Introduction
Le texte qui suit est un exposé très résumé de
la façon dont ma famille française d'origine juive
a vécu l'occupation allemande, a été arrêtée
puis déportée : des quatre déportés,
je suis rentré seul. Ce texte me sert de guide pour les
exposés que je fais dans les lycées et collèges
(61 classes en 1998-1999) : sans ce texte, je risquerais de m'étendre
pendant 5 heures et plus.
Ces
interventions dans les classes n'ont pas pour but de me faire
plaindre : ceux qui sont à plaindre sont ceux qui sont morts
: 97 % des déportés "juifs" de France.
Je ne veux pas non plus me faire passer pour le héros qui
est rentré : tous les survivants ont surtout eu de la chance.
Mon but est d'illustrer par des faits vécus le cours d'histoire
et aussi, et même surtout, d'armer les jeunes contre le fascisme
et tous les racismes qu'ils soient anti-juif, anti-arabe ou contre
les noirs etc. Ce que nous avons vécu montre à quoi
ces idées peuvent mener. Je fais ce que je peux pour que ça
ne recommence jamais.
Mon
exposé est illustré d'images tirées de "l'Album
d'Auschwitz" (Le seuil, éditeur) et de photos aériennes
prise par l'U.S. Air Force au dessus du camp de Auschwitz-Birkenau
et des chambres à gaz. Ces photos sont en vente au Musée
National de l'Holocauste à Washington D.C., U.S.A. Comme
nous n'avons probablement pas le droit de reproduire ces images
sur Internet, elles n'apparaissent pas ici.
Le
texte seul s'il est lu posément prend 45 minutes. Mais,
avec les commentaires des images et, surtout, les questions des élèves
et les réponses qui leur sont faites, il faut environ 2
heures en tout.
***
Mon grand-père Alter Steinberg vivait avec sa famille
dans un village ukrainien nommé Mezeritchi que j'ai visité en
voiture en 1990. C'est un tout petit village de la grande plaine
de l'Europe du Nord, situé entre Lwow et Kiev. Il y a
plus d'un siècle, il y avait là-bas une forte communauté juive
et un centre de culture ; il y avait aussi une synagogue (dont
il ne reste que quelques ruines) et un cimetière qui sert
maintenant de pâture et où ne restent que quelques
fragments de pierres tombales portant des caractères hébreux.
Il reste trois familles d'origine juive à Mezeritchi. Steinberg
est un nom allemand, très probablement celui
d'un village que j'ai traversé entre Ratisbonne et Prague.
Comme les juifs étaient pourchassés de ci de là et
n'étaient pas inscrits à l'état-civil tenu
par l'église locale, ils changeaient facilement de nom et
prenaient celui du village où ils vivaient. En France, il
y a des gens issus de familles juives expulsées d'Espagne
en 1492 qui s'appellent Avignon ou Monteux. Je ne sais donc rien
des antécédents du grand-père.
Mon
grand-père a été chassé de son
village par la misère et les pogromes : des voleurs qui
haïssaient les juifs parcouraient les campagnes pour voler
ce qu'ils pouvaient trouver dans les villages juifs qui étaient
très pauvres mais réputés riches ; s'ils ne
pouvaient obtenir ce qu'ils voulaient, ils tuaient les gens et
brûlaient leurs maisons. Alter Steinberg est arrivé à Paris
en 1884, à 20 ans et il est devenu ouvrier cordonnier rue
Caulaincourt ; il a épousé une juive turque née à Jérusalem
alors incluse dans l'Empire Ottoman. Ils se sont faits naturaliser
et ils ont eu 9 enfants dont 3 garçons ont été tués à la
guerre de 1914-1918.
Les
parents de ma mère s'appelaient Israël et Lévy.
Ils étaient Français alsaciens et ils ont quitté l'Alsace
quand elle a été annexée par les Allemands
en 1870. Ils se sont installés à Reims qu'ils ont
quitté pour Paris à l'arrivée des Allemands
en 1914.
