Il a fallu deux ans et demi de tractations politiques et de discussions
stratégiques pour aboutir au débarquement des forces
alliées, sur les côtes normandes, le 6 juin 1944.
En sautant sur les terres normandes aux premières heures
du 6 juin pour protéger les zones du débarquement,
les parachutistes anglo-américains mettent un terme à
la gigantesque veillée d'armes qu'a été le
printemps 1944. Chaque adversaire connaît l'immensité
de l'enjeu. A ses généraux réunis en mars,
Adolf Hitler a expliqué que l'invasion annoncée
déterminerait l'issue de la guerre. Si les forces allemandes
parviennent à repousser l'assaut, les Alliés éviteront
toute nouvelle tentative, le moral s'effondrera, et lui, Hitler,
pourra déplacer sur le front de l'Est, où se meurent
par millions les soldats engagés, la cinquantaine de divisions
nécessaires à la victoire tant désirée
sur l'Union soviétique.
Depuis
1942, Staline n'a cessé de presser les Alliés d'ouvrir
ce second front, à l'ouest. Attaquée par surprise
par les Allemands en juin 1941, l'Union soviétique, contre
qui se fixent l'essentiel des troupes de Berlin, est à
cette date au bord de l'effondrement. Le second front permettrait
de diviser l'assaillant nazi, obligé de se battre sur deux
terrains opposés. Winston Churchill, pour l'Angleterre,
et Franklin Roosevelt, pour les Etats-Unis, n'y sont pas opposés,
mais ne cessent d'en différer la décision.
Avec
des effectifs inférieurs, en 1939, à ceux des armées
belge ou roumaine, l'armée des Etats-Unis, tout juste entrée
en guerre, est en formation. Les outils pour lancer un débarquement
restent à forger. Et l'industrie britannique ne s'est pas
remise des destructions subies lors des attaques aériennes
allemandes.
Alors,
de conférences politiques en conférences stratégiques,
d'études d'état-major en préparations logistiques,
la difficile genèse du débarquement s'étend
sur deux années et demie, jalonnées de marchandages
serrés : une trentaine de mois de négociations,
de plans révisés, de rassemblement de matériel,
de répétitions sur terre, sur mer et dans les airs.
La décision finale ne sera pas le résultat d'un
processus harmonieux de planification stratégique. C'est
que, comme le rappelait l'historien François Bedarida dans
Le Monde à l'occasion du quarantième anniversaire,
au-delà de la question de la capacité guerrière,
s'affrontent aussi, entre dirigeants américains et britanniques,
"deux stratégies, deux conceptions de la bataille,
deux philosophies de la guerre".
D'un
côté, la doctrine américaine : celle de la
guerre continentale et de la bataille frontale. Autrement dit,
la victoire sur l'Allemagne ne sera obtenue qu'en anéantissant
ses forces terrestres et en brisant sa volonté de combat.
Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est de disperser
ses ressources. D'où l'idée de débarquer
un imposant corps de bataille à travers la Manche afin
d'infliger un coup fatal à l'occupant nazi.
De
l'autre, la stratégie britannique de la guerre d'usure
et de harcèlement, des attaques obliques et périphériques
chères à Churchill. Attaquer l'ennemi sur ses points
faibles, en son ventre mou, l'amener sur le terrain qu'on a choisi
: voilà l'option des Britanniques, qui marquent leur préférence
pour une stratégie méditerranéenne dirigée
contre l'Italie, le maillon faible de l'Axe. Cette stratégie,
de surcroît, n'a-t-elle pas l'intérêt, pour
eux, de maintenir ouverte la voie vitale pour l'empire, en direction
du canal de Suez et de l'Inde ?
Aussi,
si les Américains bâtissent tôt leurs premiers
plans sur l'idée d'un débarquement massif en France
au printemps 1943 (opération "Round-Up"), voire
sous une forme très restreinte dès l'automne 1942
(opération "Sledgehammer"), les Anglais parviennent
dans un premier temps à imposer leurs vues : ce sont successivement
le débarquement en Afrique du Nord (opération "Torch"
en novembre 1942), puis, après la campagne de Tunisie,
celui en Sicile (opération "Husky" de juillet
1943), enfin celui en Italie par la Calabre (en septembre 1943).
En
1943, les choses se sont néanmoins précisées.
En janvier, à Anfa (Maroc), Churchill et Roosevelt se rencontrent.
