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1999-2018

 

LIVRET de FAMILLE

Patrick Modiano

(premières pages)

 

J'observais ma fille, à travers l'écran vitré. Elle dormait, appuyée sur sa joue gauche, la bouche entrouverte. Elle avait à peine deux jours et on ne discernait pas les mouvements de sa respiration.
Je collais mon front à la vitre. Quelques centimètres me séparaient du berceau et je n'aurais pas été étonné s'il s'était balancé dans l'air, en état d'apesanteur. La branche d'un platane caressait la fenêtre avec une régularité d'éventail. Ma fille occupait seule cette pièce blanc et bleu ciel qui portait le nom de « Nursery Caroline Herrick ». L'infirmière avait poussé le berceau juste devant l'écran de verre pour que je puisse la voir.
Elle ne bougeait pas. Sur son minuscule visage flottait une expression de béatitude. La branche continuait d'osciller en silence. J'écrasais mon nez contre la vitre et cela faisait une tache de buée.
Quand l'infirmière reparut, je me redressai aussitôt. Il était près de dix-sept heures et je n'avais plus un instant à perdre si je voulais parvenir à la mairie, avant la fermeture de l'état civil.
Je descendis les escaliers de l'hôpital en feuilletant un petit cahier à couverture de cuir rouge, le : « Livret de Famille ». Ce titre m'inspirait un intérêt respectueux comme celui que j'éprouve pour tous les papiers officiels, diplômes, actes notariés, arbres généalogiques, cadastres, parchemins, pedigrées... Sur les deux premiers feuillets figurait l'extrait de mon acte de mariage, avec mes nom et prénoms, et ceux de ma femme. On avait laissé en blanc les lignes correspondant à : « fils de », pour ne pas entrer dans les méandres de mon état civil. J'ignore en effet où je suis né et quels noms, au juste, portaient mes parents lors de ma naissance. Une feuille de papier bleu marine, pliée en quatre, était agrafées à ce livret de famille: l'acte de mariage de mes parents. Mon père y figurait sous un faux nom parce que le mariage avait eu lieu pendant l'Occupation. On pouvait lire:

ÉTAT FRANÇAIS
Département de la Haute-Savoie Mairie de Megève...
le 24 février mil neuf cent quarante-quatre, à dix-sept heures trente...
devant nous ont comparu publiquement en la Maison commune:
Guy Jaspaard de Jonghe et
Maria Luisa C.

Les futurs conjoints ont déclaré l'un après l'autre vouloir se prendre
pour époux et nous avons prononcé au nom de
la loi qu'ils sont unis par le mariage.

Que faisaient mon père et ma mère en février 1944 à Megève? Je le saurais bientôt – pensais-je. Et ce « de Jonghe » que mon père avait ajouté à son premier nom d'emprunt? De Jonghe. C'était bien là une idée à lui.
J'aperçus l'automobile de Koromindé, garée au bord de l'avenue, à une dizaine de mètres de la sortie de l'hôpital. Il était au volant, plongé dans la lecture d'un magazine. Il leva la tête et me sourit.
Je l'avais rencontré la nuit précédente dans un restaurant au décor basquo-béarnais, situé près de la porte de Bagatelle, l'un de ces endroits où l'on échoue quand il nous est arrivé quelque chose d'important et où l'on n'irait jamais en temps normal. Ma fille était née à vingt et une heures, je l'avais vue avant qu'on l'emmenât dans la nursery, j'avais embrassé sa mère qui s'endormait. Dehors, j'avais marché au hasard, le long des avenues désertes de Neuilly, sous une pluie d'automne. Minuit. J'étais le dernier dîneur de ce restaurant, où un homme dont je ne distinguais que le dos se tenait accoudé au bar. Le téléphone a sonné et le barman a décroché le combiné. Il s'est tourné vers l'homme:
- C'est pour vous, monsieur Koromindé.