Mon
père avait été très profondément
marqué par la guerre de 1914-1918 dans les tranchées
de Verdun où il avait beaucoup souffert. Il en était
devenu "pacifiste intégral" considérant
que rien ne valait de revoir un tel carnage. Beaucoup de Français
pensaient comme lui et je crains que cela n'ait été une
des causes de la défaite de 1940 et de la mort de mon père
par la suite.
Ma
mère a été une de premières françaises
titulaires du baccalauréat en 1914. A cette époque,
seuls les garçons passaient cet examen. Je lui dois une
reconnaissance éternelle car elle m'a appris à travailler
en classe.
Mes
parents ont eu 3 enfants, Jean-Louis en 1922, Claude en 1925
et Michel en 1935. Je suis donc né dans une famille où certains
de mes grands-parents ou de mes arrière grands-parents étaient
de religion israélite. Mes parents étaient athées
et je le suis aussi comme mon frère Michel, nos compagnes
et nos enfants.
Trois
mois seulement après l'armistice, les nazis ont défini
le Juif dont ils voulaient se débarrasser. Les Allemands
par la religion qui définirait la race ; les vichyssois
par la seule race. Mais on n'arrivait pas à définir
qui était de race juive, ce qui se comprend puisque les
groupes humains ont beaucoup plus de caractéristiques communes
que les hommes qui les composent. Et Vichy a fini par adopter la
religion comme critère comme ses maîtres allemands.
Et comme la religion définissait ainsi la race, laquelle
se serait transmise par filiation, on pouvait être étiqueté comme
Juif si on avait quelques ancêtres même lointains qui
avaient été inscrits dans une synagogue. C'est ainsi
que l'on va assassiner des dizaines de milliers d'habitants de
notre pays (et des millions en Europe) sous le seul prétexte
que leurs ancêtres avaient une religion donnée.
Le
processus, mis au point par les Allemands était le suivant
: on marque les gens, on les dépouille de leurs moyens d'existence,
on les arrête et on les déporte dans des centres spéciaux
où on les tue industriellement. De 1940 à 1944, la
législation anti-juive contient 165 textes de Vichy et 20
ordonnances allemandes.
Il
a d'abord fallu aux Juifs s'inscrire dans les commissariats et
faire tamponner leurs cartes d'identité d'un
grand J. Ensuite
on les a privés de leurs moyens d'existence : toutes
les entreprises, même les plus modestes échoppes,
ont été placées sous administration "aryenne" c'est-à-dire
non juive ; certaines professions ont été interdites
par numerus clausus : pas plus de 3% de médecins, de dentistes
ou de sages-femmes et plus du tout d'enseignants juifs. D'aillleurs
tous les fonctionnaires déclarés juifs ont été mis à la
retraite anticipée. Pas de Juifs dans les entreprises de
spectacle et, de façon générale, pas de Juifs
en contact avec le public, même comme vendeur.
Des
dizaines de milliers de familles ont ainsi été réduites à la
mendicité. Beaucoup n'ont survécu que grâce à la
solidarité entre familles "juives" ou à l'aide
de familles françaises non juives. Et,
ensuite, on leur a interdit de déménager : les
nazis voulaient garder les Juifs sous la main ; et puis on leur
a interdit d'aller au cinéma, au théâtre, d'utiliser
les cabines téléphoniques.
Et
même certains squares ont été interdits
aux enfants juifs. En 1942, les nazis ont imposé un couvre-feu
de 20 heures à 06 30 du matin et le port de l'étoile
jaune marquée "Juif" ; je dois dire que nous ne
l'avons jamais portée sauf pour des démarches administratives.
Et,
enfin, on a limité les heures où les mères
de familles juives pouvaient faire leurs achats de nourritures
non rationnées (quelques fruits et légumes) : de
3 à 4 heures de l'après-midi seulement, alors qu'il
ne restait plus rien dans les boutiques qui étaient prises
d'assaut dès 6 heures du matin!