Le président américain est sensible aux demandes
de Staline. Un état-major interarmes est mis sur pied avec
pour tâche d'élaborer l'assaut de la "forteresse
Europe", à l'ouest, au printemps 1944. L'idée
en est confortée aux conférences de Washington (mai
1943), puis Québec (août) et confirmée, cette
fois en présence de Staline, à celle de Téhéran
(novembre). A l'est, sur l'onde héroïque de la bataille
de Stalingrad (août 1942 - février 1943), les Soviétiques
ont, depuis, repris l'initiative. Le spectre d'un effondrement
de l'URSS s'estompe et la crainte des Anglo-Américains
porte désormais sur l'éventualité d'une paix
séparée que Staline pourrait être amené
à signer.
L'accord
est conclu à Téhéran (Iran) pour un débarquement
sur la côte ouest de la France (opération "Overlord")
pour le 1er mai 1944, accompagné d'un complément
sur les rives de la Méditerranée (opération
"Anvil"). Staline, de son côté, s'engage
à lancer une grande offensive simultanément et,
plus tard, à entrer en guerre contre le Japon. Un commandant
en chef est désigné : le général américain
Dwight "Ike" Eisenhower.
Homme
d'état-major, Eisenhower n'a jamais exercé de commandement
sur le terrain, ce qui amoindrit son prestige aux yeux des Britanniques.
Mais l'homme a du tact, du charme, il sait s'entendre avec ceux
avec qui il travaille. Sous ses ordres, au poste de commandement
des troupes terrestres, Churchill impose un Britannique, Bernard
Law Montgomery, le héros des campagnes d'Afrique du Nord
contre Rommel, envoyé sur le front de la Manche et de la
mer du Nord. "Monty" est un solitaire hargneux, planificateur
méticuleux, en phase avec ses hommes et souvent en conflit
avec ses pairs, dont certains stigmatisent l'excessive prudence.
TRÈS
rapidement, l'hypothèse d'un débarquement au pas
de Calais, si tentante par la brièveté de la traversée
et la proximité des plaines germaniques, est écartée.
Trop de défenses allemandes entre Calais et Le Havre. Le
choix de la Normandie, moins fortifiée, résulte
alors de trois contraintes.
Tout
d'abord, la nécessité de débarquer sur des
plages et non de vouloir prendre directement d'assaut un port
transformé en forteresse : telle est la leçon du
raid sanglant à Dieppe le 19 août 1942, au cours
duquel un commando anglo-canadien, appuyé par des tanks
qui ne purent que patiner sur les galets dieppois, fut exposé
à des tirs nourris laissant les deux tiers des effectifs
morts, blessés, disparus ou prisonniers. Ensuite, l'obligation
d'opérer sur des côtes à portée de
l'aviation de chasse basée en Angleterre, c'est-à-dire
des bouches de l'Escaut au Cotentin (ce qui excluait la Bretagne).
Enfin, le besoin de disposer assez rapidement d'un port en eau
profonde (en l'occurrence Cherbourg).
Dès
que le commandement est désigné et la date globalement
fixée, les préparatifs s'accélèrent.
Les premières ébauches, établies en 1943,
sont profondément remaniées. Le plan final prévoit
une zone de débarquement de 80 kilomètres. Six divisions
doivent débarquer sur cinq plages (Utah, Omaha pour les
Américains, Sword, Juno et Gold pour les Britanniques,
les Canadiens et les 177 Français du commando Kieffer).
Elles seront encadrées par le largage de trois divisions
aéroportées aux deux extrémités du
front. Deux ports artificiels compléteront le dispositif.
Il s'agit de mettre à terre, le jour J, 50 000 hommes,
1 500 chars, 3 000 canons, 12 500 véhicules... Il y aura
sur mer 1 300 navires, 1 200 bâtiments de guerre, 4 000
chalands de débarquement, épaulés par 11
500 avions.
Dans
le sud de l'Angleterre, troupes et matériels se concentrent
en un gigantesque camp militaire. Début 1944, près
de 750 000 Américains y stationnent déjà.
Ils seront deux fois plus en juin. Au total, 2 millions de soldats
alliés attendront sur le littoral anglais. La logistique
suit : 50 000 véhicules ou pièces d'artillerie,
des centaines de milliers de tonnes d'armes, de munitions, de
nourriture, de médicaments... Alors, on réunit le
maximum d'informations côté français sur les
forces et fortifications allemandes, on effectue des reconnaissances
aériennes, on recoupe les renseignements fournis par la
Résistance.
En
face, à la suite d'une fine analyse du système de
transmissions allié, le contre-espionnage allemand acquiert
la conviction que le débarquement aura lieu entre Cherbourg
et Caen. Hitler est attentif. Si le maréchal von Rundstedt,
à la tête des armées de l'Ouest, n'est pas
convaincu, Erwin Rommel est troublé et accorde une plus
grande attention à la défense des côtes normandes.
