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Jean-Michel Dumay

La lente naissance du Jour J

Le Monde du 06-06-2004

 


Il a fallu deux ans et demi de tractations politiques et de discussions stratégiques pour aboutir au débarquement des forces alliées, sur les côtes normandes, le 6 juin 1944.
En sautant sur les terres normandes aux premières heures du 6 juin pour protéger les zones du débarquement, les parachutistes anglo-américains mettent un terme à la gigantesque veillée d'armes qu'a été le printemps 1944. Chaque adversaire connaît l'immensité de l'enjeu. A ses généraux réunis en mars, Adolf Hitler a expliqué que l'invasion annoncée déterminerait l'issue de la guerre. Si les forces allemandes parviennent à repousser l'assaut, les Alliés éviteront toute nouvelle tentative, le moral s'effondrera, et lui, Hitler, pourra déplacer sur le front de l'Est, où se meurent par millions les soldats engagés, la cinquantaine de divisions nécessaires à la victoire tant désirée sur l'Union soviétique.

Depuis 1942, Staline n'a cessé de presser les Alliés d'ouvrir ce second front, à l'ouest. Attaquée par surprise par les Allemands en juin 1941, l'Union soviétique, contre qui se fixent l'essentiel des troupes de Berlin, est à cette date au bord de l'effondrement. Le second front permettrait de diviser l'assaillant nazi, obligé de se battre sur deux terrains opposés. Winston Churchill, pour l'Angleterre, et Franklin Roosevelt, pour les Etats-Unis, n'y sont pas opposés, mais ne cessent d'en différer la décision.

Avec des effectifs inférieurs, en 1939, à ceux des armées belge ou roumaine, l'armée des Etats-Unis, tout juste entrée en guerre, est en formation. Les outils pour lancer un débarquement restent à forger. Et l'industrie britannique ne s'est pas remise des destructions subies lors des attaques aériennes allemandes.

Alors, de conférences politiques en conférences stratégiques, d'études d'état-major en préparations logistiques, la difficile genèse du débarquement s'étend sur deux années et demie, jalonnées de marchandages serrés : une trentaine de mois de négociations, de plans révisés, de rassemblement de matériel, de répétitions sur terre, sur mer et dans les airs. La décision finale ne sera pas le résultat d'un processus harmonieux de planification stratégique. C'est que, comme le rappelait l'historien François Bedarida dans Le Monde à l'occasion du quarantième anniversaire, au-delà de la question de la capacité guerrière, s'affrontent aussi, entre dirigeants américains et britanniques, "deux stratégies, deux conceptions de la bataille, deux philosophies de la guerre".

D'un côté, la doctrine américaine : celle de la guerre continentale et de la bataille frontale. Autrement dit, la victoire sur l'Allemagne ne sera obtenue qu'en anéantissant ses forces terrestres et en brisant sa volonté de combat. Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est de disperser ses ressources. D'où l'idée de débarquer un imposant corps de bataille à travers la Manche afin d'infliger un coup fatal à l'occupant nazi.

De l'autre, la stratégie britannique de la guerre d'usure et de harcèlement, des attaques obliques et périphériques chères à Churchill. Attaquer l'ennemi sur ses points faibles, en son ventre mou, l'amener sur le terrain qu'on a choisi : voilà l'option des Britanniques, qui marquent leur préférence pour une stratégie méditerranéenne dirigée contre l'Italie, le maillon faible de l'Axe. Cette stratégie, de surcroît, n'a-t-elle pas l'intérêt, pour eux, de maintenir ouverte la voie vitale pour l'empire, en direction du canal de Suez et de l'Inde ?

Aussi, si les Américains bâtissent tôt leurs premiers plans sur l'idée d'un débarquement massif en France au printemps 1943 (opération "Round-Up"), voire sous une forme très restreinte dès l'automne 1942 (opération "Sledgehammer"), les Anglais parviennent dans un premier temps à imposer leurs vues : ce sont successivement le débarquement en Afrique du Nord (opération "Torch" en novembre 1942), puis, après la campagne de Tunisie, celui en Sicile (opération "Husky" de juillet 1943), enfin celui en Italie par la Calabre (en septembre 1943).