Il
restait aux familles le choix entre deux "solutions" :
des centaines d'entre elles se sont jetées dans les rivières
; les autres ont vécu dans l'illégalité avec
la peur au ventre. Après avoir ainsi exclu les Juifs de la société,
les nazis se sont mis en devoir de s'en débarrasser. Et
les rafles ont commencé ; d'abord parmi les Juifs étrangers
: 13000 dont 4000 enfants, arrêtés par la police française,
parqués au Vélodrome d'Hiver puis déportés.
Et bien d'autres rafles ont suivi presque toutes effectuées
par la police française. On vivait avec la peur au ventre,
la peur des arrestations et des contrôles d'identité dans
le métro. Les rumeurs de rafles se gonflaient et se dégonflaient.
Quelquefois notre famille se dispersait chez des amis non juifs
qui ne nous ont jamais manqué alors qu'ils prenaient de
très gros risques. Mais ces séjours ne pouvaient être
que de très courte durée à cause du rationnement
et des concierges souvent contrôlées par la police.
Depuis
l'âge de 15 ans, j'avais voulu faire de la recherche
scientifique. En 1941 j'ai échoué aux concours d'entrée
aux grandes écoles. Mais même reçu, les lois
raciales m'auraient interdit d'y entrer, aussi optai-je pour une
licence de sciences en Sorbonne. Je n'ai pu m'y inscrire qu'en
prouvant que mon père était né en France, était
ancien combattant et décoré.
La
même année, indigné par le sort qui nous était
fait, j'étais prêt à entrer dans la résistance.
J'ai été contacté par un communiste et j'ai
adhéré au Parti Communiste pour résister à l'occupant.
Alors, militant d'un Parti interdit, j'ai transporté et
distribué des tracts appelant à la résistance
; j'en ai lancé dans les cinémas. J'ai aussi distribué des
tracts en allemand, c'était le "travail allemand",
dirigé vers les soldats allemands ; j'ai transporté quelques
armes et recruté des jeunes dans les organisations légales
comme les Auberges de la Jeunesse.
Toutes
ces activités étaient parfaitement illégales
et je risquais ma peau tous les jours ; car être pris avec
du "matériel" communiste était puni de
mort. Je n'ai réalisé ce risque que bien plus tard.
Nous étions formés en triangles et ne connaissions
que quatre camarades. Eux seuls auraient pu, sous la torture de
la Gestapo ou de la Police française, dire ce qu'ils savaient
de mon activité. Ma famille ignorait évidemment tout
et je ne ramenais jamais rien de compromettant à la maison.
1943
a marqué un tournant de la guerre : il y a eu la victoire
de Stalingrad et l'invasion alliée de l'Italie. Et, enfin,
le 6 juin 1944 le grand débarquement tant attendu. Nous
avons tous pensé "c'est fini". Mais la machine à broyer
les hommes de Eichmann tournait toujours. 8 jours plus tard nous étions
arrêtés chez nous. Comme on parlait souvent de "camps
de travail à l'Est", nous avons préparé de
gros bagages en prévision du froid. Un bus des transports
publics nous a emmenés à Drancy. Sur la plate-forme
il y avait des policiers français et un ou deux soldats
allemands.
À Drancy,
les administratifs juifs qui nous enregistraient ont vu que le
livret de famille portait les noms de 3 enfants.
Ils n'en voyaient que deux devant eux : Michel était en
vacances dans une ferme normande que j'avais trouvée par
hasard. Ils nous ont alors gentiment proposé de "réunir
la famille" comme ils disaient. Alors j'ai un peu brutalisé ma
pauvre mère qui était hébétée
et qui adorait ses enfants : elle m'a regardé stupéfaite
et je lui ai dit : maman tu ne vas tout de même pas leur
donner l'adressede Michel ! Elle ne l'a pas donnée et les
bureaucrates n'ont pas insisté. Et c'est ainsi que le petit
dernier a été sauvé. Un an plus tôt,
avant le débarquement, les SS auraient obtenu cette adresse
par la menace ou même par la torture.
Le
camp de Drancy était une porcherie innommable.