Koromindé... Le nom d'un des amis de jeunesse de mon père, qui venait souvent à la maison lorsque j'étais enfant. Il parlait au téléphone et je reconnaissais la voix grave et très douce, le roulement des r. Il a raccroché, je me suis levé et j'ai marché vers lui.
- Jean Koromindé?
- Lui-même.
Il me dévisageait, l'air étonné. Je me suis présenté. Il a poussé une exclamation. Puis, avec
un sourire triste: .
- Vous avez grandi...
- Oui, ai-je répondu après m'être voûté et comme en m'excusant. Je lui ai annoncé que j'étais père, depuis quelques heures. Il était ému et il m'a offert un alcool pour fêter cette naissance.
- Père, c'est quelque chose, hein?
- Oui.
Nous avons quitté ensemble le restaurant, qui s'appelait L'Esperia.
Koromindé m'a proposé de me ramener chez moi en voiture et m'a ouvert la portière d'une vieille Régence noire. Pendant le trajet, nous avons parlé de mon père. Il ne l'avait pas revu depuis vingt ans. Moi-même je n'avais aucune nouvelle de lui depuis dix ans. Nous ignorions l'un et l'autre ce qu'il était devenu. Il se souvenait d'un soir de 1942 où il avait dîné en compagnie de mon père à L'Esperia justement... Et c'était là, dans le même restaurant que ce soir, trente ans plus tard, il apprenait la naissance de « cette petite enfant ))...
- Comme le temps passe...
Il en avait les larmes aux yeux.
- Et. cette petite enfant, je pourrais la connaître?
C'est alors que je lui ai proposé de m'accompagner le lendemain à la mairie pour inscrire ma fille à l'état civil. Il en était enchanté et nous nous fixâmes rendez-vous à cinq heures précises devant l'hôpital.
A la lumière du jour son automobile paraissait encore plus délabrée que la veille. Il fourra le magazine qu'il lisait dans l'une des poches de sa veste et m'ouvrit la portière. Il portait des lunettes à grosses montures et à verres bleuâtres.
- Nous n'avons pas beaucoup de temps, lui dis-je. L'état civil ferme à dix-sept heures trente.
Il consulta sa montre:
- Ne vous inquiétez pas.
Il conduisait lentement, et d'une manière feutrée.
- Vous trouvez que j'ai beaucoup changé, en vingt ans?
Je fermai les yeux pour retrouver l'image que j'avais de lui à cette époque: un homme vif et blond qui se passait sans cesse un index sur les moustaches, parlait par petites phrases saccadées et riait beaucoup. Toujours habillé de costumes clairs. Tel il flottait dans mon souvenir d'enfant.
- J'ai vieilli, non?
C'était vrai. Son visage avait rétréci et sa peau prenait une teinte grise. Il avait perdu sa belle chevelure blonde.
- Pas tellement, ai-je dit.
Il actionnait le changement de vitesse et tournait le volant avec des gestes amples et paresseux. Comme il s'engageait dans une avenue perpendiculaire à celle de l'hôpital, il prit son virage largement et la vieille Régence buta contre le trottoir. Il haussa les épaules.
- Et votre père, je me demande s'il ressemble toujours à Rhett Butler... vous savez... Autant en emporte le vent... .
- Moi aussi, je me le demande.
- Je suis son plus vieil ami... nous nous sommes connus à dix ans, cité d'Hauteville...
Il conduisait au milieu de l'avenue et frôla un camion. Puis il ouvrit d'un geste machinal la radio. Le speaker parlait de la situation économique qui, selon lui, était de plus en plus alarmante. Il prévoyait une crise de la gravité de celle de 1929. J'ai pensé à la chambre blanc et bleu où dormait ma fille et à la branche de platane qui oscillait, en caressant la vitre.
Koromindé s'arrêta à un feu rouge. Il rêvait. Les feux changèrent trois fois de suite et il ne démarrait pas. Il restait impassible derrière ses lunettes teintées. Enfin, il me demanda:
- Et votre fille, elle lui ressemble?
Que lui répondre? Mais peut-être savait-il, lui, ce que faisaient mon père et ma mère à Megève en février 1944 et comment avait été célébré leur étrange mariage. Je ne voulais pas le questionner tout de suite, de peur de le distraire encore plus et de provoquer un accident.
Nous suivions le boulevard d'Inkermann à une allure de procession. Il me désigna sur la droite un immeuble de couleur sable avec des fenêtres hublots et de grands balcons en demi cercle.
- Votre père a habité un mois ici... au dernier étage...
