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1999-2018

 

Caroline ZIOLKO

La Collection : photographies numériques de Bernard Obadia

 

On n’y voit rien, déclare Daniel Arasse, intitulant ainsi un ouvrage sur l’interprétation de tableaux anciens.

On n’y voit rien, alors que le discours iconique ne demande qu’à faire sens pour qui veut bien en démonter les mécanismes.

Une lecture visuelle de la plastique de l’image numérique ouvre effectivement, à propos des photos numériques, régulièrement publiées par Bernard Obadia sur le blog Quitter le Temps, d’intéressantes perspectives d’analyseet de traduction, sans trop de trahisons sémiologiques.

Faire appel à une approche visuelle pour étudier les significations potentielles contenues dans le discours iconique relève d’une démarche analogique, simple et directe. L’approche visuelle retenue ici se base sur une adaptation personnelle des définitions proposées par Jacques Bertin pourla sémiologie de l’image monosémique. Approche permettant de dresser des typologies plastiques et des blocs de significations discursives. Quelles sont donc les typologies de cadrages, sujets, formes plastiques plus évidentes dans La Collection ?

Cadrages et choix des sujets
La Collection, sous ce titre, l’auteur précise bien d’entrée de jeu qu’il collecte des clichés. Clichés compulsivement accumulés au cours de déplacements personnels. Conjuguant les visites d’institutions culturelles et de salles de spectacles avec les trajets quotidiens en train ou métro…

Ces clichés numériques témoignent en toute équanimité de la parfaite insignifiance des lieux parcourus. Vues d’ensemble d’espaces urbains des plus anonymes. Plans plus rapprochés d’ombres et de reflets. Représentations urbaines spontanées, accidentelles et éphémères perçues presque par hasard.Close up et détails de fragments d’architecture ou de décors intérieurs. Mais le plus souvent ce sont des espaces dépeuplés ou simplement agrémentés de rares personnages égarés dans ce désert minéral.

Ces photographies ne présentent donc à première vue aucun intérêt documentaire précis. Nul référent spectaculaire ou particulier.

Pour identifier le lieu ou le sujet photographié ici, il faut posséder une certaine connaissance des villes et lieux parcourus par l’auteur…. Mais là n’est pas le problème. Ni l’intérêt de cette démarche photographique.

On n’y voit rien, si l’on s’en tient aux dénotations. Car ellessont anodines. Minimalistes. Volontairement abstraites, épurées et décantées de toute anecdote superflue.

L’exploration systématique de la plastique de l’image affine ces grandes catégories et décrypte les modalités discursives.

Lecture visuelle de la plastique de l’image photo numérique
La Collection se compose principalement d’images d’une grande simplicité plastique. Elles offrent ainsi une réelle lisibilité. La structuration de la plastique iconique peut être décrite en termes de surfaces, lignes et points.

Selon cette approche, on découvre en premier l’utilisation pratiquement constante de larges surfaces géométriques. Le plus souvent quadrangulaires, correspondant à des aplats de couleur très saturés. Ces structurations très picturales et très contemporaines confèrent à l’image une véritable force expressive. Détails de façades ou fragments d’espaces urbains écrasés d’ombre et de soleil suivent plastiquement le même processus de structuration.

La ligne droite, en qualité d’élément graphique, intervient très souvent pour rythmer la surface de l’image, définir des zones discursives distinctes et organiser la lecture et l’interprétation du message visuel. Cette mise en scène plastique et narrative conduit le lecteur aux frontières entre le domaine de l’art et celui de la communication visuelle. L’efficacité de l’image fonctionnelle (publicité ou information) renforce les qualités graphiques ou picturales de l’image plasticienne sans pour cela faire verser la proposition photographique de l’auteur dans l’un ou l’autre registre.

