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1999-2018

 

Henri TINCQ

Augustin d'Hippone, un intellectuel engagé devenu " docteur de la grâce "

Le Monde du 15 juillet 1999

 



Coureur de filles, chercheur de Dieu, Augustin se convertit au christianisme après un songe dans un jardin de Milan. Parce qu'il a forgé la notion de péché originel, on en a fait un chrétien pessimiste qui refuse à l'homme sa liberté. Au grand dam d'Albert Camus

Albert Camu et Augustin... Que peut-il y avoir de commun entre le romancier de l'absurde et le " docteur de la grâce ", entre l'agnostique drapé dans son éthique d' Homme révolté et le converti soumis, abandonné dans les bras de Dieu ? Aurelius Augustinus et Albert Camus sont deux pieds- noirs, nés en Algérie à près de seize siècles d'écart, également habités par le large et par le vent, par la lumière et par les ombres de la Méditerranée, hantés par le même mystère du mal et de la mort, du destin et du salut de l'homme. Augustin s'abîme dans un face-à-face lyrique avec Dieu - " qui est plus profond que le tréfonds de moi-même et plus haut que le très haut de moi-même " - dont témoignent ses Confessions. Mais Camus n'accepte pas ce Dieu qui aurait été bien impardonnable d'autoriser tout le mal qui écrase le monde.

A première lecture, rien ne rapproche donc l'étudiant de Carthage, né en 354 à Thagaste - aujourd'hui Souk- Ahras, pas loin de la frontière tunisienne - et le lycéen d'Alger, né à Mondovi en 1913. Albert Camus, qui a été baptisé et a fait sa communion solennelle, découvrira pourtant l'originalité du christianisme dans les Confessions de son aîné converti. Dans Noces, il griffonne ces mots qui figurent encore sur le site archéologique de Tipasa, vestige algérien de la Rome chrétienne : " Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. " N'est-ce pas la réplique exacte de la maxime d'Augustin : " La mesure d'aimer Dieu est d'aimer sans mesure " ?

Mais Albert Camus ne pardonnera jamais à son saint aîné d'être le " père " du péché originel, de la prédestination et de l'enfer, de la culpabilité des innocents et de " la damnation des enfants morts sans baptême ". En 1948, lui-même en butte à une réputation de stoïque pessimiste, Camus s'écriera à Paris devant une assemblée de dominicains : " Ce n'est pas moi qui ai inventé la misère de la créature ni les terribles formules de la malédiction divine ! Ce n'est pas moi qui ai dit que l'homme était incapable de se sauver tout seul et que, du fond de son abaissement, il n'avait d'espérance que dans la grâce de Dieu ! "

Malédiction d'un augustinisme qui a pour partie trahi Augustin, l'a fossilisé au Moyen Age en " thèses " scolastiques. Albert Camus a lu les Confessions et ses strophes admirables sur la grâce et sur l'amour divins. Mais c'est à l'augustinisme qu'il s'en prend ici, autrement dit à l'étonnante postérité d'une oeuvre monumentale et protéiforme : prédications, confessions, méditations, correspondances et même " rétractations ".

Jusqu'à la Réforme et aux Lumières, les écrits d'Augustin sur l'humanité pécheresse (une " masse de perdition ") depuis la faute originelle d'Adam et Eve, sur le rachat par la seule grâce de Dieu, concrétisée par la foi et le baptême, ont labouré les mentalités occidentales. Après Paul - et bien avant les jansénistes et les calvinistes -, on a fait d'Augustin le porte-parole d'un christianisme pessimiste qui refuse à l'homme sa souveraineté et sa liberté et, par la prédestination, le condamne à la grâce - la promesse du salut - ou à l'enfer de la damnation. Un débat qui traverse toute l'Histoire. " Je pleurais dans les plus amers brisements de mon coeur. Et voilà que j'entends de la maison voisine une voix - jeune garçon ou jeune fille - chantonner à plusieurs reprises : "Prends et lis. Prends et lis." (...) Je me redressai, interprétant cela comme une injonction divine : tout ce que j'avais à faire, c'était d'ouvrir le livre et de lire le premier chapitre sur lequel tomberait mon regard. (...) Je revins donc précipitamment vers l'endroit où j'avais posé le livre de l'apôtre Paul. Je le saisis, je l'ouvris et lus en silence le premier chapitre sur lequel tombèrent mes yeux : "Plus de ripailles ni de beuveries ; plus de luxures ni d'impudicités ; plus de disputes ni de jalousies. Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises." Je ne voulais pas en lire davantage, ce n'était pas la peine. Aussitôt la phrase terminée, ce fut comme une lumière de sécurité infuse en mon coeur, dissipant toutes les ténèbres du doute. "