Il y avait même fêté ses vingt-cinq ans, mais Koromindé n'en était pas sûr: tous les immeubles où séjournait mon père, me dit-il, présentaient la même façade. C'était ainsi. Il n'avait pas oublié cette fin d'après-midi de l'été 37 et la terrasse que les derniers rayons du soleil éclairaient de rose orangé. Mon père - paraît-il recevait torse nu sous une robe de chambre. Au milieu de la terrasse, il avait disposé un vieux canapé et des chaises de jardin.
- Et moi, je servais les apéritifs.
Il brûla un feu rouge et évita de justesse une automobile, en traversant le boulevard Bineau, mais cela le laissa indifférent. Il tourna à gauche et s'engagea dans la rue Borghèse. Où menait la rue Borghèse? Je regardai ma montre. Seize heures cinquante et une. L'état civil allait fermer. Une panique me prit. Et si on refusait d'inscrire ma fille sur les registres de la mairie? J'ouvris la boîte à gants, croyant y trouver un plan de Paris et de sa banlieue.
- Vous êtes sûr que vous prenez la bonne direction? demandai-je à Koromindé.
- Je ne crois pas.
Il s'apprêtait à faire demi-tour. Mais non, mieux valait rouler tout droit. Nous rejoignîmes le boulevard Victor-Hugo, puis reprîmes le boulevard d'Inkermann. Maintenant, Koromindé
appuyait à fond sur l'accélérateur. Des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes. Lui aussi consultait sa montre. Il me murmura, d'une voix blanche:
- Mon vieux, je vous jure que nous arriverons à temps.
Il brûla de nouveau un feu rouge. Je fermai les yeux. Il accéléra encore et klaxonna par petits coups brefs. La vieille Régence tremblait. Nous arrivions avenue du Roule. Devant l'église, nous tombâmes en panne.
Nous abandonnâmes la Régence et marchâmes au pas de charge en direction de la mairie, à deux cents mètres plus loin, sur l'avenue. Koromindé boitait un peu et je le précédais. Je me mis à courir: Koromindé aussi, mais il traînait la jambe gauche et bientôt je le distançai d'une bonne longueur. Je me retournai: il agitait le bras en signe de détresse, mais je courais de plus en plus vite. Koromindé, découragé, ralentit son allure. Il s'épongeait le front et les tempes à l'aide d'un mouchoir bleu marine. En escaladant les marches de la mairie, je lui fis de grands gestes. Il parvint à me rejoindre et il était si essoufflé qu'il ne pouvait plus émettre un seul son. Je le pris par le poignet et nous traversâmes le hall où une pancarte indiquait: « Etat civil - 1er étage, porte gauche». Koromindé était livide. Je pensai qu'il allait avoir une défaillance cardiaque et le soutins quand nous montâmes les escaliers. Je poussai la porte de l'état civil d'un coup d'épaule, tandis que des deux mains je maintenais Koromindé debout. Il trébucha et m'entraîna de tout son poids. Nous glissâmes et tombâmes à la renverse au milieu de la pièce, et les préposés à l'état civil nous regardaient, bouche bée, derrière les grilles du guichet.
Je me relevai le premier et me dirigeai en m'éclaircissant la gorge vers le guichet. Koromindé s'affala sur une banquette, au fond de la pièce.
Ils étaient trois: deux femmes en chemisier, la cinquantaine sévère et nerveuse, .les cheveux ardoise coupés courts et qui se ressemblaient comme des jumelles. Un homme grand aux moustaches épaisses et laquées.
- Vous désirez? dit l'une des femmes.
Elle avait un ton à la fois peureux et menaçant. - C'est pour un état civil.
- Vous auriez pu venir plus tôt, dit l'autre femme sans aménité.
L'homme me fixait en plissant les yeux. Notre apparition brutale avait été du plus mauvais effet.
- Dites-leur que nous regrettons très véritablement ce retard, souffla Koromindé du fond de la pièce.
On devinait à ce « très véritablement » que le français n'était pas sa langue maternelle. Il me rejoignit en boitant. L'une des femmes nous glissa une feuille sous le guichet et dit d'une voix perfide:
- Remplissez le questionnaire.
Je fouillai dans mes poches à la recherche d'un stylo, puis me tournai vers Koromindé. Celui-ci me tendit un crayon.
- Pas au crayon, siffla le moustachu.
Ils se tenaient tous les trois debout, derrière la grille, à nous observer en silence.
- Vous n'auriez pas... un stylo? demandai-je.
Le moustachu parut stupéfait. Les deux jumelles croisèrent les bras sur leur poitrine.
- Un stylomine, je vous prie, répéta Koromindé, d'une voix plaintive.
Le moustachu passa un stylo bille de couleur verte à travers le grillage. Koromindé le remercia. Les deux jumelles gardaient les bras croisés, en signe de désapprobation.
Koromindé me tendit le stylo bille et je commençai à remplir le questionnaire à l'aide des indications du « Livret de Famille ». Je voulais que ma fille s'appelât Zénaïde, peut-être en