Le
30 juin 1944 des policiers allemands et français nous
ont chargés dans le convoi No 76, à raison de 100
personnes par wagon dit "40 hommes ou 8 chevaux", aux
fenêtres barricadées. Il y avait un seau d'eau à un
bout du wagon et à l'autre une tinette qui devait servir
de WC et a bientôt débordé. Il faisait une
chaleur infernale, la puanteur était effroyable, les gens
se soulageaient sous eux et l'air manquait. Le voyage a duré 5
jours debout : pas moyen de s'allonger. Les enfants ont commencé à pleurer,
puis à mourir de soif et les vieux d'épuisement.
Quand le train s'arrêtait dans une gare allemande, les femmes
hurlaient "Wasser, Wasser" mais nulle part on ne nous
a donné d'eau.
À la fin du voyage, l'ouverture des portes a été un
soulagement : on a vu le ciel bleu et on pouvait enfin respirer.
Mais qu'est-ce que nous avons vu d'autre ? de hautes barrières
de barbelés électrifiés et des hommes squelettiques
en pyjamas rayés qui erraient comme dans une grande cage.
C'était le camp de Auschwitz-Birkenau.
Nous
avons été chassés des wagons à coups
de trique par des SS ; ils nous ont hurlé de laisser les
bagages et les morts derrière nous ; puis mis en colonnes
par 5, les hommes d'un côté et les femmes de l'autre.
Nous n'avions ni mangé, ni bu, ni dormi pendant plus de
4 jours et nous étions hagards et comme dans un état
second.
Après des heures d'attente, un SS nous a fait avancer un
par un et d'un geste nous a envoyés soit à gauche,
soit à droite. C'était la sélection : la vie à gauche,
la mort à droite. Mon père, Claude et moi avons été jugés
bons pour le travail forcé.
C'est
là que nous avons vu ma mère pour la dernière
fois. Il y a eu une sélection aussi chez les femmes mais
le nom de ma mère ne figure sur aucun des registres d'entrée
du camp pourtant très bien tenus ; mais on n'y inscrivait
que ceux qui allaient au travail forcé. Elle a donc été gazée
immédiatement. Elle n'avait que 47 ans. C'était une
femme remarquable. Elle me manque encore souvent aujourd'hui.
Les
premiers déportés auxquels nous avons eu affaire
ont été les coiffeurs qui nous ont rasés des
pieds à la tête. Nous leur avons demandé où étaient
les autres, ceux qui avaient été envoyés à droite.
Alors, avec un demi-sourire, ils nous ont dit : "ils sont
déjà passés par la cheminée".
Et nous ne l'avons pas cru. Pour des gens qui venaient d'un pays
civilisé, il n'était pas croyable qu'en 2 ou 3 heures
des centaines de gens aient été assassinés
et leurs corps réduits en fumée.
À la
nuit tombée les SS nous ont lancés sur
la route, leurs chiens à nos trousses, pour rejoindre un
autre camp : Auschwitz III ou BUNA. Le
lendemain, douche froide et puis tatouage. C'est ainsi que je porte
le No A 16 878 sur mon avant-bras gauche. Ensuite
nous avons été répartis en kommandos
de travail et mon père, Claude et moi nous nous sommes perdus
de vue.
À partir de ce moment il nous a fallu apprendre à vivre
dans un monde d'une brutalité incroyable où aucune
de nos valeurs n'avait plus cours. Des tas de gens y avaient droit
de vie et de mort sur nous qui n'étions plus que des numéros.
Nous recevions des ordres dans une langue inconnue ; nous n'avions
plus rien de personnel, ni nom, ni même une cuillère
pour éviter de laper la soupe dans la gamelle comme un chien.
Tout s'achetait avec des rations de pain.
Il
y avait des centaines de gardes SS, mais le camp était
en fait dirigé par les "verts" qui portaient un
triangle vert sur la poitrine à côté de leur
numéro matricule. C'étaient des criminels allemands
de droit commun, des assassins et des bandits condamnés à des
années de camp. Ils étaient "kapos" de
kommandos de travail et chefs de "blocks" d'habitation.