Les éléments ponctuels de ce lexique photographique interviennent comme récit(s) dans le récit ; composition(s) dans la composition, cadre(s) dans le cadre de l’image. Fenêtres et ouvertures sur une façade expriment par leur nombre, disposition, taille, valeur, couleur, forme et texture un univers qui évolue parallèlement à l’action perçue en premier sur l’image.

Simple à lire, mais moins simple à interpréter ; d’un contenu analogique facile à mémoriser, mais plus difficile à identifier, la majorité des pièces de La Collection restent des rébus visuels et sémiotiques, même si l’on découvre le où, quand et comment de la prise de vue initiale. Irréductible, le pourquoi subsiste.

Selon les séquences de La Collection, l’une ou l’autre des six principales variables visuelles (définies par Jacques Bertin en sémiologie graphique et ici adaptées à l’analyse de la plastique du photo numérique fixe) est plus spécifiquement exploitée pour contribuer à faire sens.

Ainsi le grain, la couleur, la valeur, la forme, la taille et l’orientation (traduisant l’idée d’une perspective linéaire) renforcent et soulignent le jeu des signifiants iconiques.

Le grain de l’image et le grain/ texture du référent
1) Concernant la matérialité de l’image numérique, l’ambition première du grain c’est sa propre disparition par une atomisation toujours plus forte, garantissant un degré d’iconicité maximum… Abandonnant l’abominable pixel trop apparent aux expérimentations plasticiennes.

La spécificité du numérique c’est son étroite interdépendance avec la lumière/écran à chaque stade de réalisationde l’image. Depuis l’affichage sur écran avant la prise de vue jusqu’à la lecture- réception de l’image enregistrée.

Ceci induit d’autres spécificités:

- obsolescence progressive des tirages papier dans le domaine grand public ;

- modification des modes de communication interpersonnels (Internet et SMS), de réception et d’archivage des images.

La luminosité, la brillance, la taille et le scintillement de l’écran, la distance de lecture (œil machine) induite par l’interface confèrent aussi une aura particulière à l’image numérique. Révolution numérique, selon André Rouillé qui s’en explique avec pertinence sur www.paris-art.com . Mais aussi évolution technologique incontournable et déterminante pour la fin du XXème siècle.

Tout comme le photographique argentique allait, selon Walter Benjamin, déterminer, dès la fin du XIXème siècle, des modalités nouvelles en matière de création, d’utilisation et de réception des images.

2) Traduction iconique du grain/texture du référent :

Ici, la matérialité de l’image photo numérique de plus en plus performante conditionne donc parfaitement la matière photographiée.

La Collection, à travers les différents sujets présentés, explore la dimension tactile des espaces et des formes.

Les aspérités des façades architecturales anciennes adoptent des connotations de peaux de reptiles antédiluviens par opposition aux plans lisses et soyeux de l’aluminium et du verre réfléchissant des constructions récentes.

La couleur
Dans la Collection, les teintes chaudes des gammes de rouges déclinées sur les sièges et les murs des salles de spectacles s’opposent d’un cliché à l’autre aux bleus d’acier des constructions et aux reflets dans les façades vitrées.

Les palettes saturées des baraques de chantier et les graffitis urbains se démarquent des colorations altérées des masures des quartiers anciens…

Les lumières artificielles des néons, là où l’éclairage des salles d’exposition tranche violement avec les gammes pastelles des reflets captés sur les vitrages.

La couleur, comme chaque variable visuelle considérée, participeau discours iconique :

- au niveau de chaque cliché affiché quotidiennement dans Quitter le Temps,

- à l’intérieur de chaque séquence de La Collection, par adjonction,

- dans La Collection, par opposition, similitude, ou proximité sémantique.

Eclairage, valeurs, ombres et lumières
Bernard Obadia recherche l’éclairage propice à renforcer le propos iconique. Son propos iconique. Car le sens qui se construit à partir de ses prises de vue adopte une trajectoire singulière et autonome.