souvenir d'une Zénaïde Rachewski, belle femme qui avait ébloui mon enfance. Koromindé s'était levé et il jetait un œil par-dessus mon épaule pour superviser ce que j'écrivais.
Lorsque j'eus fini, Korominde prit la feuille et la lut, les sourcils froncés. Puis il la tendit à l'une des jumelles.
- Ce n'est pas dans le calendrier français, dit-elle en pointant son index sur le prénom « Zénaïde » que j'avais calligraphié en énormes lettres majuscules.
- Et alors, madame? demanda Koromindé, d'une voix altérée.
- Vous ne pouvez pas donner ce prénom.
L'autre jumelle avait rapproché sa tête de celle de sa sœur et leurs fronts se touchaient. J'étais effondré.
- Alors, que faire, madame? demanda Koromindé.
Elle avait décroché le téléphone et composé un numéro à deux chiffres.
Elle demandait si le prénom « Zénaïde » figurait « sur la liste ». La réponse était: NON.
- Vous ne pouvez pas donner ce prénom. Je vacillai, la gorge serrée. ,
Le moustachu s'approcha à son tour et prit le formulaire.
- Mais si, mademoiselle, chuchota Koromindé, comme s'il dévoilait un secret. Nous pouvons donner ce prénom.
Et il leva la main, très lentement, en signe de bénédiction.
- C'était le prénom de sa marraine
Le moustachu se pencha et appuya son front de bélier contre les grillages.
- Dans ce cas, messieurs, il s'agit d'un problème particulier, et la chose est tout à fait différente.
Il avait une voix onctueuse qui ne correspondait pas du tout à son physique.
- Certains prénoms se transmettent dans les familles, et si curieux fussent-ils, nous n'avons rien à dire. Absolument rien.
Il moulait ses phrases et chaque mot sortait de sa bouche imprégné de vaseline.
- Va pour Zénaïde"
- Merci, monsieur. Merci!
Il eut un geste excédé en direction des deux jumelles et fit la pirouette comme un danseur avant de disparaÎtre. On entendit quelqu'un taper à la machine dans la pièce du fond. Koromindé et moi, nous ne savions pas très bien si nous devions attendre. Les deux jumelles triaient une pile de papiers en conversant à voix très basse.
- Beaucoup de naissances, aujourd'hui, mesdames? Ça marche? demanda Koromindé, comme s'il voulait se rappeler à leur souvenir.
Elles ne répondirent pas. J'allumai une cigarette, présentai le paquet à Koromindé, puis aux deux femmes.
- Une cigarette, mesdames?
Mais elles feignirent de n'avoir pas entendu. Enfin, le moustachu passa la tête dans l'embrasure d'une porte latérale et nous dit:
- Par ici, messieurs.
Nous nous retrouvâmes de l'autre côté du grillage, là où officiaient les deux jumelles et le moustachu. Celui-ci nous fit signe d'entrer dans la salle du fond. Les deux jumelles continuaient de brasser mécaniquement leurs piles de feuillets.
Une petite pièce en coin dont les deux fenêtres donnaient sur une rue. Des murs vides, couleur havane. Un bureau de bois sombre à nombreux tiroirs et au milieu duquel était ouvert un registre.
- Messieurs, si vous voulez relire et signer.
Le texte, tapé à la machine, sans une seule faute de frappe, précisait qu'une enfant de sexe féminin, nommée Zénaïde, était née à neuf heures du soir, le 22 octobre, de cette année... Une dizaine de lignes auxquelles avait été réservée une page entière du registre. Et les mêmes indications sur la page suivante.
- Le double, messieurs.
Cette fois, il me tendait un stylo massif, à capuchon d'or.
- Vous avez relu? Pas d'erreurs? Demanda t-il.
- Pas d'erreurs, répondis-je.
- Pas d'erreurs, dit Koromindé en écho.
Je pris le stylographe et lentement, d'une grande écriture saccadée, je traçai, au bas des deux pages, mes nom et prénoms.
Ce fut au tour de Koromindé. Il ôta ses lunettes teintées. Un sparadrap maintenait ouverte la paupière de son œil droit et lui donnait un air de boxeur égaré. Il signa d'une plume encore plus tremblante que la mienne: Jean Koromindé.
- Vous êtes un ami de la famille? demanda le moustachu.
- Un ami du grand-père.
Un jour, dans vingt ans, si elle avait la curiosité de consulter ce registre - mais pourquoi l'aurait-elle? -, à la vue de cette signature, Zénaïde se demanderait qui était ce Jean Koromindé.
- Voilà, tout est bien qui finit bien, déclara gentiment le moustachu.
Il me considérait avec un regard très doux, presque paternel, et qui me sembla même légèrement embué. Il nous tendit une main timide que nous serrâmes chacun à notre tour. Et je compris alors pourquoi il portait cette moustache. Sans elle, ses. traits se seraient affaissés et il aurait certainement perdu l'autorité si nécessaire aux fonctionnaires de l'état civil.