La douceur de la " lumière " d'août 386 et cette célèbre scène de la conversion d'Augustin dans le jardin de Milan (au Livre VIII des Confessions) - on pense à Claudel et au pilier de Notre-Dame -, marquent l'instant précis où, après des années de tourment intérieur, la volonté cède. C'est l'épilogue d'une lutte longue et sans merci que le jeune homme frivole, concubin d'une femme dont le nom restera caché et père d'un enfant illégitime, Adéodat, mena contre les " convoitises de la chair ". Chercheur de Dieu, coureur de filles : la modernité d'Augustin nous le rend proche. C'est un vieux prêtre de Milan, Simplicianus, qui a vaincu ses réticences par des témoignages concrets de conversion. A trente et un ans, Augustin ne serait pas parvenu à la foi au Christ par la seule réflexion philosophique. La " morale " de sa conversion, c'est que l'adhésion à Dieu est affaire de coeur, non de spéculation.

Augustin quitte sa chaire de rhéteur de l'université de Milan, alors ville de résidence impériale, où l'ancien petit boursier cherchait à assouvir sa soif de carrière dans la haute fonction publique. Toutes affaires cessantes, il se réfugie à Cassiciacum (aujourd'hui Cassago di Brianza, près du lac de Côme), réunit ses intimes et sa mère, Monica, chrétienne fervente mais plutôt coincée. Là, il fait le bilan de toute sa vie. Lui reste en mémoire cette sagesse païenne découverte à dix-neuf ans dans l' Hortensius de Cicéron, qui était à son programme de rhétorique et qui - mieux que les sermons assommants de sa mère - l'avait convaincu de renoncer à sa vie de patachon. Puis son passage chez les manichéens, une secte chrétienne qui divise le monde en forces du Bien et du Mal et qu'il mettra neuf ans avant de fuir. Enfin , il s'est mis à dévorer les philosophes néoplatoniciens (Plotin, Porphyre) , qui le mettront sur la route de l' " absolue vérité ".

Celle-ci est devenue aveuglante avec la fréquentation d'Ambroise, ancien préfet devenu évêque de Milan. Augustin va l'écouter non parce qu'il est chrétien, mais pour ses talents d'orateur. A son contact, il lit autrement la Bible, d'une manière mystique, moins littérale. Rongé par sa propre culpabilité, il découvre que le Mal n'est pas une " substance " en soi - comme le prétendaient les manichéens -, mais la privation du Bien. Il se laisse convaincre que l' " au-dessus de tout " dont parle Platon est le Dieu dont lui a parlé sa petite enfance, que ce Dieu a pris forme et s'est incarné en Jésus- Christ. C'est en acceptant cette idée d'incarnation qu'Augustin s'éloigne d'un héritage platonicien qui exclut toute idée d'immanence divine. Enfin - foudroyante révélation -, il lit avec Ambroise les épîtres de saint Paul. C'est là qu'il découvre que la " grâce ", la " vérité ", est un don gratuit de Dieu et que les hommes n'y pourront jamais rien.