Les valeurs de gris déconstruisent ici la forme et le sens premier pour reconstruire un univers formel et conceptuel différent. Construction / déconstruction, thématique récurrente, sous-jacente à la production artistique, selon la formule du Centre Georges Pompidou à Paris à propos de l’évolution de l’art contemporain au XXème siècle.

Dans La Collection, un fauteuil, dans une salle de spectacle, s’apparente, sous les jeux heurtés d’ombres et de lumières ambiantes à un caractère alphabétique. L’ombre projetée d’une toiture sur un mur pignon sur fond de ciel méditerranéen prend visuellement la matérialité d’une construction peinte en trompe l’œil sur un sol de terre ocre au bord d’un fleuve. Plus loin, les gammes de gris d’un rideau tamisent lalumière du jour et transposent le paysage urbain en dessin à la mine de plomb…. La ville se dissout et devient simplement trame graphique en demi-teinte. A moins que cene soit l’écran de veille en noir et blanc d’un moniteur de télévision.

Formes abstraites et figuratives
Ici la première étape de traitement de la couleur intervient lors de la prise de vue avec le choix et la rigueur de structuration des zones polychromes dans le plan de l’image. Traitement donc de l’information visuelle sans retouche ni post-production.

Mais la recherche préalable de formes simples, pratiquement schématiques ou élémentaires construit un abécédaire visuel et sémantique spécifique. Les formes quadrangulaires s’imposent. Cadre dans le cadre de l’image, elles mettent le discours iconique en abîme. Provoquant pour l’œil et l’esprit un vertigineux effet de malaise, d’instabilité ou d’enferment dans cette structuration phobique de l’espace.

Les notations de tracés accidentels, éphémères et fugitifs, d’ombres de coulures et autres drippings introduisent dans cet univers minéral et orthogonal une touche de vie. Vie intime et organique du corps urbain qui souffre entre les contraintes d’une urbanisation envahissante et une volonté interne d’explosion dévastatrice socialement incontrôlable.

Taille et surface des composantes de l’image
Le monumental des espaces et des constructions côtoie le minimalisme des proportions des quelques rares personnages égarés dans ce décor inhumain.

L’ambiguïté des rapports de proportions de certains détails souvent symétriques, observés sur les murs et façades : portes, fenêtres ou drains, confère une physionomie particulière, pratiquement hypnotique à ces portraits de villes.

L’échelle des proportions, habituellement perçues in situ à travers quelques indices, est ici souvent absente, volontairement éludée ou détournée au profit d’une ambiguïté sémantique porteuse d’interrogations déstabilisantes. L’immensité d’un espace est d’autant plus angoissante qu’elle reste supposée au profit du hors champs contextuel, indéterminé sur le terrain comme sur l’image.

La notation de la perspective
Quand la couleur prime sur la plan de l’image se sont les délimitations d’aplats saturés qui dessinent la perspective interne et la structuration géométrique à l’intérieur du cadre de l’image. Tant dans les compositions abstraites que dans les représentations figuratives, l’animation d’une séquence d’images construit un univers tridimensionnel mouvantet virtuel, souvent même visuellement intrigant ou déstabilisant pour l’observateur. Le sens élaboré se détache alors totalement du propos initial identifié au niveau du référent perceptible sur le terrain.

La plastique de l’image, le choix des lieux de prise de vue et les modalités de cadrage ou le positionnement de l’auteur face au sujet observé contribuent donc parfaitement à construire le discours de l’image.

Un monologue en trois actes
Le décryptage de la plastique numérique de La Collection permet, au delà des titres des images et des séquences des diaporamas, de considérer l’essentiel des trois grands axes thématiques :

1) vues générales d’espaces extérieurs,

2) espaces de transition intérieur/extérieur,

3) détails et objets dans des lieux clos,

Ces trois typologies iconiques renvoient le public à trois attitudes physiques, et psychologiques face à l’espace urbain. Trois modalités distinctes de perception et d’expérimentation du quotidien dans la ville.