Ils faisaient du zèle vis-à-vis des SS et sur notre
dos pour rester des privilégiés : ils trafiquaient
de tout ; ils volaient des dizaines de nos rations avec lesquelles
ils entretenaient une clientèle de gens qui faisaient aussi
du zèle sur notre dos. Ils trafiquaient aussi avec les SS
des biens trouvés dans les bagages des déportés.
Il y avait aussi dans le camps des "politiques" allemands
au triangle rouge : des militants antinazis dont certains avaient
10 ans de camp derrière eux. Ils étaient restés
des hommes. En bas de la hiérarchie, il y avait la lie de
la terre : les Juifs considérés par les "chefs" comme
moins que des rats ou des insectes nuisibles : à l'appel
les SS demandaient au Kapo combien de déportés il
y avait dans son kommando de travail :"wieviel stucken ? " ou "combien
de pièces ?".
Nous
couchions dans des blocks numérotés, de grands
bâtiments de bois conçus pour être des écuries.
Ils étaient très mal chauffés par un poêle à bois.
Chaque block abritait plusieurs centaines d'hommes qui couchaient
dans des châlits à 3 étages, de moins de 60
cm de large. Quelquefois, on devait partager son lit avec 1 ou
2 autres déportés dont beaucoup se laissaient aller,
ne se lavaient pas et puaient. La
journée commençait à 4 heures en été et à 5
heures en hiver. On avait une demi-heure pour faire le lit au carré (une
paillasse et une couverture), se laver dehors avec de l'eau froide
quand il y en avait (en hiver, en Pologne, il fait -20 et tout
gèle), sans savon ni serviette, prendre le petit déjeuner
: un bol d'ersatz de faux café et 200 à 250 grammes
de pain à la sciure et au cumin, la ration de la journée. Les
latrines étaient seulement abritées sous un
toit et formées d'une longue planche percée de trous
de 30 cm de diamètre, ou d'une planche étroite de
5 à 6 cm de large. Le tout surplombait une fosse puante.
Ensuite,
on allait à l'appel, rangés par 5, groupés
en équipes ( kommandos) de travail. Le comptage était
méticuleux ; pas un seul des 15 000 hommes ne devait manquer à l'appel.
Les chefs de blocks comptaient et recomptaient ; les SS vérifiaient
en recomptant. L'appel pouvait durer des heures, même en
hiver. Et, tous les jours, des hommes tombaient, morts d'épuisement. L'appel
terminé, les hommes se regroupaient par kommandos
de travail qui s'ébranlaient, toujours en rangs par 5, vers
la porte du camp en passant devant un orchestre de musiciens déportés
qui jouait des marches entraînantes. À midi,
le déjeuner comportait une gamelle de soupe
amenée dans des marmites, de consistance, de goût
et de valeur nutritive très variables ; quelquefois, de
l'eau à peine teintée. Le
soir, on rentrait, toujours en colonnes par 5, épuisés
et portant les morts de la journée. Il y avait un autre
appel qui durait encore des heures, quelquefois suivi par une séance
de punition publique, devant tout le camp rassemblé sur
la place d'appel. J'ai vu mourir des hommes sous les coups de fouet
; j'en ai vu pendre d'autres dont l'un cria "Vive Staline,
vive l'Armée Rouge" avant que la trappe ne s'ouvre
sous ses pieds et un autre a crié "je suis le dernier".
20 secondes avant sa mort, il voulait donner du courage aux survivants.
Mais, à Noël 1944, les nazis firent ériger sur
la place d'appel un gigantesque sapin brillamment illuminé qu'ils éteignaient
lors des alertes aériennes.
La
soupe du soir était "servie" à 7 heures.