En 1943, les choses se sont néanmoins précisées. En janvier, à Anfa (Maroc), Churchill et Roosevelt se rencontrent. Le président américain est sensible aux demandes de Staline. Un état-major interarmes est mis sur pied avec pour tâche d'élaborer l'assaut de la "forteresse Europe", à l'ouest, au printemps 1944. L'idée en est confortée aux conférences de Washington (mai 1943), puis Québec (août) et confirmée, cette fois en présence de Staline, à celle de Téhéran (novembre). A l'est, sur l'onde héroïque de la bataille de Stalingrad (août 1942 - février 1943), les Soviétiques ont, depuis, repris l'initiative. Le spectre d'un effondrement de l'URSS s'estompe et la crainte des Anglo-Américains porte désormais sur l'éventualité d'une paix séparée que Staline pourrait être amené à signer.

L'accord est conclu à Téhéran (Iran) pour un débarquement sur la côte ouest de la France (opération "Overlord") pour le 1er mai 1944, accompagné d'un complément sur les rives de la Méditerranée (opération "Anvil"). Staline, de son côté, s'engage à lancer une grande offensive simultanément et, plus tard, à entrer en guerre contre le Japon. Un commandant en chef est désigné : le général américain Dwight "Ike" Eisenhower.

Homme d'état-major, Eisenhower n'a jamais exercé de commandement sur le terrain, ce qui amoindrit son prestige aux yeux des Britanniques. Mais l'homme a du tact, du charme, il sait s'entendre avec ceux avec qui il travaille. Sous ses ordres, au poste de commandement des troupes terrestres, Churchill impose un Britannique, Bernard Law Montgomery, le héros des campagnes d'Afrique du Nord contre Rommel, envoyé sur le front de la Manche et de la mer du Nord. "Monty" est un solitaire hargneux, planificateur méticuleux, en phase avec ses hommes et souvent en conflit avec ses pairs, dont certains stigmatisent l'excessive prudence.

TRÈS rapidement, l'hypothèse d'un débarquement au pas de Calais, si tentante par la brièveté de la traversée et la proximité des plaines germaniques, est écartée. Trop de défenses allemandes entre Calais et Le Havre. Le choix de la Normandie, moins fortifiée, résulte alors de trois contraintes.

Tout d'abord, la nécessité de débarquer sur des plages et non de vouloir prendre directement d'assaut un port transformé en forteresse : telle est la leçon du raid sanglant à Dieppe le 19 août 1942, au cours duquel un commando anglo-canadien, appuyé par des tanks qui ne purent que patiner sur les galets dieppois, fut exposé à des tirs nourris laissant les deux tiers des effectifs morts, blessés, disparus ou prisonniers. Ensuite, l'obligation d'opérer sur des côtes à portée de l'aviation de chasse basée en Angleterre, c'est-à-dire des bouches de l'Escaut au Cotentin (ce qui excluait la Bretagne). Enfin, le besoin de disposer assez rapidement d'un port en eau profonde (en l'occurrence Cherbourg).

Dès que le commandement est désigné et la date globalement fixée, les préparatifs s'accélèrent. Les premières ébauches, établies en 1943, sont profondément remaniées. Le plan final prévoit une zone de débarquement de 80 kilomètres. Six divisions doivent débarquer sur cinq plages (Utah, Omaha pour les Américains, Sword, Juno et Gold pour les Britanniques, les Canadiens et les 177 Français du commando Kieffer). Elles seront encadrées par le largage de trois divisions aéroportées aux deux extrémités du front. Deux ports artificiels compléteront le dispositif. Il s'agit de mettre à terre, le jour J, 50 000 hommes, 1 500 chars, 3 000 canons, 12 500 véhicules... Il y aura sur mer 1 300 navires, 1 200 bâtiments de guerre, 4 000 chalands de débarquement, épaulés par 11 500 avions.

Dans le sud de l'Angleterre, troupes et matériels se concentrent en un gigantesque camp militaire. Début 1944, près de 750 000 Américains y stationnent déjà. Ils seront deux fois plus en juin. Au total, 2 millions de soldats alliés attendront sur le littoral anglais. La logistique suit : 50 000 véhicules ou pièces d'artillerie, des centaines de milliers de tonnes d'armes, de munitions, de nourriture, de médicaments... Alors, on réunit le maximum d'informations côté français sur les forces et fortifications allemandes, on effectue des reconnaissances aériennes, on recoupe les renseignements fournis par la Résistance.

En face, à la suite d'une fine analyse du système de transmissions allié, le contre-espionnage allemand acquiert la conviction que le débarquement aura lieu entre Cherbourg et Caen. Hitler est attentif. Si le maréchal von Rundstedt, à la tête des armées de l'Ouest, n'est pas convaincu, Erwin Rommel est troublé et accorde une plus grande attention à la défense des côtes normandes. Au printemps, de nouveaux renforcements sont mis en place dans le secteur.

