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1999-2018

 

ACCIDENT NOCTURNE

Patrick Modiano

(premières pages)

 

Tard dans la nuit, à une date lointaine où j'étais sur le point d'atteindre l'âge de la majorité, je traversais la place des Pyramides vers la Concorde quand une voiture a surgi de l'ombre. J'ai d'abord cru qu'elle m'avait frôlé, puis j'ai éprouvé une douleur vive de la cheville au genou. J'étais tombé sur le trottoir. Mais j'ai réussi à me relever. La voiture avait fait une embardée et elle avait buté contre l'une des arcades de la place dans un bruit de verre brisé. La portière s'est ouverte et une femme est sortie en titubant. Quelqu'un qui se trouvait devant l'entrée de l'hôtel, sous les arcades, nous a guidés dans le hall. Nous attendions, la femme et moi, sur un canapé de cuir rouge tandis qu'il téléphonait au comptoir de la réception. Elle s'était blessée au creux de la joue, sur la pommette et le front, et elle saignait. Un brun massif aux cheveux très courts est entré dans le hall et il a marché vers nous.
Dehors, ils entouraient la voiture dont les portières étaient ouvertes et l'un d'eux prenait des notes comme pour un procès-verbal. Au moment ou nous montions dans le car de police secours, je me suis rendu compte que je n'avais plus de chaussure au pied gauche. La femme et moi, nous étions assis, côte à côte, sur la banquette de bois. Le brun massif occupait l'autre banquette en face de nous. Il fumait et nous jetait de temps en temps un regard froid. Par la vitre grillagée, j'ai vu que nous suivions le quai des Tuileries. On ne m'avait pas laissé le temps de récupérer ma chaussure et j'ai pensé qu'elle resterait là, toute la nuit, au milieu du trottoir. Je ne savais plus très bien s'il s'agissait d'une chaussure ou d'un animal que je venais d'abandonner, ce chien de mon enfance qu'une voiture avait écrasé quand j'habitais aux environs de Paris, une rue du Docteur-Kurzenne. Tout se brouillait dans ma tête. Je m'étais peut-être blessé au crâne, en tombant. Je me suis tourné vers la femme. J'étais étonné qu'elle porte un manteau de fourrure.
Je me suis souvenu que nous étions en hiver. D'ailleurs, l'homme, en face de nous, était lui aussi vêtu d'un manteau et moi de l'une de ces vieilles canadiennes que l'on trouvait au marché aux puces. Son manteau de fourrure, elle ne l'avait certainement pas acheté aux puces. Un vison? Une zibeline? Son apparence était très soignée, ce qui contrastait avec les blessures de son visage. Sur ma canadienne, un peu plus haut que les poches, j'ai remarqué des taches de sang. J'avais une grande éraflure a la paume de la main gauche, et les taches de sang sur le tissu, ça devait venir de là. Elle se tenait droite mais la tête penchée, comme si elle fixait du regard quelque chose sur le sol. Peut-être mon pied sans chaussure. Elle portait les cheveux mi-longs et elle m'avait semblé blonde dans la lumière du hall.
Le car de police s'était arrêté au feu rouge, sur le quai, à la hauteur de Saint-Germain-l’Auxerrois. L'homme continuait de nous observer, l'un après l'autre, en silence, de son regard froid. Je finissais par me sentir coupable de quelque chose.
Le feu ne passait pas au vert. Il y avait encore de la lumière dans le café, au coin du quai et de la place Saint-Germain-l'Auxerrois où mon père m'avait souvent donné rendez-vous. C'était le moment de s'enfuir. Il suffisait peut-être de demander à ce type, sur la banquette, de nous laisser partir. Mais je me sentais incapable de prononcer la moindre parole. Il a toussé, une toux grasse de fumeur, et j'étais étonné d'entendre un son. Depuis l'accident, un silence profond régnait autour de moi, comme si j'avais perdu l'ouïe. Nous suivions le quai. Au moment où le car de police s'engageait sur le pont, j'ai senti sa main me serrer le poignet. Elle me souriait, comme si elle voulait me rassurer, mais je n'éprouvais aucune crainte. Il me semblait même que nous nous étions déjà trouvés elle et moi ensemble dans d'autres circonstances, et qu'elle avait toujours ce sourire. Où l'avais-je déjà vue ? Elle me rappelait quelqu'un que j'avais connu il y a longtemps. L'homme, en face de nous, s'était endormi et sa tête avait basculé sur sa poitrine. Elle me serrait très fort le poignet et tout à l'heure, à la sortie du car, on nous attacherait l'un à l'autre par des menottes.