Tout le monde devait être couché à 8 heures,
ce qui faisait des journées de 15 à 16 heures. Notre
vêtement se composait d'un béret, d'une veste
et d'un pantalon rayés, très légers. Interdit
de les doubler de papier de sacs de ciment. Nous n'avions aucune
autre possession personnelle que notre gamelle ; pas de mouchoir,
ni de cuillère ou de couteau pour trancher son pain : on
en achetait contre une part de nourriture. Et on se les faisait
voler. Les
nouveaux arrivés étaient tous affectés
aux travaux les plus durs : transports à dos d'homme et
terrassement. Nous étions supposés costauds. Le travail était
toujours mené à coups de trique, schneller, schneller,
plus vite, plus vite hurlaient les Kapos, ces criminels de droit
commun qui voulaient plaire aux SS et aux contremaîtres allemands.
La ration alimentaire était inférieure à la
moitié du nécessaire ; et les gens ont commencé à maigrir
et ceux qui avaient les plus gros besoins en calories à mourir. D'ailleurs,
il y avait des morts partout dans le camp et, comme il n'y avait
personne pour leur fermer les yeux comme dans une
famille, ils vous regardaient fixement.
Un
jour que je creusais un fossé, j'ai remarqué un
déporté qui s'adressait aux nouveaux arrivants. Et
bientôt Alfred m'a aussi abordé. Il m'a dit : " D'après
ton numéro, tu viens de France et tu as connu l'oppression
nazie ; n'as-tu rien fait contre ?". Alors je lui ai répondu
que j'avais résisté avec le PC, fait ceci, cela, été cadré à telle
date etc. "Viens donc me voir ce soir à mon block" m'a-t-il
dit.
Et
ce soir là, en marchant de long en large, il m'a tout
appris sur les camps. Il m'a d'abord dit que le camp de Birkenau
où nous étions arrivés était une usine
d'extermination où des centaines de milliers de gens avaient été gazés
et leurs corps brûlés. Lui, je l'ai cru : ils était
arrivé au camp un an avant moi et, quand le vent soufflait
du mauvais côté, on sentait l'odeur de chair brûlée
qui venait de Birkenau.
Il
m'a aussi dit que les camps de 1944 étaient des "maisons
de repos" à côté de ce qu'ils étaient
1 an seulement auparavant. Par exemple, en 1943, les SS faisaient
des cartons sur les détenus et les kommandos ramenaient
tous les jours des dizaines de cadavres qui devaient être
présentés à l'appel du soir.
Il
m'a aussi dit qu'il était communiste et qu'il existait
une organisation de résistance clandestine dans le camp,
créée à grands risques par les antifascistes
allemands internés dès 1934, et à laquelle
les résistants d'autres nationalités s'étaient
joints au cours du temps. L'organisation utilisait tous les moyens
pour s'opposer aux plans des SS ; elle avait le contact avec la
résistance polonaise grâce aux déportés
qui travaillaient à l'usine au contact des ouvriers polonais.
Elle avait implanté des camarades dans différents
services du camp, par exemple ceux qui géraient le travail
ou les cuisines.
Comme
j'avais lutté contre les nazis, je pouvais devenir
membre de l'organisation, mais à quelques conditions : on
exigeait de moi que je ne devienne pas, comme trop de déportés,
une loque humaine, le rat ou l'insecte nuisible que les Allemands
voyaient en nous. Je
devais d'abord rester propre physiquement (malgré l'eau
froide, l'absence de savon et de linge propre) et moralement (pas
de trafic avec les kapos sous aucun prétexte). Ensuite,
on me demandait de ne donner foi qu'aux nouvelles de la guerre
transmises par l'organisation qui avait
le contact avec
des radios de la résistance polonaise qui écoutaient
la BBC et la radio soviétique. En effet, les rumeurs les
plus folles et les plus optimistes circulaient dans le camp ; mais,
quand elles s'avéraient fausses, le moral des déportés
s'effondrait.
Je
ne devais pas parler constamment de nourriture mais, au contraire,
exhorter les autres déportés à rester des
hommes en discutant, malgré la faim, d'autres sujets que
de recettes de cuisine. Enfin,
je devais pousser les prisonniers de guerre anglais d'un camp
voisin à travailler le moins possible à l'usine. Et
j'ai rempli mes engagements le mieux possible avec fierté :
je n'étais plus seul, mais solidaire d'une communauté qui
résistait aux nazis. C'était un soutien et une raison
de vivre inestimables. Bien
sûr, les SS ne voyaient rien de cette "tenue" :
ce que l'on me demandait c'était de rester respectable à mes
propres yeux et à ceux de l'organisation.