Il ouvrit une porte.
- Vous pouvez descendre par cet escalier, nous dit-il, d'une voix complice, comme s'il nous indiquait un passage secret. Au revoir, messieurs. Et bonne chance. Bonne chance...
Sur le perron de la mairie, nous étions tout drôles. Voilà, nous avions rempli une formalité
importante, et cela s'était passé simplement. Le soir tombait. Il fallait remettre la Régence en marche. Nous nous adressâmes à un garagiste qui découvrit que l'automobile avait besoin d'une réparation sérieuse. Koromindé viendrait la chercher le lendemain. Nous décidâmes de regagner Paris à pied.
Nous suivions l'avenue du Roule. Koromindé ne traînait plus la jambe et marchait d'un pas vif. Je ne pouvais m'empêcher de penser au grand registre ouvert sur le bureau. Ainsi, c'était cela, un registre d'état civil. Nous pensions à la même chose puisque Koromindé me dit:
- Vous avez vu? C'est drôle, un registre d'état civil? Hein?
Et lui? avait-il été enregistré à un état civil quelconque? Quelle était sa nationalité d'origine? Belge? Allemand? Balte? Plutôt Russe, je crois. Et mon père, avant qu'il ne s'appelât « Jaspaard » et qu'il n'eut ajouté « de Jonghe» à ce nom';) Et ma mère? Et tous les autres? Et moi? Il devait se trouver quelque part des registres aux feuilles jaunies, où nos noms et nos prénoms et nos dates de naissance, et les noms et prénoms de nos parents, étaient inscrits à la plume, d'une
é criture aux jambages compliqués. Mais où se trouvaient ces registres?
Koromindé, à côté de moi, sifflotait. La poche de son pardessus était déformée par la revue qu'il lisait dans sa voiture et dont j'apercevais le titre en caractères rouges: Le Haut-Parleur. De nouveau, j'eus envie de lui demander ce que faisaient mon père et ma mère à Megève en février 1944. Mais le savait-il? Après trente ans, les souvenirs... Nous étions arrivés au bout de l'avenue du Roule. Il faisait nuit et les feuilles mortes que la pluie avait imprégnées de boue collaient aux talons. Koromindé frottait de temps en temps les semelles de ses chaussures contre la bordure du trottoir. Je guettais le passage des autos, à la recherche d'un taxi vide. Mais non, après tout, autant continuer à pied.
Nous nous engagions avenue de la Porte-desTernes dans ce quartier que l'on avait éventré pour construire le périphérique. Une zone comprise entre Maillot et Champerret, bouleversée, méconnaissable, comme après un bombardement.
- Un jour, je suis venu par ici avec votre père, me dit Koromindé.
- Ah bon?
Oui, mon père l'avait emmené en automobile par ici. Il cherchait un garagiste qui lui procurerait une pièce de rechange pour sa Ford. Il ne se souvenait plus de l'adresse exacte et longtemps Koromindé et lui avaient sillonné ce quartier, aujourd'hui complètement détruit. Rues bordées d'arbres dont les feuillages formaient des voûtes.
De chaque côté, des garages et des hangars qui paraissaient abandonnés. Et la douce odeur de l'essence. Enfin, ils s'étaient arrêtés devant un établissement, fournisseur de « matériel américain ». L'avenue de la Porte-de-Villiers ressemblait au mail d'une toute petite ville du Sud-ouest, avec ses quatre rangées de platanes. Ils s'assirent sur un banc en attendant que le garagiste eut terminé la réparation. Un chien-loup était allongé en bordure du trottoir et dormait. Des enfants se poursuivaient au milieu de l'avenue déserte, parmi les flaques de soleil. C'était un samedi après-midi d'août, juste après la guerre. Ils ne parlaient pas. Mon père - parait-il- était d'humeur mélancolique. Koromindé, lui, comprenait que leur jeunesse était finie.
Nous arrivions avenue des Ternes et Koromindé recommençait à boiter. Je lui pris le bras. Les lampadaires s'allumaient boulevard Gouvion-Saint-Cyr. C'était l'heure des longues files de voitures, de la foule, des bousculades, mais rien de tout cela ne pénétrait dans la nursery. Je revis le balancement serein de la branche contre la vitre.
En somme, nous venions de participer au début de quelque chose. Cette petite fille serait un peu notre déléguée dans l'avenir. Et elle avait obtenu du premier coup le bien mystérieux qui s'était toujours dérobé devant nous: un état civil.

© Gallimard, 1977

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