Après le pont, le car a franchi un porche et s'est arrêté dans la cour des urgences de l'Hôtel-Dieu. Nous étions assis dans la salle d'attente, toujours en compagnie de cet homme dont je me demandais quel était le rôle exact. Un policier chargé de nous surveiller? Pourquoi? J'aurais voulu lui poser la question, mais je savais d'avance qu'il ne m'entendrait pas. Désormais, j'avais une VOIX BLANCHE. Ces deux mots m'étaient venus à l'esprit, dans la lumière trop crue de la salle d'attente. Nous étions assis, elle et moi, sur une banquette en face du bureau de la réception. Il est allé parler à l'une des femmes qui occupaient ce bureau. Je me tenais tout près d'elle, je sentais son épaule contre la mienne. Lui, il a repris sa place à distance de nous, au bord de la banquette. Un homme roux, les pieds nus, vêtu d'un blouson de cuir et d'un pantalon de pyjama ne cessait de marcher dans la salle d'attente, en apostrophant les femmes du bureau. Il leur reprochait de se désintéresser de lui. Il passait régulièrement devant nous et il cherchait mon regard. Mais moi j'évitais le sien parce que je craignais qu'il ne me parle. L'une des femmes de la réception s'est dirigée vers lui et l'a poussé doucement vers la sortie. Il est revenu dans la salle d'attente, et cette fois-ci il lançait de longues plaintes, comme un chien qui hurle à la mort. De temps en temps, un homme ou une femme, accompagnés de gardiens de la paix, traversaient rapidement la salle et s'engouffraient dans un couloir en face de nous. Je me demandais vers quoi il pouvait bien mener, ce couloir, et si nous deux, à notre tour, on nous y pousserait tout à l'heure. Deux femmes ont traversé la salle d'attente, entourées de plusieurs agents de police. J'ai compris qu'elles venaient de sortir d'un panier à salade, peut-être le même que celui qui nous avait déposés ici. Elles portaient des manteaux de fourrure, aussi élégants que celui de ma voisine, et elles avaient le même aspect très soigné. Pas de blessures au visage. Mais, chacune, des menottes aux poignets.
Le brun massif nous a fait signe de nous lever et il nous a guidés vers le fond de la salle. J'étais gêné de marcher avec une seule chaussure et je me suis dit qu'il vaudrait mieux enlever l'autre. Je sentais une douleur assez vive à la cheville du pied qui ne portait pas de chaussure.
Une infirmière nous a précédés dans une petite pièce où il y avait deux lits de camp. Nous nous sommes allongés sur ces lits. Un homme jeune est entré. Il était vêtu d'une blouse blanche et portait un collier de barbe. Il consultait une fiche et lui a demandé son nom. Elle a répondu: Jacqueline Beausergent. Il m'a demandé mon nom, à moi aussi. Il a examiné mon pied sans chaussure, puis la jambe en relevant le pantalon jusqu'au genou. Elle, l'infirmière l'a aidée à quitter son manteau et lui a nettoyé, avec du coton, les blessures qu'elle avait au visage. Puis ils sont partis en laissant une veilleuse allumée. La porte était grande ouverte et, dans la lumière du corridor, l'autre faisait les cent pas. Il reparaissait dans l'encadrement de la porte avec une régularité de métronome. Elle était allongée à côté de moi, le manteau de fourrure sur elle, comme une couverture. Il n'y aurait pas eu la place pour une table de nuit, entre les deux lits. Elle a tendu le bras vers moi et elle m'a serré le poignet. J'ai pensé aux menottes que portaient les deux femmes tout à l'heure et, de nouveau, je me suis dit qu'ils finiraient par nous en mettre à nous aussi.
Dans le corridor, il a cessé de faire les cent pas. Il parlait à voix basse avec l'infirmière. Celle-ci est entrée dans la chambre suivie du jeune homme au collier de barbe. Ils ont allumé la lumière. Ils se tenaient debout, à mon chevet. Je me suis tourné vers elle et, sous le manteau de fourrure, elle a eu un haussement d'épaules, comme si elle voulait me signifier que nous étions pris au piège et que nous ne pouvions plus nous échapper. Le brun massif demeurait immobile, les jambes légèrement écartées, les bras croisés, dans l'encadrement de la porte. Il ne nous quittait pas du regard. Sans doute se préparait-il à nous barrer le passage au cas ou nous aurions tenté de sortir de cette chambre. Elle m'a souri, de nouveau, de ce sourire un peu ironique qu'elle avait eu, tout à l'heure, dans le panier à salade. Je ne sais pas pourquoi, ce sourire m'a inquiété. Le type au collier de barbe et à la blouse blanche se penchait vers moi et, aidé par l'infirmière, il m'appliquait sur le nez une sorte de grosse muselière noire. J'ai senti l'odeur de l'éther avant de perdre connaissance.

© Gallimard, 2003

 

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