Philosophe, écrivain et essayiste, Umberto Eco est mort
à 84 ans, vendredi soir 19 février, à son
domicile, à Milan, d’un cancer, a confirmé
sa famille au quotidien italien La Repubblica.
Pionnier de la sémiotique – la science des signes
– et théoricien du langage (notamment de la réception),
ce qui court en filigrane tout au long de son œuvre romanesque,
auteur de nombreux essais sur l’esthétique et les
médias, il a écrit tardivement son premier roman,
qui connaît un succès considérable, Le Nom
de la rose, paru en 1980 chez Fabbri-Bompiani. Cette enquête
policière au sein d’une communauté religieuse
au XIVe siècle, traduite en une quarantaine de langues
et adaptée au cinéma, lui assura une notoriété
quasi universelle.
Lire aussi : Le succès inattendu du « Nom de la rose
», le chef d’œuvre d’Umberto Eco
Né
dans le Piémont, à Alessandria, le 5 janvier 1932,
au sein d’une famille de la petite bourgeoisie – son
grand-père est un enfant trouvé et son père,
aîné de 13 enfants, est le premier à passer
du monde des prolétaires à celui des employés
–, Umberto Eco grandit sur fond de guerre et de maquis («
entre 11 ans et 13 ans, j’ai appris à éviter
les balles », confiait exceptionnellement cet homme rétif
à toute confidence intime). Au terme d’études
supérieures de philosophie et d’esthétique
à Turin, il soutient, en 1954, sous la direction du philosophe
antifasciste Luigi Pareyson, une thèse de fin d’études
sur l’esthétique chez Thomas d’Aquin, Il Problema
estetico in Tommaso d’Aquino, qui sera publiée en
1956.
Mais Eco n’en reste pas à l’étude théorique.
Dès 1955, il est assistant à la télévision
et travaille sur les programmes culturels de la chaine publique
italienne, la RAI. Tandis qu’il se lie d’amitié
avec le musicien Luciano Berio, il intègre la Neoavanguardia
qui, bien que « de gauche », rejette la littérature
« engagée » ; ainsi, Eco collabore, à
partir de 1956, aux revues Il Verri et Rivista di estetica.
Il dirige, en 1960, une collection d’essais philosophiques
pour l’éditeur milanais Bompiani, et prolonge l’aventure
collective, en participant, en 1963, avec de jeunes intellectuels
et artistes de sa génération, tels Nanni Balestrini
et Alberto Arbasino, à la fondation du Gruppo 63, où
la réflexion sur une esthétique nouvelle s’inscrit
dans le sillage de Joyce, Pound, Borges, Gadda – autant
d’auteurs essentiels pour Umberto Eco. Avant l’austère
mensuel Quindici, lancé en juin 1967, futur creuset des
mouvements de 1968, la même équipe lance une revue
de culture contemporaine – art, littérature, architecture,
musique – Marcatré (1963-1970), tandis que le jeune
penseur, attiré par le journalisme, commence une collaboration
durable avec la presse (The Times Literary Supplement, dès
1963, et L’Espresso, dès 1965).
Mais il n’abandonne pas l’enseignement : de 1966 à
1970, il exerce successivement à la faculté d’architecture
de Florence et à celle de Milan et intervient aussi à
l’université de Sao Paulo (1966), à la New
York University (1969) et à Buenos Aires (1970).
En 1971, l’année même où il fonde Versus,
revue internationale des études sémiotiques, Eco
enseigne cette science à la faculté de lettres et
de philosophie de Bologne, où il obtient la chaire de la
discipline, en 1975. Pour Eco, cette science expérimentale
inaugurée par Roland Barthes est, plus qu’une méthode,
une articulation entre réflexion et pratique littéraire,
cultures savante et populaire. Il le prouve magistralement, lors
de sa leçon au Collège de France, dont il a été
le titulaire de la chaire européenne en 1992 (« La
quête d’une langue parfaite dans l’histoire
de la culture européenne »). Fort de sa notoriété
et mû par une incroyable énergie, Eco dirige également
l’Institut des disciplines de la communication et préside
l’International Association for Semiotic Studies.
Pour un engagement critique envers les médias
Ses premières expériences à la télévision
italienne ont très tôt familiarisé Umberto
Eco à la communication de masse et aux nouvelles formes
d’expression, comme les séries télévisées
ou le monde de la variété. Il y découvre
le kitsch et les vedettes du petit écran. Autant d’aspects
de la culture populaire qu’il aborde dans Apocalittíci
e Integrati (Bompiani, 1964), La Guerre du faux (recueil publié
en France, en 1985, chez Grasset, à partir d’articles
écrits entre 1973 et 1983), et De Superman au surhomme
(1976-1993).