Au printemps, de nouveaux renforcements sont mis en place dans
le secteur.
Jusqu'au
bout, de part et d'autre, les incertitudes demeurent. Pour Bedell-Smith,
le chef d'état-major d'Eisenhower, il y a une chance sur
deux seulement de réussir. Les commandants de l'aviation
anglo-américaine continuent de croire qu'une guerre aérienne
avec bombardements stratégiques suffirait à vaincre
l'Allemagne. Côté allemand, les divergences vont
bon train également. Pour von Rundstedt, il ne sert à
rien de défendre la côte, d'autant qu'on ne sait
pas où l'ennemi interviendra : il faut garder de la mobilité
aux divisions de panzers et, par une puissante contre-offensive,
rejeter les Alliés une fois qu'ils auront pénétré
à l'intérieur. Pour Rommel, à l'inverse,
il faut contrer l'assaillant au moment même où il
débarquera : toutes les forces doivent donc être
concentrées sur la côte. Encore faut-il savoir où...
Les
Allemands disposent de plusieurs atouts : ce fameux "mur
de l'Atlantique", avec blockhaus, casemates, canons, fossés
antichars, mines, barbelés, marais et estuaires inondés...
; ces armes secrètes : mines à dépression,
bombes volantes V1, bientôt V2... ; cette supériorité
terrestre (la plupart des soldats alliés affrontent le
feu pour la première fois). Mais les Alliés alignent,
eux aussi, de belles cartes : maîtrise de la mer (deux barrages
de navires verrouillent la Manche à chaque extrémité),
de l'air (11 000 avions contre quelques centaines pour la Luftwaffe)
et de l'effet de surprise... Jusqu'au bout, grâce à
une formidable opération d'intoxication (le plan "Fortitude"),
ils parviendront à faire croire que des troupes et du matériel
(en bois, en caoutchouc) sont stationnées dans le Kent
en vue de débarquer au pas de Calais. Les Allemands croiront
aussi à la Norvège. Leurs hésitations subsisteront
après le Jour J.
Techniquement,
l'affaire est bouclée, même si elle est encore repoussée
d'un mois faute d'un nombre suffisant de barges de débarquement.
Le 15 mai, Montgomery expose le plan à Churchill et au
roi George VI. La date est fixée en fonction de paramètres
convergents : l'opération doit se faire à l'aube,
la mer doit être à mi- marée pour éviter
les obstacles sur les plages. Ce peut être les 5, 6 ou 7
juin.
Evincé
des préparatifs, comme Roosevelt se méfiait de lui,
le général de Gaulle, président du Comité
français de la Libération nationale (CFLN), alors
à Alger, est invité à Londres le 3 juin.
Le 4, il rencontre Churchill, près de Portsmouth, et Eisenhower
dans son QG. Les entretiens sont plus que tendus. Furieux d'avoir
été maintenu au secret, le général
s'insurge contre une déclaration qu'Eisenhower est sur
le point de faire à tous les peuples occupés de
l'Europe de l'Ouest, et notamment aux Français, appelés
à "obéir aux ordres". Inacceptable.
De
Gaulle refuse toute idée d'administration militaire alliée
en France. Eisenhower souhaite qu'il s'exprime sur la BBC après
lui. Il refuse, un temps. "Qu'il aille au diable !",
s'emporte l'Américain. Churchill suggère de renvoyer
le Français en Algérie, "enchaîné
si nécessaire" ! Sur la BBC, des dizaines de messages
libérateurs s'envolent vers les réseaux français.
"Les sanglots longs des violons de l'automne...". La
Résistance a pour ordre de saboter les liaisons ferroviaires
et téléphoniques. Les Allemands comprennent le sens,
sans percer les détails.
En
Manche, la mer est démontée. Pluies et vents. Une
formidable armada a convergé au sud de l'île de Wight
dans une zone baptisée Piccadilly Circus. Initialement
fixée au 5, l'opération est reportée d'une
journée en raison des conditions météo. Rassuré
au contraire par celles-ci, Rommel se rend auprès de Hitler
plaider une division de panzers supplémentaire et de sa
femme, pour fêter son anniversaire. Mais, en Angleterre,
le capitaine Stagg, l'officier écossais météorologue,
annonce une brève accalmie de douze heures. Que faire ?
Attendre encore, par sécurité ? Il faudra alors
reporter d'un mois. Le 5, à 4 h 15, après avoir
hésité, Eisenhower tranche : "OK. Let's go
!"
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