Se distinguent donc des clichés concernant :
- En premier lieu des espaces urbains extérieurs, grands volumes vides traçant d’angoissants effets de perspective (rues, escaliers monumentaux, passages et escalators). Là, de grandes surfaces délimitent visuellement des volumes fuyant dans l’espace de l’image. Les rares personnages se sont que de fugitives silhouettes.

- Ensuite apparaissent les murs, écrans de verre, de béton, de pierre, d’acier ou de bois : translucides, opaques, colorés, texturés ou ajourés. Ils reflètent ou affichent l’image déformée du paysage urbain. Ces surfaces simples, animées de couleurs, trames ou d’éléments ponctuels suggèrent des espaces de transition entre le public et le semi privé, l’intérieur et l’extérieur, écran vivant et révélateur d’une urbanité déformée, factice, éphémère. Surfaces tantôt saturées, tantôt délavées, elles traduisent les différents aspects qualitatifs de l’ambiance urbaine. Des personnages, apparitions fantomatiques, traversent ou longent ces pans de constructions dans le flux continu de l’urbanisation.

- En dernier lieu, l’on découvre des artefacts isolés et des espaces intérieurs, des éléments ponctuels colorés occupant un univers semi privé, collectif mais convivial, intimiste ou ludique. L’évocation de l’art contemporain : installations, mises en espace de la lumière ou espaces de projections priment dans cette catégorie thématique et plastique. Evocation d’espaces feutrés, désertés par les foules bruyantes. Refuge ou isoloir du corps et de l’esprit, loin des rumeurs de la ville.

Sur l’ensemble de ce travail de notation de l’espace, on relève : rupture d’échelle, de repère et de références logiques. Le discours visuel documentaire devient poème surréaliste.

Cut up d’observations, d’interprétations et de significations. Reconstruction ouverte et libre, laissée à l’interprétation polysémique de chacun.

L’ambiguïté d’interprétation d’un message rédactionnel ou de supers graphismes provient de la même démarche. Un non-dit visuel qui en dit long sur les potentialités d’ouvertures de lecture et d’interprétations que l’auteur propose dans son travail.

En fait ici ce qui se donne à voir c’est avant tout le regard de l’auteur, sa perception de la ville et de la vie urbaine. Ville qu’il arpente sans rechercher le sensationnel. Un regard intime en quête d’expression, d’idées et de concepts si personnels qu’ils finissent bien par faire écho avec de la subjectivité d’un public indéfinissable qui découvre ces images derrière l’écran de son ordinateur.

Mais, dans ce corpus évolutif, certaines images restent inclassables. Préfigurant d’autres productions et d’autres approches, ultérieurement envisagées au profit d’une diversification thématique et plastique ou tout simplement abandonnées. Dans l’univers clos de l’urbain, Obadia procède comme un photographe voyageur. Voyageant dans une quotidienneté privée et privilégiée où le sens et le non sens du discours de l’image construisent et se déconstruisent à volonté.

A l'opposé du reporter traquant le scoop. Aux antipodes de l’artiste recherchant le beau ou le singulier. Le photographe part à la découverte du sens. Sens construit en toute liberté. Sens élaboré, via un regard d’auteur photographe personnel aux cadrages sélectifs et ultra rigoureux. Bernard Obadia est auteur, côté cour, pour le théâtre. Et côté jardin (secret) il garde la ville pour objectif. Ou l’inverse, pour brouiller les pistes d’une interprétation trop linéaire.

La souplesse de l’outil numérique témoigne ici de toute son efficacité dans l’évolution rapide d’une production conséquente.

Car bien que La Collection soit un projet récent, elle laisse entrevoir une volonté d’écriture très personnelle, originale et surtout dépourvue d’a priori formels ou conceptuels. L’évolution de La Collection de Bernard Obaldia reste à suivre au fil des jours derrière l’écran.

C. ZIOLKO, plasticienne, enseignante en sémiologie des arts visuels (2005)

 

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