Dans Apocalittíci e Integrati, notamment, il distingue,
dans la réception des médias, une attitude «
apocalyptique », tenant d’une vision élitaire
et nostalgique de la culture, et une autre, « intégrée
», qui privilégie le libre accès aux produits
culturels, sans s’interroger sur leur mode de production.
A partir de là, Eco plaide pour un engagement critique
à l’égard des médias. Ensuite, ses
recherches l’amèneront à se pencher sur les
genres considérés comme mineurs – tels le
roman policier ou le roman-feuilleton, dont il analyse les procédés
et les structures –, mais également sur certains
phénomènes propres à la civilisation contemporaine,
comme le football, le vedettariat, la publicité, la mode
ou le terrorisme. D’où son active participation aux
débats de la cité, qu’elle soit à l’échelle
locale ou à l’échelle planétaire…
Lire notre interview réalisée pour son dernier livre
: Umberto Eco : « Que vive le journalisme critique ! »
Si
la curiosité et le champ d’investigation d’Umberto
Eco connaissent peu de limites, la constante de son analyse reste
la volonté de « voir du sens là où
on serait tenté de ne voir que des faits ». C’est
dans cette optique qu’il a cherché à élaborer
une sémiotique générale, exposée,
entre autres, dans La Structure absente (Mercure de France, 1972),
Le Signe, histoire et analyse d’un concept (Editions Labor,
1988), plus encore dans son Traité de sémiotique
générale (Bompiani, 1975). Ainsi contribue-t-il
au développement d’une esthétique de l’interprétation.
Il se préoccupe de la définition de l’art,
qu’il tente de formuler dès L’Œuvre ouverte
(Points, 1965), où il pose les jalons de sa théorie,
en montrant, au travers d’une série d’articles
qui portent notamment sur la littérature et la musique,
que l’œuvre d’art est un message ambigu, ouvert
à une infinité d’interprétations, dans
la mesure où plusieurs signifiés cohabitent au sein
d’un seul signifiant. Le texte n’est donc pas un objet
fini, mais, au contraire, un objet « ouvert » que
le lecteur ne peut se contenter de recevoir passivement et qui
implique, de sa part, un travail d’invention et d’interprétation.
L’idée-force d’Umberto Eco, reprise et développée
dans Lector in Fabula (Grasset, 1985), est que le texte, parce
qu’il ne dit pas tout, requiert la coopération du
lecteur.
Aussi le sémiologue élabore-t-il la notion de «
lecteur modèle », lecteur idéal qui répond
à des normes prévues par l’auteur et qui non
seulement présente les compétences requises pour
saisir ses intentions, mais sait aussi « interpréter
les non-dits du texte ». Le texte se présente comme
un champ interactif, où l’écrit, par association
sémantique, stimule le lecteur, dont la coopération
fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre
par l’auteur.
Dans Les Limites de l’interprétation (Grasset, 1992),
Umberto Eco s’arrête encore une fois sur cette relation
entre l’auteur et son lecteur. Il s’interroge sur
la définition de l’interprétation et sur sa
possibilité même. Si un texte peut supporter tous
les sens, il dit tout et n’importe quoi. Pour que l’interprétation
soit possible, il faut lui trouver des limites, puisque celle-là
doit être finie pour pouvoir produire du sens. Umberto Eco
s’intéresse là aux applications des systèmes
critiques et aux risques de mise à plat du texte, inhérents
à toute démarche interprétative. Dans La
Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne
(Seuil, 1993), il étudie ainsi les projets fondateurs qui
ont animé la quête d’une langue idéale.
Une langue universelle qui n’est pas une langue à
part, langue originelle et utopique ou langue artificielle, mais
une langue idéalement constituée de toutes les langues.
Un romancier à succès
Professeur, chroniqueur et chercheur, Eco a, tout au long de sa
carrière, repris en recueil nombre de ses conférences
et contributions, des plus humoristiques (Pastiches et postiches,
chez Messidor, en 1988 ; Comment voyager avec un saumon, chez
Grasset, en 1998) aux plus polémiques (Croire en quoi ?,
chez Rivages, en 1998, Cinq questions de morale, chez Grasset,
en 2000). Mais si, retrouvant le pari qu’il avait relevé
pour Bompiani à la fin des années 1950 en réalisant
une somme illustrée, La Grande histoire des inventions,
il s’est essayé tardivement à de personnelles
synthèses sur l’Histoire de la beauté (Seuil,
2004), de la laideur (2007) ou des lieux de légende (2013),
en marge d’un saisissant Vertige de la liste (2009) dont
le ton croise le savoir de l’érudit et la liberté
de l’écrivain, Umberto Eco est également romancier.
