencement est non le pouvoir, mais l’esprit de résistance : le rire de Foucault ; la joie de Foucault ; et cet autre déjeuner, à peu près à la même époque, où, André venant de marier devant lui Sartre et Soljenitsyne, l’esprit de la résistance française et celui des réfractaires du goulag, l’auteur de Surveiller et punir (Gallimard, 1975) écrivit sur un coin de table l’esquisse de l’article sur Les Maîtres penseurs (Grasset, 1977) qu’il intitulera « La grande colère des faits » et qu’il allait donner à ce qui s’appelait encore Le Nouvel Observateur.
La colère comme seconde nature
Il y a le Glucksmann qui a cessé de croire à la révolution, mais qui n’a jamais cessé de se mettre en colère. Il y a cet état de colère qui lui était comme une seconde nature et qui donnait à la moindre de ses déclarations le même ton d’anathème et de rage.
Il y a le Glucksmann stratège et en colère, les deux allaient de pair, c’était comme un double souffle qui lui allait du cœur au cerveau et l’inverse – je nous revois, un soir de mai 1977, marchant, rue Cognacq-Jay, à Paris, vers le studio de Bernard Pivot : il y avait là Françoise Verny, notre éditrice ; un Maurice Clavel à bout de forces, titubant, et sur le point de lui passer le flambeau ; je suis convaincu que c’est là, en marchant, que lui est venue la fameuse formule qui, avant de faire le tour du monde, va faire souffler un vent de révolte inouï sur le sage plateau de l’émission littéraire de référence : « Les tribunes du programme commun sont vides. »
Il y a le Glucksmann fidèle à ses parents immigrés, traversant l’Europe en flammes, dévastée par les nazis – j’ai toujours pensé que c’était là sa ligne de fidélité et de vie. Il y a le Glucksmann intraitable sur les droits des humbles non moins que sur cette moire infecte de l’orgueil qui lui faisait horreur chez les puissants et les sachants – jamais une once de populisme, mais le parti de ce petit, l’homme où tenait, selon lui, la vraie grandeur. De certains écrivains, on dit qu’ils inventent un cliché : lui, c’est un peuple dont j’ai eu le sentiment, un jour de 1995, qu’il était en train de l’inventer – car qui, à part les lecteurs de Tolstoï, avait, à l’époque, vraiment entendu parler du peuple tchétchène et de la nouvelle saison en enfer où il était en train de pénétrer ? N’avait-il pas l’étrange habitude, d’ailleurs, de vous remercier quand vous écriviez « tchétchène » dans un article ou de m’envoyer un télégramme, jadis, quand je citais Soljenitsyne ? Je le revois, dans un amphithéâtre de Mexico, expliquant à une foule d’étudiants encore castristes que c’est Castro qu’il fallait échanger contre Pinochet : la foule gronde ; les insultes fusent ; des projectiles arrivent jusque sur l’estrade et il a l’idée de proposer l’instauration d’un « soviet de salle » avec temps de parole égal et alterné pour eux et pour nous ; au premier rang, sa femme, Fanfan, dont je ne sais si elle boit ses paroles ou les lui souffle. J’entends les goguenards trouvant qu’il s’occupait trop des Tchétchènes, des Bosniaques, des Libyens, des Ukrainiens, des Georgiens et autres damnés de la terre d’aujourd’hui – et je le revois, lui, considérant avec tristesse et perplexité ceux de ses pairs qui semblaient estimer, en effet, que le monde tournait autour de nos élections régionales et cantonales, de l’identité française menacée ou d’un cosmos réduit aux frontières de la province gauloise.
Il se trompait et le disait
Il y a le Glucksmann qui avait raison et le Glucksmann à qui il arrivait, avec la même ferveur, et le même sentiment d’être dans le vrai, de se tromper aussi – la grande différence avec d’autres, beaucoup d’autres, c’est qu’il le disait, qu’il allait au bout de son égarement d’un moment et qu’il avait la religion de l’erreur pensée, méditée, retournée : j’ai les minutes de notre conversation, le jour de janvier 2007, où il m’annonça sa décision de soutenir Nicolas Sarkozy ; et j’ai celle de notre autre conversation, quelques années plus tard, quand la cause des Roms et autres hommes de peu le fit changer d’avis.
Il y a le Glucksmann qu’aucun revers, aucune défaite, aucune vérité prétendument révélée par les prétendus experts n’a jamais dissuadé de rester fidèle au même souci du monde : j’ai également sous les yeux le texte magnifique qu’il me confia un jour que nous avions projeté, l’an dernier, de nous rendre ensemble sur la place Maïdan, à Kiev – « Je m’appelle André Glucksmann, on dit que je suis philosophe ; seule la maladie m’empêche d’être parmi vous ; mais je vous ai donné le meilleur de moi, mon fils Raphaël, qui est resté à vos côtés, sur vos barricades, et qui est actuellement chez vous, près de vous, pour vous accompagner sur votre époustouflant chemin vers l’indépendance, la liberté, la démocratie. » Et j’ai ces images de lui, si poignantes, face à Mikhaïl Khodorkovski juste sorti du goulag poutinien : je ne l’ai plus revu depuis longtemps, je le trouve fragile, émacié, allant à petits pas, un peu triste, ne sortant plus guère de chez lui – mais il est beau, toujours très beau et il a, surtout, cette révolte intacte, cette colère froide inentamée contre les nouveaux moscoutaires de la droite européenne et la honte qu’ils nous inspirent.
Il y a le Glucksmann avec qui il m’est arrivé de me quereller – mais ce ne fut jamais, comme disaient nos maîtres, qu’une autre façon de vivre ensemble. Il y a le Glucksmann qui n’avait pas son pareil pour vouer aux gémonies les hommes ou femmes qui ressemblaient, un peu, à celui qu’il avait été et qu’il pensait avoir congédié – mais est-ce si sûr ? Et cette véhémence était-elle autre chose qu’une des voies de sa fidélité à soi ? De toutes ces images, je ne sais laquelle m’émeut le plus. Quand un homme meurt, on ne sait jamais quelle est la part de lui qui s’évapore, telle la part des anges – et quelle est celle qui demeure et fait de lui votre contemporain capital. »

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