Lors de sa retraite à Cassiciacum, Augustin trouve donc le fil conducteur : ce Christ dont il regrettait de ne pas trouver la trace - et pour cause - dans Cicéron est désormais au centre de sa vie. Il se sent délivré de ses doutes et angoisses et il plaque tout : ses ambitions sociales dans l'administration impériale, les mondanités, le beau mariage escompté par sa mère pour régulariser sa situation familiale. Il se destine à la vie en communauté et à la chasteté. Au bout de six mois, en mars 387, Augustin reprend donc la route de Milan et, au cours de la nuit pascale du 24 au 25 avril, reçoit le baptême, ainsi que son fils Adeodat, des mains de l'évêque Ambroise.

Qu'un intellectuel, membre de la haute société romaine, se fasse ainsi baptiser n'était pas alors un événement banal. La conversion d'Augustin est l'une des plus célèbres de l'histoire chrétienne. Dans son oeuvre maîtresse, les Confessions, il nous en livre tous les détails et secrets. Pour la première fois, un écrivain de l'Antiquité parle à la première personne. On sait le profit philosophique ou littéraire que Descartes , avec son Cogito (" Je pense, donc je suis "), Montaigne, Rousseau, Gide tireront de ce procédé de l'autobiographie spirituelle. La subjectivité est alors une idée neuve : elle deviendra bientôt la marque de l'Occident. Les jansénistes signaleront à Descartes que le Cogito se trouvait déjà, mille deux cents avant lui, dans Augustin !

La scène du jardin de Milan et celle de la retraite à Cassiciacum ont un parfum surréaliste dans un Empire romain décomposé de l'intérieur, corrompu, au bord de l'anarchie, et menacé de l'extérieur par les Barbares. Depuis 313, grâce à Constantin, le christianisme est devenu religion impériale. Le IVe siècle est celui de la liberté pour la jeune Eglise. L'édit de Milan a mis fin à trois siècles de persécutions. Les communautés chrétiennes sont sorties des catacombes. Mais pour l'empire, c'est un âge de crépuscule doré. Les Barbares campent aux portes d'une Rome qui brille de ses derniers feux. En 410, Alaric finira de conquérir la Ville dite éternelle, mais l'empereur Valentinien s'était depuis longtemps replié à Milan. Signe des temps, Augustin mourra en 430 dans son évêché d'Hippone, cerné par les Vandales.

Jusqu'à tard, l'Afrique du Nord sera pourtant épargnée. Elle reste l'oasis de paix de l'empire, le refuge de la bonne société romaine. Capitale bis, Carthage n'est qu'à deux ou trois jours d'Ostie. C'est là, dans la douceur des nuits d'été africaines, que l'élite intellectuelle disserte à l'infini des mérites comparés de la philosophie grecque et de la croyance au Dieu unique. Les néoplatoniciens et les chrétiens se renvoient Plotin et l'Evangile de Jean. Il faut dire que le paganisme s'épuise et que la religion chrétienne, pourtant officielle, peine à s'imposer. D'un côté, les païens admettent qu'un certain Jésus a pu exister, mais ils continuent de sacrifier aux cultes traditionnels. De l'autre, chez les chrétiens, l'idée d'incarnation passe mal. Que Dieu ait pu naître d'une femme et se soit incarné en un homme paraît plus qu'étrange. Toutefois, païens et chrétiens se retrouvent sur l'idée d'un dépassement de l'homme, d'un Dieu conçu comme une sorte d'Etre suprême.

Faut-il s'étonner que ces joutes philosophiques surviennent à cette époque où tout le système romain pourrit de l'intérieur ? L'Antiquité latine autant que grecque a toujours raffolé de ces " écoles " où l'on vient à la fois discuter de l'air du temps, assouvir sa soif de savoir, philosopher par plaisir spéculatif, mais aussi trouver des leçons de vie. Or, dans l'ambiance de décadence du régime, face aux soubresauts qui annoncent la fin de l'empire et d'une certaine manière l'apocalypse, la question du salut et des fins dernières de l'homme est de loin la première.

L'orthodoxie chrétienne est elle-même loin d'être fixée , et les sectes - donatiste, manichéenne, bientôt pélagienne - pullulent. Chacune est convaincue de posséder à elle seule la vérité et d'enseigner la voie royale qui mène au salut. Le christianisme est alors plus occupé à régler ses dissidences internes, à mettre un terme aux hérésies qu'à annoncer l'Evangile.