Ses œuvres de fiction sont d’une certaine façon
l’application des théories avancées dans L’Œuvre
ouverte ou Lector in Fabula. Ses deux premiers romans, Le Nom
de la rose (1980 [1982]) et Le Pendule de Foucault (1988 [1990]),
qui rencontrent contre toute attente un succès phénoménal,
se présentent comme des romans où se mêlent
ésotérisme, humour et enquête policière.
A chaque page, l’érudition et la sagacité
du lecteur sont sollicitées par une énigme, une
allusion, un pastiche ou une citation. Le premier roman, situé
en 1327, en un temps troublé de crise politique et religieuse,
d’hérésie et traque inquisitoriale, se déroule
dans une abbaye où un moine franciscain, préfiguration
de Sherlock Holmes, tente d’élucider une série
de crimes obscurs. A partir de là, trois lectures sont
possibles, selon qu’on se passionne pour l’intrigue,
qu’on suive le débat d’idées ou qu’on
s’attache à la dimension allégorique qui présente,
à travers le jeu multiple des citations, « un livre
fait de livres ». L’Umberto Eco lecteur de Borges
et de Thomas d’Aquin est plus que jamais présent
dans ce roman qui connut un succès mondial et fut adapté
au cinéma par Jean-Jacques Annaud avec Sean Connery dans
le rôle principal. Le Pendule de Foucault mêle histoire
et actualité à travers une investigation menée
sur plusieurs siècles, de l’ordre du Temple au sein
des sectes ésotériques.
Troisième jeu romanesque, L’Île du jour d’avant
(1994 [1996]) est une évocation de la petite noblesse terrienne
italienne du XVIIe siècle. Le récit d’une
éducation sentimentale, mais également, à
travers une description de l’identité piémontaise,
un roman nostalgique et en partie autobiographique : l’auteur
se penche sur ses propres racines, comme il le fait plus tard
dans son livre le plus personnel, La Mystérieuse Flamme
de la reine Loana (2004 [2005]), sorte d’autoportrait déguisé
en manteau d’Arlequin coloré d’images illustrées
de l’enfance. Amnésique à la recherche de
son passé, Yambo, double d’Eco, reconstruit son identité
en s’appuyant sur ses lectures de jeunesse des années
1930, quand les romans d’aventures français et les
bandes dessinées américaines concurrençaient
la propagande fasciste. Cette échappée intime, exceptionnelle
chez un homme dont la pudeur est la règle, est sans exemple.
De
Baudolino (2000 [2002]), éblouissante chronique du temps
de Frédéric Barberousse tenu par un falsificateur
de génie, à Numéro Zéro (2015), fable
aussi noire que féroce qui épingle la faillite contemporaine
de l’information, en passant par Le Cimetière de
Prague (2010 [2011]), où le thème du complot, si
présent dans l’œuvre, est au cœur d’une
fiction glaçante, Eco renoue avec une envergure plus large,
des interrogations plus éthiques où l’érudition
et la malice le disputent au jeu, sur le vrai et le faux, la forme
aussi, puisque l’écrivain se plaît à
croiser les registres et multiplier les défis.
Eco est un de ces noms donnés aux enfants sans identité,
acronyme latin qui convoque la providence (« ex caelis oblatus
», don des cieux en quelque sorte). Il fallait au moins
ce clin d’œil pour le plus facétieux des érudits,
le plus lettré des rêveurs. S’il parodiait
Dante à 12 ans quand il se voulait conducteur de tramway,
Umberto Eco désarme toujours autant les commentateurs.
Philosophe destiné à intégrer la vénérable
et très sélective Library of Living Philosophers,
il semble toutefois promis à une postérité
de romancier. Sorte de pic de la Mirandole converti à l’Oulipo,
celui que le médiéviste Jacques Le Goff, qui conseilla
au cinéaste du Nom de la rose, appelait « le grand
alchimiste », est au moins à coup sûr l’idéal
du penseur pluriel, de l’obsédé textuel, du
lecteur amoureux.
Umberto Eco en quelques dates
5 janvier 1932 : Naissance à Alessandria
1955-58 : Assistant à la RAI
1962 : L’Œuvre ouverte (Seuil, 1965) texte fondateur
de son œuvre sémiologique
1975 : Chaire de sémiotique à l’université
de Bologne
1980 : Il nome della rosa [Le Nom de la rose (Grasset, 1982] adapté
au cinéma en 1986 par Jean-Jacques Annaud
1992-93 : Titulaire d’une chaire européenne au Collège
de France
2000 : Baudolino (Grasset, 2002)
2015 : Sortie de son dernier roman, Numéro zéro
19 février 2016 : Mort à l’âge de 84
ans
Philippe-Jean Catinchi
Journaliste au Monde
Liens
brisés
©
Le Monde |