Quelques
semaines plus tard, l'organisation m'a fait muter dans un kommando
de "serruriers" qui travaillait à l'usine, à l'abri
des intempéries et du froid. Ce travail ne demandait pas
d'effort physique. Il faut que vous réalisiez que cela signifiait
que quelqu'un d'autre a été envoyé à ma
place aux durs travaux. À 5 ou 6 reprises, l'organisation m'a aussi procuré un
bol de soupe supplémentaire. Et il n'y a pas longtemps que
je sais d'où provenaient ces rations : c'étaient
celles des déportés morts à l'hôpital
dans la journée. Un soir, j'en ai offert une à mon
père qui m'a regardé d'un air furieux : il pensait
que je m'étais déshonoré pour ce bol de soupe.
Alors, je lui ai tout dit : que j'étais membre du PC en
France, que j'avais retrouvé la résistance dans le
camp, que j'étais fier d'avoir résisté à l'occupant.
Alors, mon père a accepté de manger la soupe que
je lui offrais.
J'ai
revu mon père une autre fois : il avait énormément
maigri mais il était rayonnant : il y avait eu une "sélection" dans
son block ; il avait été jugé inapte au travail
et on lui avait dit qu'il partirait dans une "maison de repos".
Mais je savais bien qu'il n'y avait pas de maison de repos dans
cet enfer de la mort industrielle et qu'on l'enverrait à la
chambre à gaz. Mais, bien sûr, je ne lui ai rien dit,
je me suis réjoui avec lui ; mais je savais que je ne le
reverrais jamais. Et je ne l'ai jamais revu. Il n'avait que 50
ans. C'était un travailleur et un honnête homme. J'ai
tenu à garder son nom après la guerre alors que j'aurais
facilement pu obtenir du Conseil d'État de m'appeler Dupont.
Fin
1944, l'armée allemande avait besoin de soldats. Les
nazis ont alors proposé aux 13 antifascistes allemands qui
restaient de les libérer pour six mois s'ils acceptaient
de s'engager dans la Wehrmacht. Ils avaient tous plus de 10 ans
de camp derrière eux ; mais un seul a plié. Et
deux événements heureux se sont enfin produits
: d'abord, les Américains ont bombardé l'usine. Vous
ne pouvez pas imaginer notre joie de les voir voler, si nombreux,
en formation : nous avions des alliés contre les nazis et
on les voyait combattre ; mais nous étions sous les bombes,
car les Allemands nous interdisaient leurs abris.... Et puis on
a commencé à entendre les canons soviétiques. Alors
les SS sont devenus hystériques ayant reçu
l'ordre d'évacuer tous les camps de Pologne. Le 18 janvier
1945, en plein hiver, ils nous ont lancés sur la route enneigée,
encadrés par des soldats avec des chiens. Nous étions
en pyjama et il faisait -15. Tous ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient
abattus sur place. Et ce n'est pas pour rien que ces marches ont été appelées
par les historiens "marches de la mort". Mais, au cours
de cette marche, 8 camarades, dont Alfred, se sont évadés
grâce aux contacts que l'organisation avait tissés
avec la résistance polonaise.
En
2 jours sans manger nous sommes arrivés dans un autre
camp et nous avons été immédiatement embarqués,
toujours à coups de trique, dans des wagons ouverts sans
toit. On nous a distribué du pain qu'il a fallu distribuer équitablement.
C'est ainsi que je sais que nous étions 135 dans un wagon à ridelles
de la taille d'un 40 hommes ou 8 chevaux. Le voyage a duré 5
jours par -15 à -20 la nuit. Le pain digéré,
les gens ont commencé à mourir et nous avons jeté leurs
corps par dessus bord. On faisait fondre de la neige ou de petits
stalactites pour s'humecter le gosier. Je me suis évanoui
plusieurs fois, mais j'ai eu la chance que personne, mort ou vivant,
ne me tombe dessus ; et, chaque fois, je me suis relevé.