On se souvient qu'Augustin, qui a bu le nom du Christ avec le lait de sa mère et reçu le sacrement du catéchumène, avait frayé très tôt avec le manichéisme qui, dans le bouillonnement spéculatif de l'époque, prospérait. Avec ses règles strictes, sa doctrine, sa hiérarchie de " parfaits ", les manichéens - qui recrutent chez les chrétiens, mais aussi chez les païens et les gens cultivés las de l'atmosphère théocratique de l'empire - forment une sorte de société secrète, implantée dans tout l'empire et persécutée. Mais c'est surtout dans la lutte contre les pélagiens qu'Augustin va donner toute la puissance de son génie.

Deux ans après son baptême de 387 à Milan, le fils de Monica est de retour dans son Afrique natale, où il entend faire fructifier son expérience religieuse. Déjà, on le lit, on le consulte, on vient de loin pour l'écouter. A qui veut l'entendre, il répète la leçon de sa conversion : si on fait de la vérité un objet de pure recherche intellectuelle, on risque de ne jamais la trouver. C'est au fond de soi-même qu'il faut aller la chercher, puis la relier à l'expérience de Dieu racontée dans les Ecritures. " Me connaître, Te connaître ", dira Augustin dans l'un de ses axiomes les plus célèbres.

Mais des fidèles, de plus en plus nombreux, le tirent par la manche. Dans ce climat de fin des temps, ils vont en faire non seulement un maître à penser, mais un chef de communauté chrétienne. Augustin se rend un jour dans la ville d'Hippone (devenu Bône en Algérie, aujourd'hui Annaba) pour y voir un ami. Là, il est carrément " empoigné ", fait prêtre quasiment sur-le-champ et, peu après, élevé au rang d'évêque par le suffrage populaire. La démocratie dans l'Eglise n'était alors pas un vain mot. D'abord réticent, Augustin finit par se piquer au jeu. Il devient l'expert numéro un de l'épiscopat africain, participe à tous les conciles locaux, se donne sans mesure à l'unité d'une communauté encore très fragile et menacée d'éclater par toutes les hérésies.

La plus redoutable est alors le pélagianisme, terme forgé à partir du nom d'un moine d'origine britannique, Pélage, baptisé à Rome vers 380, qui, après le sac de la capitale par Alaric, est parti en Afrique - sans doute pour discuter avec Augustin - et en Palestine. Pélage refuse l'idée de transmission automatique du péché originel, héritée du récit d'Adam et Eve dans le récit biblique de la Genèse et, au contraire, il met l'accent sur la liberté, la " grâce ", que Dieu a donnée à l'homme. Dans ses prédications et ses écrits, à travers ses porte- parole, comme l'avocat Célestius ou l'évêque Julien d'Eclane, il soutient que l'homme est libre et responsable de ses actes. Que, dès cette vie, il peut être exempt du péché. Que, par ses seules forces et mérites, il peut même devenir " image " de Dieu. Pélage rejette l'idée que le péché d'Adam est héréditaire et estime que le baptême des petits enfants est inutile et n'est plus nécessaire.

Cette affaire met sens dessus dessous la jeune Eglise. Le pape et tous les évêques sont en alerte, mais c'est Augustin, évêque d'Hippone, qui se charge de réfuter les thèses de Pélage et de Célestius. Car tout ce que disent le moine britannique et son avocat est opposé à son expérience la plus profonde de conversion. En 412, le concile de Carthage condamne les thèses pélagiennes. Quatre ans plus tard, Augustin obtient du pape Innocent Ier la condamnation de l'hérétique. " Nier le péché originel, explique-t-il , c'est nier le salut du Christ ", c'est-à-dire la grâce qui est le don de Dieu à l'homme. Il ne met pas en doute la liberté de l'homme et de la nature, mais montre que, réduite à elle-même, cette liberté ne vaut pas grand-chose. Autrement dit, l'oeuvre de Dieu, dans le plan de salut, est originelle et centrale. C'est en lisant l'apôtre Paul qu'Augustin avait eu cette révélation de la primauté absolue de la grâce sur toute initiative humaine.