Jusqu'au bout, de part et d'autre, les incertitudes demeurent. Pour Bedell-Smith, le chef d'état-major d'Eisenhower, il y a une chance sur deux seulement de réussir. Les commandants de l'aviation anglo-américaine continuent de croire qu'une guerre aérienne avec bombardements stratégiques suffirait à vaincre l'Allemagne. Côté allemand, les divergences vont bon train également. Pour von Rundstedt, il ne sert à rien de défendre la côte, d'autant qu'on ne sait pas où l'ennemi interviendra : il faut garder de la mobilité aux divisions de panzers et, par une puissante contre-offensive, rejeter les Alliés une fois qu'ils auront pénétré à l'intérieur. Pour Rommel, à l'inverse, il faut contrer l'assaillant au moment même où il débarquera : toutes les forces doivent donc être concentrées sur la côte. Encore faut-il savoir où...

Les Allemands disposent de plusieurs atouts : ce fameux "mur de l'Atlantique", avec blockhaus, casemates, canons, fossés antichars, mines, barbelés, marais et estuaires inondés... ; ces armes secrètes : mines à dépression, bombes volantes V1, bientôt V2... ; cette supériorité terrestre (la plupart des soldats alliés affrontent le feu pour la première fois). Mais les Alliés alignent, eux aussi, de belles cartes : maîtrise de la mer (deux barrages de navires verrouillent la Manche à chaque extrémité), de l'air (11 000 avions contre quelques centaines pour la Luftwaffe) et de l'effet de surprise... Jusqu'au bout, grâce à une formidable opération d'intoxication (le plan "Fortitude"), ils parviendront à faire croire que des troupes et du matériel (en bois, en caoutchouc) sont stationnées dans le Kent en vue de débarquer au pas de Calais. Les Allemands croiront aussi à la Norvège. Leurs hésitations subsisteront après le Jour J.

Techniquement, l'affaire est bouclée, même si elle est encore repoussée d'un mois faute d'un nombre suffisant de barges de débarquement. Le 15 mai, Montgomery expose le plan à Churchill et au roi George VI. La date est fixée en fonction de paramètres convergents : l'opération doit se faire à l'aube, la mer doit être à mi- marée pour éviter les obstacles sur les plages. Ce peut être les 5, 6 ou 7 juin.

Evincé des préparatifs, comme Roosevelt se méfiait de lui, le général de Gaulle, président du Comité français de la Libération nationale (CFLN), alors à Alger, est invité à Londres le 3 juin. Le 4, il rencontre Churchill, près de Portsmouth, et Eisenhower dans son QG. Les entretiens sont plus que tendus. Furieux d'avoir été maintenu au secret, le général s'insurge contre une déclaration qu'Eisenhower est sur le point de faire à tous les peuples occupés de l'Europe de l'Ouest, et notamment aux Français, appelés à "obéir aux ordres". Inacceptable.

De Gaulle refuse toute idée d'administration militaire alliée en France. Eisenhower souhaite qu'il s'exprime sur la BBC après lui. Il refuse, un temps. "Qu'il aille au diable !", s'emporte l'Américain. Churchill suggère de renvoyer le Français en Algérie, "enchaîné si nécessaire" ! Sur la BBC, des dizaines de messages libérateurs s'envolent vers les réseaux français. "Les sanglots longs des violons de l'automne...". La Résistance a pour ordre de saboter les liaisons ferroviaires et téléphoniques. Les Allemands comprennent le sens, sans percer les détails.

En Manche, la mer est démontée. Pluies et vents. Une formidable armada a convergé au sud de l'île de Wight dans une zone baptisée Piccadilly Circus. Initialement fixée au 5, l'opération est reportée d'une journée en raison des conditions météo. Rassuré au contraire par celles-ci, Rommel se rend auprès de Hitler plaider une division de panzers supplémentaire et de sa femme, pour fêter son anniversaire. Mais, en Angleterre, le capitaine Stagg, l'officier écossais météorologue, annonce une brève accalmie de douze heures. Que faire ? Attendre encore, par sécurité ? Il faudra alors reporter d'un mois. Le 5, à 4 h 15, après avoir hésité, Eisenhower tranche : "OK. Let's go !"

 

 

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