À l'arrivée à Dora-Buchenwald,
nous restions 30 vivants sur 135. Je ne pouvais plus marcher
et ce sont 2 jeunes savoyards qui m'ont soutenu pour passer le
contrôle SS. Sans
eux, j'aurais eu droit à une balle dans la nuque.Nous
avons été admis à l'hôpital du
camp dans un état de faiblesse inimaginable. Certains d'entre
nous avaient atteint le stade où l'on n'a plus ni la force
de manger, ni l'envie de vivre et où on se laisse mourir.
Et beaucoup mouraient. Un
jour quelqu'un est entré dans le block où j'étais
: il cherchait un Steinberg. Je me suis fait connaître ;
il m'a demandé si j'avais un frère. Alors, il m'a
dit que Claudeétait mort d'épuisement quelques heures
auparavant dans le block voisin. Mon frère Claude m'était
très cher et il n'avait que 20 ans. Mais nous étions
dans un tel état que je ne l'ai même pas pleuré.
J'ai seulement réalisé que si je rentrais vivant,
je serais le seul de la famille.
Au
bout de quelques jours, mon oreille gauche a commencé à suppurer
: une otite. Le Docteur Girard, un déporté résistant
français, m'a examiné et il m'a dit "tu es à moitié mort" ;
heureusement, tout le monde, même les SS, sentait que la
fin de la guerre approchait et que l'on risquait d'avoir des comptes à rendre
; on m'a opéré d'une mastoïdite. J'ai été endormi
et pansé avec du papier et des sulfamides. Mais je ne suis
pas sûr que j'aie jamais eu une mastoïdite. Il s'agit
d'une opération grave, qui implique des soins beaucoup plus
longs qu'une otite. Peut-être le Dr. Girard n'a-t-il diagnostiqué une
mastoïdite que pour me sauver la vie : tant que j'étais à l'hôpital,
je n'allais pas travailler dans le tunnel où les déportés
assemblaient les fusées V2 et où, dans l'étatoù j'étais,
j'aurais rapidement succombé.
Je
suis resté à l'hôpital jusqu'à la
libération. En avril, les Américains sont arrivés
; ils ont été horrifiés parce qu'il y avait
des cadavres partout. Ils ont été chercher en camions
quelques centaines de notables de la ville voisine de Nordhausen
pour leur montrer le joli travail de leurs petits amis nazis. Puis,
ils leur ont enjoint de ramasser et d'empiler les cadavres.
L'armée
américaine a aussi réquisitionné des
vivres de l'armée allemande, surtout des légumes
secs et du lard.Beaucoup de survivants s'en sont goinfrés
et en sont morts : nourriture trop riche après tant de mois
ou d'années de privations. Je me suis sagement abstenu,
mangeant seulement des quignons de pain sec. Puis les Américains
ont cherché quelqu'un qui parlait anglais pour garder les
réserves des cuisines : je me suis proposé. J'y ai
trouvé des quantités de tubes de lait concentré sucré et
je m'en suis nourri. Ce régime m'a sauvé la vie.
Quelques
jours plus tard ils nous ont rapatriés en avion.
J'avais 23 ans et je pesais 35 kg, la moitié de mon poidsactuel.
La première fois que j'ai pris le métro,
les gens se levaient pour me faire asseoir.
On
possède la liste nominative des 76 000 personnes déportées
de France comme "juives" de 1941 à 1944. Il y
avait parmi eux 11 000 jeunes de moins de 17 ans et 9 700 personnes
de plus de 60 ans. 43 500 ont été gazées dès
leur arrivée car leurs noms ne figurent sur aucun des "livres
d'entrée" des camps où l'on n'enregistrait que
ceux jugés bons pour le travail forcé. 2 500 d'entre
eux seulement, soit 3% , sont rentrés en 1945. Je suis l'undes
quelques centaines qui restent aujourd'hui.
Liens
brisés
© Jean-Louis
Steinberg
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