Ainsi a-t-on fait d'Augustin le père du péché originel, expression qui désigne tout ce qui serait entré dans le monde avec le péché d'Adam et continuerait de se transmettre avec lui par la chair, la " convoitise " et la concupiscence. L'homme serait pécheur depuis sa naissance, d'un péché qui est de tout temps et universel. Mais Augustin ne fait ici que reprendre les récits de la Genèse sur la faute d'Adam et sa transmission à sa descendance, devenue un esclavage spirituel. Il ne fait que commenter fidèlement l'apôtre Paul. Le vrai fondement de la doctrine du péché originel n'est pas dans ses écrits, mais dans le parallèle établi par Paul entre Adam et le Christ. Pour mettre en relief le rôle de Jésus comme source de vie et de justice, Paul accable Adam, qui aurait plongé l'humanité dans le péché et dans la mort. D'où le baptême du petit-enfant que l'Eglise a inventé pour le libérer d'un péché qu'il n'a pas commis, mais qui lui a été transmis.

En raison de la violence de la polémique pélagienne, Augustin a dramatisé et systématisé ce point de vue . Il fait du baptême " l'indispensable condition d'une régénération qui permet d'échapper au supplice de la mort éternelle et qui efface la culpabilité, sans pour autant enlever la concupiscence et l'ignorance initiées par la désobéissance d'Adam. Aussi bien, les enfants qui n'ont pas reçu le baptême subiront les effets de la sentence prononcée contre ceux qui n'auront pas cru et seront condamnés ".

C'est ainsi que la chute originelle, à la suite de Paul et d'Augustin, est devenue, dans la théologie chrétienne d'Occident, " le début de l'histoire ", comme écrit Jean Delumeau dans son livre sur Le péché et la peur en Occident, à la différence de la théologie juive, qui n'a jamais fait du péché d'Adam une " catastrophe primordiale ". A la différence aussi de la tradition chrétienne d'Orient, pour qui le péché n'est pas une catégorie majeure de l'expérience du salut.

Avant Albert Camus, Dostoïevski est horrifié par la perspective d' " une damnation des enfants sans baptême ". Ivan Karamazov lance ce cri de révolte à son frère Aliocha : " Si tout le monde doit souffrir pour acheter l'éternelle harmonie, qu'est-ce que les enfants viennent y faire ? Je comprends la solidarité des hommes dans le péché, mais pas la solidarité des enfants dans le péché des hommes. S'il est vrai qu'ils soient solidaires de tous les crimes de leurs pères, c'est une vérité qui m'est incompréhensible. Un mauvais plaisant dira que l'enfant grandira et aura le temps de pécher. Mais cet enfant que l'on a fait déchirer par des chiens, à huit ans, celui-là n'a pas grandi. "

Est-il vrai que le péché d'Adam, racheté par le sacrifice du Christ sur la croix, a été transmis de génération en génération ? Que Dieu a destiné les uns (les élus) au bonheur et les autres (damnés) à l'enfer ? Est-il imaginable que Dieu ait créé des hommes pour le plaisir de damner une partie d'entre eux ? C'est bien peu de dire que ce débat sur la grâce et la liberté, qui a éclaté dès l'Eglise primitive, a traversé toute la philosophie occidentale et la théologie chrétienne jusqu'à aujourd'hui.

A tort ou à raison, Augustin a été mêlé à toutes les représentations les plus archaïques sur le péché, sur l'enfer, sur l'existence du mal et la " prédestination ", cette gare de triage que Dieu aurait inventée entre les bons et les exclus, entre les parfaits et les damnés. Le véritable noeud du débat entre catholiques et protestants est également à cet endroit : l'homme peut-il faire son salut par ses propres efforts et mérites, ce qui serait, grossièrement résumé, le point de vue catholique ? Ou est-il radicalement pécheur, ne pouvant espérer le salut que dans la grâce de Dieu, justifiée par la foi, attestée par le baptême ? Cette dernière thèse de Luther, de Calvin et autres réformateurs ressemble comme une goutte d'eau à celle d'Augustin. Après Calvin, nombre de protestants vont comparer leur propre combat à l'opposition que fait Augustin dans son autre oeuvre majeure, écrite au moment des invasions barbares, entre la Cité de Dieu et la Cité des hommes confondue avec celle de l'antéchrist.

En bien ou en mal, sa postérité est considérable. Dans le monachisme occidental d'abord : La règle de saint Augustin va inspirer des ordres proprement augustiniens (chanoines réguliers, ordre de Saint-Augustin), mais aussi les prémontrés, les frères prêcheurs, Saint-Anselme, etc. Ensuite, au-delà du Moyen Age, sa mystique spéculative, son ascèse, son gôut de la recherche intérieure et de la contemplation s'imposeront. Mais la scolastique médiévale, par sa prétention à séparer la philosophie et la théologie, à faire de la foi le fruit de la raison, va faire dévier l'oeuvre d'un Augustin qui n'était, au fond, comme dit un expert, Goulven Madec, qu' " un pasteur d'âmes, un commentateur des Ecritures, un théologien si l'on veut, mais assurément pas un dogmaticien ".

On ne peut comprendre l'évolution des mentalités et de la culture en Occident sans restituer à la pensée d'Augustin cette place qu'elle accorde au péché et à la culpabilité. C'est lui qui aurait conçu " un Dieu despote, inaugurant une logique de peur et de terreur pour mieux impressionner les âmes ". Il aurait été " le promoteur de cette morale qui identifie le sexe au péché et à la concupiscence ", écrit la théologienne allemande Uta Ranke-Heinemann.

Toutes ces images vont perdurer du Moyen Age à la naissance de l'humanisme, à la Réforme, au jansénisme d'un Pascal - " néant de l'homme sans Dieu " -, au pessimisme d'un Kierkegaard et d'un Bernanos, dont les personnages tourmentés témoignent d'un augustinisme sans miséricorde.

A cause de l'intériorité et de la subjectivité que l'évêque d'Hippone a inscrites dans l'histoire de la pensée, le cardinal Newmann, au XIXe siècle, faisait d'Augustin " le grand phare du monde occidental ". S'il est de tous les temps en effet - on vient d'éditer ses Confessions en Pléiade -, ce n'est pas pour les " traités " de philosophie ou de théologie qu'Augustin n'a... jamais écrits, mais pour ses confessions, ses méditations, ses correspondances, ses manuels simples à l'usage d'une bonne vie chrétienne, dictés par ses tâches pastorales ou les controverses du temps.

Au-delà des polémiques qu'il n'a jamais cessé de susciter s'impose surtout l'itinéraire d'un converti, d'un prêtre, d'un évêque, d'un intellectuel engagé, qui commente la Bible et forge des thèmes qui, fait observer un autre spécialiste, Marcel Neusch, sont réellement passés à la postérité : le rapport entre Dieu et l'Etre, entre le temps et le sujet, entre la grâce et la liberté.

De son temps déjà, en parlant d'Augustin, des commentateurs le qualifiaient d' " abeille de Dieu " et savouraient " le nectar de sa pensée ". La riche tradition arabe et musulmane qui succédera à l'empire chrétien sur la terre d'Afrique du Nord en fera une sorte de " marabout ", avant même qu'il ne devienne l'un des grands classiques de la littérature européenne. Car très jeune, Aurelius Augustinus connaissait par coeur les morceaux choisis de Virgile, Térence, Cicéron et Salluste. Ses volumes sont d'ailleurs tous imprégnés de ces périodes puisées auprès de Cicéron, de ces jeux de mots et de sonorités, de ces citations classiques et bibliques qui, plus tard, feront dire aux latinistes qu'on ne déguste bien Augustin, ce rhéteur de génie, qu'en le lisant à voix haute et en version originale, c'est-à-dire en latin.


Henri TINCQ

 

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